drame (suite)
Réaliste, le drame l’est d’abord par le choix de ses sujets : sur la scène, les auteurs se plairont à étudier les humbles péripéties de la vie domestique, les hommes dans l’exercice de leur profession, délaissant ainsi l’abstrait au profit du concret selon le souhait de Diderot : « Les conditions ! Combien de détails importants ! de vérités inconnues ! de situations nouvelles à tirer de ce fonds ! Et les conditions n’ont-elles pas entre elles les mêmes contrastes que les caractères ? » De là les titres comme le Père de famille (Diderot), les Deux Amis ou le Négociant de Lyon, la Mère coupable (Beaumarchais), qui contrastent singulièrement avec ceux des grandes comédies de Molière.
Réaliste, le drame bourgeois l’est encore par les artifices proprement scéniques : décors, costumes mais aussi jeux et langages acquièrent une importance privilégiée. Ainsi, les auteurs prennent soin d’indiquer avec précision le décor de leur action (cf. l’Indigent de Mercier), d’introduire sur la scène le détail rustique inconnu jusqu’alors (cf. la Brouette du vinaigrier du même Mercier), d’inclure de nombreuses scènes presque muettes de manière à laisser place à la pantomime, qui singe les attitudes et les expressions caractéristiques de façon plus marquante que le langage (le Fils naturel de Diderot en fournit de bons exemples). Enfin, renonçant au « langage des dieux », les auteurs de drames bourgeois abandonneront le vers au profit de la prose, devançant de quelque cinquante années les théories romantiques.
Ce réalisme ne serait rien s’il n’était orienté vers une moralité que trahit dans bien des cas un titre vertueux (ainsi des drames de Florian tels que le Bon Ménage, la Bonne Mère...). Mais au-delà de l’exaltation des vertus familiales se profilent diverses leçons politiques (la Mort de Louis XI de Mercier fait le procès de la royauté tyrannique), sociales (l’Indigent dénonce l’exploitation des pauvres par les riches) ou philosophiques (la Jeune Indienne de Chamfort illustre le mythe du bon sauvage défendu par Diderot et Rousseau), reflets des idées et des aspirations des philosophes.
Ainsi, le drame bourgeois a tenté d’être un théâtre « engagé ». Sans doute, la réussite est-elle moins grande que ne le laisseraient supposer l’abondance des théories et le foisonnement des pièces. Toutefois, par certaines de ses audaces, le drame bourgeois (que l’on définit mal par le qualificatif de larmoyant) ouvre la voie aux théoriciens romantiques et tourne définitivement la page classique du théâtre français.
Vers le drame romantique
De même que le passage de la dramaturgie classique au théâtre bourgeois s’était effectué selon un lent processus de dégénérescence et de pièces transitoires, de même l’apparition du drame romantique sera précédée de signes avant-coureurs.
La Révolution sépare Diderot de Hugo, de même qu’elle sépare le public bourgeois de 1760 du public plus populaire de 1830. Les goûts aussi ont changé, assurant le succès d’un genre hybride, le mélodrame*, qu’illustra par près de cent pièces R. C. Guilbert de Pixerécourt. Successeur logique du drame bourgeois par son côté romanesque et sentimental, le mélodrame apportait aux foules le besoin d’évasion qu’elles réclamaient : les mises en scène fastueuses et pittoresques transportaient pour le temps d’une représentation le spectateur dans des châteaux rhénans hantés propres à engendrer toutes sortes d’émotions. Tout autant que du mélodrame, et plus si l’on en croit les théoriciens romantiques, c’est de la dramaturgie étrangère que se réclamera le drame romantique. Traductions, adaptations, troupes étrangères en tournée vont envahir les scènes nationales : « Shakespeare et Schiller se succèdent de quinze jours en quinze jours avec une exactitude effrayante », note le journal de tradition classique le Constitutionnel. Significatif de l’évolution des idées et de l’influence des théories dramatiques qui vont se multiplier entre 1820 et 1830 est l’accueil réservé aux troupes shakespeariennes venues d’outre-Manche : sifflée en 1822 par « une jeunesse égarée qui a cru faire du patriotisme et de l’honneur national en sifflant Shakespeare » comme le souligne Stendhal, la même troupe fut acclamée cinq années plus tard aux cris de « la voilà enfin, la tragédie ! ».
Cette évolution était préparée depuis de nombreuses années par la publication de livres qui, comme le De l’Allemagne de Mme de Staël, réclamaient l’ouverture des horizons littéraires pour que puisse s’épanouir une littérature libre. Un mouvement immense mais confus s’unissait sous la vague épithète de romantique : il restait à formuler une doctrine qui servît d’étendard à la génération nouvelle.
Des manifestes aux œuvres : une courte carrière
Si l’on excepte le Racine et Shakespeare de Stendhal, qui date de 1823 (du moins pour sa première version), force est de reconnaître qu’entre la Préface de Cromwell et la chute des Burgraves (1843) seulement seize années se sont écoulées. C’est à la fois peu si l’on compare la longévité du drame romantique à celle de la tragédie classique, et énorme si l’on s’en tient au nombre de pièces montées durant cette même période. Un tel « échec » n’est pas l’effet d’un pur hasard.
Convaincus de la force de la littérature classique sur la scène, c’est dans ce domaine que les romantiques mèneront en priorité leur action. De 1827 à 1829, les manifestes se multiplient. Parmi ceux-ci, cinq sont à noter, qui, bien que traduisant les intentions différentes de leurs auteurs, peuvent être considérés comme le corpus de la doctrine romantique en matière théâtrale. De Hugo* (Préface de « Cromwell », 1827) à Vigny* (Réflexions sur la vérité dans l’art et la Lettre à lord***, 1829) en passant par le Tableau historique et critique de Sainte-Beuve et la Préface des « Études françaises et étrangères » d’Émile Deschamps, les jeunes romantiques réclament du « nouveau » et donnent en quelque sorte leur recette. Trois idées maîtresses dirigent leurs pensées. La première touche à la conception d’ensemble de l’œuvre dramatique : les romantiques refusent les unités de la tragédie classique, « qui mutilent hommes et choses et font grimacer l’histoire » (Hugo). Cela se conçoit aisément si l’on sait — et c’est là le second élément du manifeste romantique — que le drame ne doit plus être le porte-parole d’un monde étranger et antique, mais doit proposer « de grands et funestes tableaux extraits de nos annales » (Stendhal) en reproduisant avec le maximum de vraisemblance l’état de société étudié : pour cela, le dramaturge fondera son art sur la couleur locale, « base de toute vérité » (B. Constant). Enfin, pour mieux impressionner le spectateur, l’auteur devra jouer de tous les registres, mêler les différents tons, composer des « scènes paisibles sans drame, mêlées à des scènes comiques et tragiques » (Vigny). Le choc des genres fera ressortir les caractères tout comme « la salamandre fait ressortir l’ondine, le gnome embellit la sylphide », explique Hugo dans son style imagé avant de conclure, comme par défi au monde antique : « Et il serait exact de dire que le contact du difforme a donné au sublime moderne quelque chose de plus pur, de plus grand, de plus sublime enfin que le beau antique. » Ainsi armés, les auteurs romantiques se devaient de tenter l’expérience de la scène. Après Mérimée*, qui avait publié en 1825 son Théâtre de Clara Gazul, non représenté, Alexandre Dumas* triomphe avec Henri III et sa cour, suivi par le More de Venise de Vigny. Mais la grande soirée fut sans conteste celle du 25 février 1830, où se déroula la célèbre « bataille d’Hernani », « champ [...] où se colletaient et luttaient avec un acharnement sans pareil et toute l’ardeur passionnée des haines littéraires les champions romantiques et les athlètes classiques » (Gautier).