Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
A

Alexandre Ier (suite)

Mais, en Russie même, il rétablit pour les serfs indociles la peine de déportation en Sibérie. S’il fit préparer en secret un nouveau projet de Constitution et des plans d’affranchissement, ces vagues promesses ne suffirent plus à satisfaire l’élite de la jeune génération, dont les récents événements exacerbaient l’impatience. En révélant aux officiers la grandeur du peuple russe, la « guerre nationale » leur avait rendu intolérable le maintien du servage, tandis que les années d’occupation en France leur avaient donné une expérience concrète de la liberté. Loin d’accorder à ces aspirations la soupape d’une expression légale, Alexandre s’attaqua à l’autonomie des universités en faisant expulser les professeurs suspects de kantisme et en pliant l’enseignement de la philosophie, voire des sciences naturelles, aux dogmes chrétiens. Pendant ses séjours fréquents à l’étranger, il délégua pratiquement ses pouvoirs au général Alekseï Andreïevitch Araktcheïev (1769-1834), dont le nom devint synonyme de sottise et d’arbitraire. Mais ce paravent commode ne dissimulait pas aux initiés les responsabilités personnelles du souverain : si le fils de Paul Ier se retrouvait dans le goût immodéré des parades, il poussa le militarisme jusqu’à l’absurde avec la fondation de colonies militaires, qui transformèrent les paysans de cantons entiers en soldats d’opérette, tout en les obligeant à nourrir et à loger les régiments réguliers en temps de paix.


Une fin désenchantée

Le désenchantement poussa beaucoup d’officiers à entrer dans des sociétés secrètes, foyers de discussions plutôt que de complots, tout au moins à l’origine. Averti par une dénonciation, Alexandre éloigna les coupables des postes de responsabilité, tout en feignant de croire à un péché de jeunesse : « J’ai partagé, déclarait-il à un intime, et j’ai encouragé ces erreurs et ces illusions. » Jusqu’à sa mort, il devait refuser de sévir brutalement contre ceux qu’il considérait comme des disciples égarés. Mais cette mansuétude n’était plus qu’un dernier hommage aux rêves d’autrefois.

À partir de 1820, en effet, le tsar se rallia entièrement au conservatisme de Metternich, qui sut habilement utiliser le prétexte d’un péril révolutionnaire pour restaurer l’influence autrichienne en Allemagne et en Italie, puis pour empêcher toute intervention russe en faveur des Grecs, malgré les sympathies de l’opinion pour les insurgés. La révolte d’un régiment de la garde impériale contre un colonel particulièrement brutal (oct. 1820) fit croire au souverain que l’armée elle-même était contaminée. La censure se ridiculisa par ses outrances, le poète Pouchkine fut exilé de la capitale jusqu’à la fin du règne. La répression frappa même des organisations jusque-là tolérées, voire encouragées : la franc-maçonnerie, desservie, malgré son loyalisme, par son mystère de société secrète ; les écoles d’enseignement mutuel, suspectes de répandre l’instruction, donc la subversion, parmi les soldats ; la Société biblique, dénoncée par l’Église orthodoxe comme un danger pour l’unité nationale parce qu’elle était d’inspiration protestante. En 1824, Alexandre retira à A. N. Galitzine, président de cette société, le ministère de l’Instruction publique, pour le confier à l’amiral Chichkov, ennemi juré de tout cosmopolitisme, qui voulait épurer la langue russe de tout emprunt au français !

Le règne commencé dans l’euphorie s’acheva donc dans une ambiance étouffante. Même le conservateur Karamzine, devenu un héros national avec la publication de son Histoire de la Russie, conservait ses distances à l’égard d’un homme qui, à force de vouloir le mieux, n’avait pas réussi à faire le bien : négligeant les affaires courantes pour ses grands desseins de politique européenne, le tsar laissait l’administration en proie à ses vices familiers, la lenteur et la concussion. Bien que l’assignat se fût stabilisé, la prospérité du pays se ressentait gravement de la chute brutale des prix agricoles qui avait commencé en 1818 : peu habituée à modérer ses dépenses, la noblesse s’endettait pour pallier la baisse de ses revenus. Les serfs, qui, en dépit de toutes les craintes, n’avaient pas profité de l’invasion pour se révolter, attendaient une autre récompense que la bénédiction du tsar : dans les jacqueries, ils manifestaient plus nettement que par le passé leur volonté d’affranchissement. Certains paysans résistèrent de force à l’établissement des colonies militaires ; ceux qui se laissèrent embrigader n’attendaient qu’une occasion de se rebeller.

Mais ces symptômes familiers étaient finalement moins graves que le divorce entre le pouvoir et l’élite de la noblesse. Une partie de la jeune génération vouait au tsar la haine passionnée des amoureux déçus : dans la mesure où ils avaient une réalité à la fin du règne, les complots n’écartaient pas l’idée du tyrannicide. La mort inopinée d’Alexandre déjoua ces projets, mais fournit l’occasion d’une démonstration symbolique contre l’autocratie : l’insurrection décembriste, aboutissement logique d’une politique ambiguë qui avait autorisé toutes les audaces intellectuelles en refusant les moyens de les réaliser.

J.-L. V. R.

➙ Napoléon Ier / Romanov / Russie.

 N. M. Karamzine, Mémoire sur l’ancienne et la nouvelle Russie (en russe, 1811 ; en angl., Cambridge, Massachusetts, 1959). / A. N. Pypine, le Mouvement social en Russie sous Alexandre Ier (en russe, Saint-Pétersbourg, 1885). / A. Vandal, Napoléon et Alexandre Ier (Plon, 1891-1896 ; 3 vol.). / N. Childer, « Alexandre Ier », in Dictionnaire de biographie russe, t. I (en russe, Saint-Pétersbourg, 1896). / M. Raeff, Michael Speransky, Statesman of Imperial Russia 1772-1839 (La Haye, 1957). / F. Ley, Alexandre Ier et sa Sainte-Alliance (Fischbacher, 1976).

Alexandre II

En russe Aleksandr II Nikolaïevitch (Moscou 1818 - Saint-Pétersbourg 1881), empereur de Russie de 1855 à 1881.