Charles Augustin Sainte-Beuve
Écrivain et critique littéraire français (Boulogne-sur-Mer 1804-Paris 1869).
Le symbole de la critique littéraire
Contre Sainte-Beuve, de Proust, résume assez bien par son titre même l'attitude de la pensée contemporaine à l'égard de celui qui passe encore pour le symbole de la critique littéraire. En effet, nombreux sont les motifs du discrédit qui l'a frappé. Mais il reste également qu'il y a aussi beaucoup de raisons pour Sainte-Beuve.
Sainte-Beuve, à différentes époques et à plusieurs reprises, a défini lui-même sa méthode. On sait l'importance qu'il accorde à la biographie : « En fait de critique et d'histoire littéraire, il n'est point, ce me semble, de lecture plus récréante, plus délectable et à la fois plus féconde en enseignements de toute espèce, que les biographies bien faites des grands hommes » (1829). Trente-cinq ans plus tard, il précise : « Connaître, et bien connaître, un homme de plus, surtout si cet homme est un individu marquant et célèbre, c'est une grande chose et qui ne saurait être à dédaigner […]. Un jour viendra […], un jour où la science sera constituée, où les grandes familles d'esprit, et leurs principales divisions seront déterminées et conçues. Alors le principal caractère d'un esprit étant donné, on pourra en déduire plusieurs autres » (1864). Tel est le thème général : pénétrer par la sympathie dans l'existence d'un écrivain, c'est déjà jeter des lumières sur son œuvre ; mais il ne faut pas en rester là : il est possible de déceler des familles d'esprits parmi les écrivains, et le critique est comparable au naturaliste.
Contre Sainte-Beuve
Si la conception beuvienne paraît aujourd'hui dépassée, c'est qu'il y a déjà au départ une singulière déformation : trop souvent Sainte-Beuve a employé les œuvres à constituer des biographies. Mais surtout, et Proust l'avait bien remarqué, il méconnaît qu'« un livre est le produit d'un autre moi que celui que nous manifestons dans nos habitudes, dans la société, dans nos vices », et, en conséquence, l'élément biographique, la connaissance personnelle des écrivains ne sont que d'un faible secours pour comprendre la genèse d'une œuvre. Cette œuvre est finalement insaisissable par la critique historique, comme le constate Valéry : « Les prétendus enseignements de l'histoire littéraire ne touchent presque pas à l'arcane de la génération des poèmes […]. Tout se passe dans l'intime de l'artiste […]. Tout ce que l'histoire peut observer est insignifiant » (1920).
Les procédés de la critique beuvienne sont eux-mêmes d'une valeur douteuse. Quand Sainte-Beuve déclare : « Un écrivain, selon moi, n'est bien défini que quand on a nommé et distingué à côté de lui et ses proches et ses contraires » (1851), que fait-il d'autre, par un tel classement, sinon de se référer à un code artificiel ? Car, et on l'a à bon droit souligné, en quoi sommes-nous renseignés sur un écrivain en apprenant qu'il ressemble à un autre avec quelque chose en plus ou en moins (par exemple, Lesage est un « Molière adouci », Vauvenargues un « Pascal adouci et non affaibli », Beaumarchais égale Chamfort plus la gaieté) ? Sainte-Beuve dresse en effet une carte des grands écrivains, des têtes de file (Molière, La Fontaine, Pascal, Voltaire, Rousseau…), sortes d'astres de première grandeur qui servent de référence et autour desquels gravitent un certain nombre de talents moins puissants. Ceux-là sont comparés à ceux-ci en fonction de critères politiques et moraux chers au critique (l'ordre, la raison, la discipline) et qui lui permettent de légiférer. De là une totale disparition de l'œuvre en soi au profit d'une entité inexistante, l'auteur. On comprend que toute la critique actuelle se soit depuis longtemps insurgée contre cette façon de voir, ou plutôt de ne pas voir, la littérature.
Pour Sainte-Beuve
Mais il y a aussi un pour Sainte-Beuve. Il a eu l'intuition essentielle que la critique ne pouvait tout expliquer. En 1864, dans un article consacré à l'Histoire de la littérature anglaise de Taine et où il se montre plus souple que ce dernier, il écrit : « Il reste toujours en dehors, jusqu'ici, échappant à toutes les mailles du filet, si bien tissé qu'il soit, cette chose qu'on appelle individualité du talent, du génie. » Sainte-Beuve l'a parfaitement compris : quel que soit le système, il ne peut que rester en dehors de ce miracle qu'est la naissance d'une œuvre d'art. Ajoutons que l'auteur des Lundis a l'extraordinaire mérite de savoir éveiller les esprits. On connaît sa formule : « Le critique est un homme qui sait lire et qui apprend à lire aux autres. » Il s'est probablement trompé sur lui-même : au moins la lecture de son œuvre critique est-elle un remarquable ferment, tout comme son Port-Royal est une incessante invitation à la méditation.
Cette œuvre critique relègue quelque peu dans l'ombre, du fait de son ampleur, Sainte-Beuve poète. Or, on est sensible à certains poèmes de Joseph Delorme, tels les « Rayons jaunes » : par sa mélancolie intimiste, ses notations familières dégagées de toute rhétorique, par le jeu des correspondances, Sainte-Beuve se révèle là un précurseur.