Heinrich von Kleist
Écrivain allemand (Francfort-sur-l'Oder 1777-Wannsee, près de Berlin, 1811), petit-neveu d'Ewald Christian von Kleist.
Introduction
Heinrich von Kleist apparaît au xxe s. comme le génie dramatique le plus original de l'époque romantique allemande. Pourtant, il a été à peine joué de son vivant, et il a fallu attendre plus de cent ans après sa mort, par suicide, au bord du lac de Wannsee, pour que ses tragédies soient vraiment acceptées. Aussi a-t-on souvent parlé de lui comme d'un « poète maudit ».
Sa brève existence de trente-quatre ans a été aussi romantique et aussi tragique que ses œuvres. Ce fut une suite de crises et de ruptures déchirantes, un long combat contre lui-même, contre le démon intérieur, qui fit son génie et son malheur. Dans sa vie comme dans son œuvre, des contradictions paralysantes, des chutes irrémédiables ne laissent place qu'à de rares moments de répit. Poète des paroxysmes, Kleist a créé des personnages qui ont déconcerté ou horrifié ses contemporains, mais qui sont devenus plus intelligibles avec les développements de la psychologie moderne, en particulier de la psychanalyse.
Un déchirement irrémédiable
Sa naissance le destinait au métier des armes. Les Kleist étaient une grande famille prussienne, dont les multiples rameaux ont compté nombre de généraux. Ewald von Kleist (1715-1759), officier de Frédéric II et ami de Lessing, avait été aussi poète. Heinrich von Kleist était aspirant à dix-sept ans, mais il quitta l'armée au bout de quelques années, incapable de concilier son cœur et la discipline. Il fera diverses tentatives dans le service civil, sans y mieux trouver sa place que dans l'armée, comme si son goût de l'absolu et son besoin de pousser chaque principe à ses dernières conséquences lui interdisaient d'accorder son sentiment intime avec le service de la collectivité. Cette tension se retrouve dans ses œuvres, où le cœur et la loi ne se concilient pas, où des devoirs et des forces opposés écrasent, en fin de compte, l'individu. Les seuls recours sont de l'ordre du merveilleux, du rêve ou du hasard. C'est pourquoi son théâtre est profondément tragique et ne serait qu'une obsédante course à la mort s'il n'avait aussi un côté mystérieux, où le rêve vient suppléer la réalité, et aussi ces brusques retournements de la passion qu'offrent presque tous ses personnages dans leur fondamentale ambivalence.
Car les hommes tels que les peint Heinrich von Kleist sont d'une seule pièce, d'une seule passion, d'une seule fidélité et capables aussi de se diviser, de se retourner contre eux-mêmes. Il arrive qu'ils agissent comme des somnambules ; ils ne tiennent compte de rien d'autre que leur rêve ; ils vont droit devant eux et se trouvent rejoindre – par miracle ou par hasard – la loi qu'ils voulaient écarter, l'ordre qui les écrasait et qu'ils avaient rejeté. Le plus remarquable et le plus sauvage exemple d'une pareille psychologie est fourni par Penthésilée, de toutes ses héroïnes celle que l'auteur préférait.
La vie de Heinrich von Kleist a été faite de brusques changements de direction. Chaque fois, il construisait un plan de vie, qu'il lui arrivait d'élaborer dans le détail, comme pour s'assurer contre le mauvais génie qui le portait d'un extrême à l'autre. Il avait quitté l'armée et fui la discipline au nom de la loi du cœur, dont il pensait trouver une justification dans la morale de Kant et surtout dans J.-J. Rousseau. Il rêva longtemps d'un bonheur simple et agreste, et il a même pensé un temps devenir fermier en Suisse. Mais il n'était pas moins attiré par l'absolue soumission à la règle d'obéissance, par l'aliénation sans compromis dans l'action ; il se voulait aussi instrument d'un principe juste, sauveur de la pureté de sa patrie. À vingt ans, il avait cessé d'être soldat et il garda toujours son admiration pour le sacrifice du soldat.
Les changements dans sa vie ont été chaque fois pris comme une fuite hors d'un monde dans lequel il se heurtait à des murs, à des arrêts infrangibles, à une objectivité insaisissable, à une étrangeté radicale avec laquelle il ne voyait aucune composition possible. La poésie de la mort l'a très tôt habité, non pas de la mort comme abolition de l'individu dans le grand tout, mais comme une sorte d'évasion, héroïque, comme une sortie de vive force hors d'une place assiégée. Aussi chercha-t-il toujours à partager avec un ami cet héroïsme sans retour. À son compagnon de jeunesse Rühle von Lilienstern, il écrivait : « Viens, faisons ensemble quelque chose de grand et laissons-y notre vie ! » Ce voyage dans la mort, il a fini par le faire, avec une femme, Henriette Vogel, qu'il avait déjà rencontrée quelques mois avant leur fin commune.
Pour essayer de saisir les ressorts de cette vie, il faut savoir que Kleist n'a cessé de souffrir d'une anomalie physique dont on ne connaît rien de précis, mais contre laquelle, en 1800, il avait voulu tenter une opération chirurgicale. L'insuccès ne fit qu'exaspérer chez lui le conflit entre l'instinct et la volonté. Il est remarquable aussi que, chez plusieurs de ses personnages, l'amour soit si proche de la haine, et la possession du désir de tuer. On saisit par quoi Kleist a pu scandaliser et effrayer en particulier Goethe, qui le fuyait et le tenait pour possédé. Pour ce qui est du sens donné au mythe d'Éros, il ne faisait que pousser au paroxysme les considérations de plusieurs de ses contemporains sur le conflit des sexes comme élément moteur de la vie. Ainsi, son ami Adam Müller (1779-1829) avait développé une philosophie des contraires et une mystique érotique dont on aperçoit les traces là où Heinrich von Kleist met en scène les rapports d'un couple humain. Il est dans le destin d'un homme et d'une femme, dans cette philosophie, d'incarner, un bref instant, le principe de la virilité ou de la féminité ; ceux-ci ne cessent de se combattre et se concilient seulement le temps qu'il faut pour perpétuer la vie.
Le premier essai dramatique de Kleist fut une tragédie, sombre et confuse, intitulée la Famille Schroffenstein (1802), assez dans le goût de la « tragédie du destin » (Schicksalstragödie) qui a été à la mode durant la période romantique. On y voit une femme qui, par sa pureté et son sacrifice, essaye vainement de sauver une famille. Le plus remarquable n'est pas le sujet, mais le style, où on trouve déjà tout ce qui sera le propre de Kleist : une expression hachée elliptique avec des retournements subits, une dialectique en soubresauts et des silences oppressants. Le ton est aussi loin que possible de la langue classique. Les phrases ne sont pas toutes achevées, les gestes se désarticulent et laissent apparaître, comme par allusion, les profondeurs inquiètes de l'instinct. Les larmes et le ravissement, les étreintes et les évanouissements y sont mêlés comme le crime et la plus parfaite innocence. Si Shakespeare mariait déjà le sublime et le grotesque, Kleist, avec une acuité maladive, force le trait, alliant le terre à terre et l'horreur, les meurtres et les détails d'une innocence quotidienne.
Robert Guiscard, qu'il reprit après avoir brûlé le premier manuscrit, est demeuré inachevé. Le fragment publié en 1808, dans la revue Phöbus, n'est qu'un morceau de ce qui aurait dû être la tragédie du grand homme absolu : l'échec de la volonté libre devant l'enchaînement irrémédiable des causes et des effets. Dans le seul personnage de Guiscard, le Normand de Sicile, et dans le tableau de son expédition contre Byzance, Kleist avait voulu montrer l'affrontement de la force virile et intelligente à l'ordre aveugle des choses. Comment ne pas y voir une transposition du sentiment de la vie qui habitait Kleist lui-même, toujours aux prises avec l'ordre qu'il aurait voulu édifier et ruiner en même temps, tout comme il aurait souhaité le dominer et être dominé par lui ?
Entre les deux versions du drame se place une des tentatives de Kleist pour forcer le destin, pour échapper à une fin sans gloire : « Le ciel me refuse la gloire, le premier des biens terrestres ; alors, comme un enfant insensé, je rejette tous les autres. » Il avait rêvé de prendre part à l'expédition contre l'Angleterre qui se préparait au camp de Boulogne ; arrêté et suspecté d'être un espion, il ne fut libéré qu'après plusieurs interventions.
Renvoyé en Prusse, il y redevint un temps fonctionnaire. Après l'occupation de Berlin, il fut, de nouveau, arrêté en janvier 1807. Libéré, il alla s'installer à Dresde. Il y a connu une vie plus calme, dans le groupe formé par Ludwig Tieck, le philosophe et savant Gotthilf Heinrich von Schubert, le peintre Caspar David Friedrich et surtout Adam Müller, comme Kleist patriote et théoricien d'une politique « organiciste ». Tous mettaient leur espoir dans l'Autriche, et sa défaite en 1809 marqua pour Kleist une nouvelle période d'abattement.
Deux figures de femmes
Ses drames et ses nouvelles ont été écrits dans ces années, entre 1806 et 1810. Penthésilée (Penthesilea) est de 1808. Telle que la montre Kleist, la reine des Amazones n'est pas seulement redoutable sur le champ de bataille, elle conquiert aussi le jeune Achille, au lieu de se laisser conquérir ; elle finira par tuer celui qu'elle voulait étreindre. Un critique moderne a comparé cette femme à l'âme du poète lui-même, blessée, retournée, rendue furieuse par le contact avec le monde ; il est vrai que Penthésilée s'est dressée contre une offense, légère, mais insupportable à un être aussi susceptible. De grâce qu'elle était, elle devient une furie, d'un coup. Les contemporains ont été horrifiés par tant d'excès, par une langue pathétique et sanglante et qui dépasse, de loin, les limites du bon goût. La pièce a été « découverte » par les expressionnistes.
La Petite Catherine de Heilbronn (Das Käthchen von Heilbronn, 1810) est, aux termes du sous-titre, « un grand spectacle historique et chevaleresque », qui a pour décor la Souabe, au temps des empereurs Hohenstaufen. Le genre était alors à la mode, et Kleist lui a donné assez de pittoresque médiéval ; il y a mis assez de rêves pour que la pièce puisse être montée dès 1810, sans grand succès. Le dénouement pourtant est heureux, comme dans un conte de fées ; les vers y alternent avec la prose, mais l'action est très diffuse, et la plupart des personnages seulement esquissés. Ce qui ressort, c'est un autre drame du couple humain, l'envers de celui auquel on assiste dans Penthésilée, moins effrayant il est vrai. La petite Catherine de Heilbronn, éprise du comte de Strahl, qui occupe aussi bien ses rêves que ses heures conscientes, le suit comme fascinée ; elle abdique toute volonté, elle est aliénation pure ; elle aime s'abolir devant la virilité triomphante. Son ingénuité et son abandon lui permettent aussi de triompher de tous les obstacles à son bonheur. Elle est à demi angélique, et c'est un chérubin qui la sauve d'un château en flammes. C'est la plus poétique certainement des pièces de Kleist, où l'analyse lucide des conflits, qui est son élément propre, n'apparaît que rarement, seulement au début de la pièce. Vivant surtout dans le rêve, aussi abandonnée que Penthésilée était conquérante et dévorante, la petite Catherine est l'autre incarnation de la femme, l'extrême inverse.
Tragédies patriotiques
Dans sa dernière phase, la production tragique de Kleist a été patriotique, en rapport direct avec la préparation d'un renouveau national. La Bataille d'Arminius (Die Hermannsschlacht), en 1808 est un drame atroce, tout en noir et blanc ; les Romains sont tous criminels, les Germains héroïques dans leur combat libérateur et d'une barbarie insoutenable. Thusnelda, qui sera l'épouse de Hermann, est aussi cruelle que Penthésilée. Le corps d'une vierge violée par un légionnaire, sacrifiée ensuite par son propre père, est coupé en morceaux, qui seront envoyés aux tribus germaniques pour les inciter au combat vengeur.
En 1810, Kleist était revenu à Berlin et y avait trouvé une atmosphère accueillante qui le réconcilia avec sa propre patrie. Lui qui, orphelin de mère, était entré dès l'enfance à l'école des cadets, se trouvait pour la première fois en accord avec ses origines et avec la terre de ses ancêtres. La pièce qui en est résultée,le Prince de Hombourg (Prinz Friedrich von Homburg, 1810), fut, dans tous les sens du mot, la plus heureuse de ses productions. Son inspiration y est plus libre que nulle part ailleurs, la rigueur autrefois détestée de la règle prussienne est transfigurée, comme si on était passé de la scène tragique à celle de la légende. Car c'est bien une manière de Brandebourg légendaire qu'il veut faire revivre, avec tout un domaine de rêve romantique et des traits de réalisme comme on en rencontre rarement chez lui. Ils font le prix d'une figure comme celle du vieux Kottwitz, batailleur qui ne mâche pas ses mots.
Mais le nœud de l'action demeure, et même plus purement que nulle part ailleurs, le conflit entre l'inspiration d'un homme et la rigueur de la loi : le prince de Hombourg a mené ses cavaliers à la victoire, mais en désobéissant aux ordres. Longtemps, le drame demeure sans solution ; celle-ci apparaît pourtant, grâce à l'entremise d'une jeune fille qui sait faire appel au cœur du prince. L'Électeur de Brandebourg, se surpassant, admet de ne pas sacrifier l'unique à la règle. Hombourg ne sera pas jugé, mais renvoyé à sa conscience. Demain, il pourra mieux servir, avec tout son cœur, sa capacité de rêver et d'inventer.
Ce drame occupe ainsi une place à part dans l'œuvre de Kleist ; le dénouement n'est pas un échec, mais une ouverture sur l'avenir. On est sorti de l'univers des contradictions et de la haine. L'inspiration patriotique est évidente non seulement dans le mot final, qui est un appel à la grandeur prussienne, mais tout le long du drame. Pourtant, ce fut à Vienne, puis à Dresde, que les amis de Kleist parvinrent à le faire jouer, en 1821 seulement. La Cruche cassée (Der zerbrochene Krug, 1808) avait été une première création heureuse et demeure la meilleure comédie du répertoire allemand. Elle avait été précédée, en 1807, par une sorte de divertissement sur le sujet d'Amphitryon, où était apparu, de façon inattendue, le talent comique d'un auteur qu'on avait cru enfermé dans le genre opposé. Mais Amphitryon est encore un exercice de style, un essai sur un mode nouveau d'expression. Pourtant, le personnage d'Alcmène, ambivalent comme si souvent chez Kleist, apporte déjà un élément inconnu des devanciers, de Molière en particulier.
La Cruche cassée est une création originale, sur une donnée très mince, mais dont Kleist a su tirer tant d'effets que cette seule comédie suffirait à montrer son talent. Le corps du délit est une cruche qui a été cassée mystérieusement, tandis que la fille de la maison, Eva, promise à Ruprecht, se trouve aussi désirée et suspectée par Adam, le juge de paix du village. Ce nouveau jeu d'Adam et Ève connaît des rebondissements cinq actes durant, sans jamais lasser. Le ton est celui de la farce : la pièce est haute en couleur, avec quelque chose qui rappelle Hogarth ou Jan Steen ; au centre du jeu, le juge Adam, paresseux et rusé, dissimulé et toujours en éveil, trompe ses ennemis par un mouvement endiablé. C'est un Scapin de village, qui trouve moyen, en fin de compte, d'orienter l'affaire vers un dénouement plausible où l'innocence est reconnue et où l'indulgence l'emporte. Depuis la première représentation, à Weimar en 1808, la Cruche cassée a été montée de bien des façons différentes, avec des intentions interprétatives variées ; elle y a résisté sans vieillir.
Tout aussi proches – et même plus modernes de ton – apparaissent les nouvelles de Heinrich von Kleist, rédigées entre 1805 et 1810, publiées en 1810. Les sujets ressemblent, dans leur essence, à ceux des drames, mais leur style exclut tout pathétique : uni et concis, il est celui d'un constat ; aucun détail qui n'ait une signification, rien de superflu, rien qui soit laissé au hasard. Ici encore, le cœur des hommes s'oppose à l'ordre social, ils connaissent le même genre de conflits. La Marquise d'O… a une conduite ambivalente comme Alcmène et, tout comme Hombourg, Michael Kohlhaas, le marchand de chevaux, a raison devant Dieu et tort devant la loi des hommes. La plus ravissante des nouvelles de Kleist est assurément l'histoire de ce maquignon à qui un seigneur a fait tort et qui, comme la justice des princes ne veut pas l'entendre, veut faire justice lui-même, comme le Goetz de Goethe, comme Karl Moor dans les Brigands de Schiller. Mais, de ces trois causes, la sienne est certainement la plus pure, comme doit le reconnaître le frère Martin Luther, qui intervient ici aussi. Pourtant, l'inexorable s'accomplit. Kohlhaas, pur et rigide, déchaîne la violence aveugle et sera livré à la justice de Brandebourg ; il ne lui restera d'autre recours que la soumission.
Dans ces nouvelles, le réalisme triomphe ; la précision du trait observé, la nudité d'une expression exempte de toute image marquent ici le rejet absolu des ornements romantiques.