Claude Henri de Rouvroy, comte de Saint-Simon
Philosophe et économiste français (Paris 1760-Paris 1825).
Un contestataire
Les parents de Claude Henri vivaient difficilement de leurs exploitations rurales près de Péronne et en étaient réduits à solliciter des pensions de la monarchie. C'est sans doute dans ce milieu étriqué que Claude Henri a puisé le mépris d'une aristocratie oisive et improductive qui animera ses écrits. Dès sa prime enfance, il aurait été un contestataire, puisque, en 1773, il aurait catégoriquement refusé de faire sa première communion. A-t-il été l'élève de d'Alembert ? Souvent l'ombre de l'Encyclopédie se profile derrière lui. En rupture avec sa famille, devenu officier en 1777, il part, comme capitaine, avec son régiment, pour les Antilles en 1779. Il est « insurgent » – mais derrière Rochambeau, c'est-à-dire au service du roi, et non pas derrière La Fayette – comme volontaire. Il participe au siège de Yorktown, puis est blessé et fait prisonnier par les Anglais. Plus tard, mais plus tard seulement, il dira qu'il a participé à une campagne « pour la liberté industrielle de l'Amérique ». N'est-ce pas projeter rétrospectivement sur ces années des idées qui ne sont pas encore les siennes ? Après avoir été mêlé à d'obscures négociations néerlandaises qui tendent après le traité de Versailles en 1783 à reprendre la guerre contre l'Angleterre, il part en congé et visite l'Espagne. Son horizon s'est élargi. On le voit former le projet d'un canal reliant Madrid à la Méditerranée : première idée d'un de ces grands travaux publics dont la réalisation sera l'un des traits permanents du saint-simonisme. Mais le projet n'aboutit pas. De ce voyage, il reste cependant les relations établies avec un aventurier allemand, le comte de Redern.
Pendant la Révolution française (1789-1799)
Claude Henri de Saint-Simon n'avait été qu'effleuré par la révolution d'Amérique. Il est bien autrement marqué par la Révolution française. Son premier mouvement, après la prise de la Bastille, est de s'adapter au nouveau régime qui se cherche. Il abjure son état nobiliaire comme d'autres l'état ecclésiastique, troque son nom compromettant contre celui de Claude Bonhomme, achète en gros et revend en détail des biens nationaux en Picardie. Il est alors en relation avec la banque Perrégaux, qui finance ce genre d'opérations. Mais, quand viendra l'heure de la liquidation, Redern y trouvera plus de profit que Claude Bonhomme.
Entre-temps, Saint-Simon a connu quelques sérieux ennuis. Malgré son adhésion à diverses sociétés populaires, à Cambrai et à Péronne, il est emprisonné de novembre 1793 à juin 1794. C'est la chute de Robespierre qui entraîne sa libération. Que lui reprochait-on ? La chose demeure obscure. Peut-être son activité immobilière et ses spéculations. Peut-être son origine, que le pseudonyme masquait insuffisamment.
De nouveau étudiant à quarante ans
À partir de 1798, alors que dans la société du Directoire certains ne pensent qu'à une vie de jouissance, Saint-Simon veut apprendre. Il suit des cours, le plus de cours qu'il peut, à l'École de médecine et à l'École polytechnique. Il lit énormément. Il traite à sa table des savants en renom, G. Dupuytren, L. de Lagrange, G. Monge. Un grand dessein semble dès lors l'habiter : il songe à faire une nouvelle Encyclopédie. Celle qu'ont dirigée Diderot et d'Alembert lui paraît en effet dépassée. En cinquante ans, le progrès scientifique a marché à pas de géant ; l'Ancien Régime s'est écroulé. Mais sur ces ruines, il reste à bâtir une nouvelle société qui ne doive rien au catholicisme ni au kantisme.
Le Consulat ne s'est pas encore mué en Empire que Saint-Simon publie après un voyage à Genève sa première œuvre importante : Lettres d'un habitant de Genève à ses contemporains (1803). Il y critique la Révolution. La bourgeoisie a triomphé sur deux fronts : elle a détruit la féodalité ; elle a barré aisément la route au quatrième état, trop ignorant. Mais le pouvoir des riches doit être fondé sur la capacité. Faute de quoi, on serait fondé à exiger d'eux un autre travail social. Ce n'est pas là cependant l'idée fondamentale de l'opuscule. Saint-Simon souhaite la création d'un pouvoir spirituel qui s'établisse au-dessus des gouvernements des États et leur fasse équilibre dans chaque pays. Une religion de la science se substituerait ainsi au catholicisme. C'est la première ébauche, bien timide encore, d'un gouvernement supra-national qui vers 1920 le fera parfois considérer comme un précurseur de la Société des Nations et des institutions genevoises.
Mais voici que de nouvelles difficultés s'abattent sur Saint-Simon. Il semble avoir dilapidé ce qu'il avait d'argent en largesses inconsidérées. En 1807, il en est réduit à travailler comme copiste au mont-de-piété. Un de ses anciens domestiques, Diard, qui a pitié de lui, le recueille. Mais Diard meurt. Désormais, la gêne ne cessera de peser sur la vie de Saint-Simon.
Il parvient cependant à écrire. De ce qu'il publie alors, espère-t-il la notoriété et la richesse ? Il semble avoir été assez mal vu par la police impériale. Il profite du relatif libéralisme du début de la première Restauration pour publier – avec le concours du jeune Augustin Thierry, qui a été son élève et reste son secrétaire – De la réorganisation de la société européenne (1814), qui préconise dans chaque État un parlementarisme imité de la Grande-Bretagne et, au-dessus des Parlements nationaux, un Parlement européen.
En 1815, avec Benjamin Constant, il se rallie au régime qui ne durera que « cent jours » et accepte un poste de bibliothécaire à la bibliothèque de l'Arsenal. Waterloo entraîne sa révocation. Le voilà dans l'opposition aux Bourbons : en juin 1820, pour avoir manifesté contre la loi du double vote, il est un moment arrêté.
Pour un parti national d'opposition, appuyé sur les producteurs
À l'« aristocratie nobiliaire », qu'elle soit d'Ancien Régime ou d'Empire, Saint-Simon oppose les propriétaires nouveaux que sont les acquéreurs de biens nationaux. Ce « parti national », il va bientôt vouloir le renforcer de l'aide de tous ceux qui produisent. Dans la revue l'Industrie, publiée irrégulièrement de décembre 1816 à mai 1818, il énonce les grands principes de la philosophie à laquelle il est arrivé. L'industrie, c'est le travail quel qu'il soit, guidé par l'intelligence humaine, qu'il soit manuel ou intellectuel, agricole, industriel ou commercial. Pour lui, le terme industriel a le même sens que le terme producteur. Le paysan qui travaille est un producteur qu'il faut protéger contre le propriétaire rentier. C'est sur tous ces producteurs qu'il faut reconstruire la société nouvelle, contre ceux qui possèdent sans travailler, que ce soit des propriétaires non exploitants ou des actionnaires vivant de dividendes.
En novembre 1819, le texte plus tard connu sous le nom de Parabole lui vaut à la fois des poursuites et la notoriété. Inutiles à la nation sont tous ceux qui ne produisent pas : princes de la Cour et de l'Église, officiers et juges. Indispensables à la nation sont les travailleurs les plus modestes, des champs ou de l'atelier. Mais qu'on ne croie pas Saint-Simon d'un anticapitalisme sommaire. Dans la cité qu'il veut, les banquiers auront un rôle éminent. Des chefs d'industrie auxquels il s'adresse sans relâche, seul le baron Guillaume Louis Ternaux (1763-1833) s'intéresse à ses travaux et les subventionne.
Vers le socialisme
Découragé, le 9 mars 1823, Saint-Simon se tire dans la tête une balle de pistolet. Il ne réussit qu'à se crever un œil. Son disciple Olinde Rodrigues (1794-1851), pris de pitié pour son vieux maître, le débarrasse de tout souci matériel. Saint-Simon, comme s'il sentait venir la fin prochaine, publie en quatre cahiers le Catéchisme des industriels (1823-1824) [aux trois premiers, la collaboration d'Auguste Comte semble avoir été importante].
La pensée de Saint-Simon a évolué : il ne croit plus dans le régime parlementaire. Parmi les industriels, la part du prolétariat grandit. Dans ses rangs, il existe des hommes qui sont déjà capables d'administrer des entreprises ; on l'a vu lors de la phase montagnarde de la Révolution. Il faut en multiplier le nombre par l'éducation. Mais le socialisme saint-simonien est planificateur et technocratique plus qu'autogestionnaire.
À cette classe montante, il faut une morale et une religion. C'est à quoi tend le Nouveau Christianisme (avril 1825). « Le but de la société doit être l'amélioration du sort de la classe la plus nombreuse et la plus pauvre. » Au Saint-Simon dont l'industrialisme était la grande pensée a succédé un Saint-Simon socialisant. Mais il n'ira pas plus loin dans son évolution. Il meurt un mois plus tard.
Les saint-simoniens
L'opinion contemporaine n'avait guère vu en Saint-Simon qu'un original passionné. En quelques années, le nombre de ses disciples va grandir.
Armand Bazard (1791-1832), l'un des fondateurs de la « Charbonnerie », et Prosper Enfantin dit « le Père Enfantin » (1796-1864) publient en 1825-1826 un journal de vulgarisation, le Producteur, qui leur vaut des adhésions. La plus notable est celle de Michel Chevalier (1806-1879).
En 1828, Bazard organise une série de conférences ; le texte, sans doute rédigé par Hippolyte Carnot, second fils de Lazare Carnot, est édité sous le titre Doctrine de Saint-Simon : exposition.
À partir de 1830, Pierre Leroux (1797-1871) fait du journal le Globe un organe largement ouvert aux saint-simoniens. Ceux-ci se recrutent dans les professions libérales, chez les intellectuels, chez les officiers, plus que dans le peuple.
En 1829, Bazard et Enfantin, se donnant le titre de Pères de la religion saint-simonienne, créent rue Monsigny à Paris une Église. Les idées saugrenues d'Enfantin sur le rôle de la femme et la réhabilitation de la chair amènent le départ de Bazard et de Pierre Leroux, puis en août 1832 entraînent des poursuites en vertu du Code pénal, qui interdit les réunions de plus de vingt personnes. Le Père Enfantin, Ch. Duveyrier et M. Chevalier sont condamnés sans sursis à un an de prison. La communauté est dissoute. Mais cette répression n'éteint pas la flamme saint-simonienne : elle la projette au contraire dans les directions les plus diverses. C'est la diaspora saint-simonienne.
Les uns, accentuant le caractère socialiste de la doctrine, décrivent la lutte de classes en termes qui annoncent le Manifeste de Marx et d'Engels : « L'homme a jusqu'ici exploité l'homme. Maîtres, esclaves ; patriciens, plébéiens ; seigneurs, serfs ; oisifs et travailleurs, voilà l'histoire progressive de l'humanité jusqu'à nos jours. » Ils annoncent le grand rôle économique que l'État va être amené à assumer : « […] Il y aura tendance à ce que l'État devienne le dispensateur général du travail et de la rétribution et aussi d'une retraite accessible à tous. » (M. Chevalier, le Globe, 20 avril 1832.)
Ainsi s'amorce le véritable âge d'or, fondé sur la suppression non seulement de l'héritage comme le voulait Saint-Simon, mais aussi de la propriété.
« […] L'État et non plus la famille héritera des richesses accumulées en tant qu'elles forment ce que les économistes appellent le fonds de production. »
D'autres, plus pratiques, vont se consacrer à l'action dans l'économie. Devenu diplomate, Ferdinand de Lesseps, reprenant l'idée des canaux interocéaniques qui hantait le maître depuis son voyage en Amérique, perce l'isthme de Suez (Saint-Simon semble avoir pensé d'abord à celui de Panamá). Enfantin se consacre à la construction de lignes de chemins de fer et publie un volume en deux tomes sur la colonisation de l'Algérie (1843). C'est un saint-simonien, I. Urbain, qui suggère à Napoléon III l'idée du « Royaume arabe ».
Michel Chevalier devient le conseiller économique de l'empereur et, croyant à la nécessité de développer le commerce entre les nations, est le négociateur français qui, avec Cobden, met sur pied le traité de commerce franco-britannique de 1860 ; ainsi se desserrent les entraves protectionnistes. Mais l'isthme français ne jouera pas le rôle escompté. Isaac et Émile Pereire se consacrent à la banque en créant le Crédit mobilier. Paulin Talabot (1799-1885), comme Enfantin, s'intéresse aux chemins de fer et à l'Algérie. Adolphe Guéroult (1810-1872) fonde l'Opinion nationale et maintient un contact entre l'empereur et les milieux ouvriers.
Ainsi, les disciples de Saint-Simon mettent en œuvre sa conception nouvelle du rôle de l'État : substituer au gouvernement des hommes l'administration des choses. Pour les plus hardis, la propriété collective des moyens de production, bien loin de gêner la propriété privée de biens de consommation, pourra la faciliter.
Enfin, dans le positivisme de Comte, il passera plusieurs idées de Saint-Simon, et notamment celle-ci : la religion, loin d'être descendue du ciel sur la terre, est la projection vers le ciel d'un idéal terrestre.
Saint-Simon sociologue
Saint-Simon est le premier à formuler ce qui va devenir l'un des dogmes essentiels du xixe s., l'opposition de la société guerrière à la société industrielle. Les sociétés du passé étaient des systèmes d'action orientés vers la guerre, et celle-ci donne la clé des rapports sociaux et des idées qui y dominaient. À l'aristocratie guerrière qui se développait selon cette finalité correspondait une prédominance de la religion et de la connaissance théologique en général. S'opposent désormais à ces sociétés guerrières des sociétés dominées par l'esprit de travail, des sociétés économiques, « ayant pour objet direct et unique de procurer la plus grande somme de bien-être possible à la classe laborieuse et productrice, qui constitue dans notre état de civilisation la véritable société » (Système industriel, 1820-1823).
Entre les deux espèces de société s'intercale une société qui, à vrai dire, est essentiellement transitoire, « intermédiaire et vague », où prédomine l'esprit d'abstraction et où les classes dominantes qui incarnent cet esprit sont « au temporel celle des légistes, et au spirituel celle des métaphysiciens » (ibidem). Ainsi apparaît-il clairement que Saint-Simon formule en toute netteté cette loi des trois états qui restera pourtant attachée au nom d'Auguste Comte.
Après l'étude des antécédents, celle du résultat. Essentiellement prométhéenne, la société moderne est une société de producteurs. Cet accent mis sur la dignité du producteur signifie plusieurs choses. D'abord que la valeur suprême devient le travail, défini d'une part comme la condition de la victoire de l'homme sur sa misère naturelle et sur l'incertitude que la nature fait constamment peser sur son destin ; et défini d'autre part par l'utilité collective, c'est-à-dire par la contribution que chacun peut apporter au bien-être et au bonheur de tous. On voit donc l'originalité du point de vue de Saint-Simon : il n'en a pas à la propriété, mais à la propriété qui n'est pas fondée sur le travail ; et d'autre part, il suggère – thèse qui deviendra fondamentale vers la fin de sa vie – que le véritable travail et la véritable propriété doivent être ceux qui engendrent un bénéfice collectif, et non privé, autrement dit que le travail est d'une certaine manière défini d'emblée par son utilité pour les autres. Le vrai producteur est toujours un altruiste. Tel est le double sens de la célèbre parabole de l'Organisateur. Et c'est pour la même raison qu'il n'y a pas pour Saint-Simon d'antagonisme fondamental dans la société industrielle, le développement de l'industrie reposant sur la prise de conscience que, dans le grand atelier social, il n'y a qu'un intérêt et qu'il est commun.
Saint-Simon exprime par conséquent clairement la conviction que l'économie est susceptible d'être le matériau unique à l'aide duquel non pas une société, mais la seule vraie société puisse être construite. Contrairement au libéralisme classique, il estime cependant que l'activité économique exige une réglementation : « L'organisation sociale doit avoir pour objet unique et permanent d'appliquer le mieux possible à la satisfaction des besoins de l'homme, les connaissances acquises dans les sciences, dans les beaux-arts et dans les arts et métiers » (l'Organisateur). En termes plus modernes, on parlerait de rationalisation : le but des sociétés modernes étant le progrès économique, il appartient à l'entendement calculateur de définir les conditions auxquelles les efforts humains sont les plus susceptibles de rendement.
C'est ainsi que Saint-Simon peut passer pour être l'apôtre de la technocratie. Le pouvoir est donné à la science, parce que la science est le ressort d'une société qui ne vit que d'applications de cette science. Le premier effet de ce gouvernement de techniciens est donc la hiérarchisation sociale. Saint-Simon n'est pas égalitaire. Mais c'est une des originalités de Saint-Simon que d'avoir compris que la hiérarchie des tâches scientifiques était peut-être la seule forme de hiérarchie compatible avec les convictions égalitaires des modernes, et qu'ainsi technocratie et démocratie n'étaient pas aussi incompatibles qu'il y paraissait à première vue. En effet, la véritable inégalité résulte d'une domination de l'homme par l'homme ; il n'y a plus d'inégalité là où l'homme n'est subordonné à l'homme que pour l'accomplissement d'une tâche qui profite à tous, là où la subordination est l'effet d'une nécessité quasi naturelle : « Dans l'ancien système la société était essentiellement gouvernée par des hommes ; dans le nouveau, elle n'est plus gouvernée que par des principes » (ibidem). « La souveraineté ne consiste pas alors dans une opinion arbitraire érigée en loi par la masse, mais dans un principe dérivé de la nature même des choses, et dont les hommes n'ont fait que reconnaître la justesse et proclamer la nécessité » (ibidem).
Finalement, la sociologie de Saint-Simon culmine dans une sorte de philosophie sociale. La société moderne est une société où la création collective peut seule retenir ensemble, en les transformant en rouages, et si possible en rouages enthousiastes de la machine sociale, des hommes qui ne sont plus des particules immuables enfermées dans le cadre rigide de la tradition. Mais alors, le problème essentiel devient celui de la découverte des buts : « L'objet capital des travaux des publicistes doit être aujourd'hui de fixer les idées sur la direction que la société doit prendre » (ibidem). Alors la société industrielle réalisera les espoirs de la Révolution française : les hommes, frères en création, égaux par le travail, seront libres parce que tous coopéreront dans la même œuvre de libération de l'humanité.
Le saint-simonisme et l'économie
Le comte de Saint-Simon a écrit une œuvre économique volumineuse de laquelle se détachent : Vues sur la propriété et la législation (1814) ; l'Industrie (1816-1818) ; le Catéchisme des industriels (avec des parties dues à son secrétaire A. Comte, 1823-1824) ; le Nouveau Christianisme (1825). Dans ces différents ouvrages, il s'y montre visionnaire des conséquences du progrès industriel, lanceur d'idées où le talent le dispute à la fantaisie, réformateur moral et pseudo-religieux, promoteur du bien-être matériel par l'industrialisation, fondateur de l'organisation autoritaire de l'économie. Il réussit ainsi à enthousiasmer un certain nombre de fidèles qui, après sa mort, se mettent à diffuser ses idées. En réalité, ils en ajouteront de leur propre cru, notamment celles qui seront vraiment socialistes.
Cependant, ce n'est pas tellement par leurs spéculations intellectuelles ou leurs études économiques que Saint-Simon et ses disciples ont exercé une influence sur l'économie concrète. De ce point de vue, le saint-simonisme eut peu d'effet par sa doctrine ; il en eut beaucoup par son état d'esprit. Les analyses économiques des saint-simoniens sont peu nombreuses et assez pauvres ; elles se situent beaucoup plus sur un plan historique et sociologique qu'économique. Elles proposent une conception évolutionniste de la société, où les antagonismes forment un des moteurs du passage des périodes critiques aux périodes organiques. Leurs conceptions annoncent déjà les thèses qui seront développées ultérieurement par divers auteurs socialistes. Karl Marx reprendra, lui aussi, le thème de l'évolution historique et de l'opposition des classes, mais en le transformant profondément. Dans le domaine social, les saint-simoniens sont avant tout partisans d'une organisation à base de centralisation et de suppression de l'héritage, affirmant ainsi une fois de plus leur socialisme ; mais les disciples affichent celui-ci plus nettement que le maître.
En réalité, les saint-simoniens ont joué un rôle important par l'ardeur avec laquelle ils ont lancé un certain nombre d'idées nouvelles contribuant à répandre un esprit favorable à l'essor industriel. Cette influence se marqua de deux façons différentes. D'une part, l'influence du saint-simonisme a joué sur les hommes. Il a agi fortement sur des personnalités jeunes qui devinrent des hommes d'affaires ou des créateurs de premier plan : les frères Pereire, qui furent banquiers, Lesseps, Hippolyte Carnot, les Talabot. D'autre part, le saint-simonisme développa fortement la foi dans le progrès industriel et dans les vertus de la production et de l'organisation. Sur ce point, la doctrine rompt officiellement les ponts avec le libéralisme comme avec l'idéologie des lumières. En effet, les saint-simoniens dressent le projet d'une industrie organisée, contrôlée par le pouvoir central. En conséquence, ils estiment que les instruments de production doivent être répartis en fonction des besoins de chaque localité et de chaque branche d'industrie et en raison des capacités individuelles, afin d'être mis en œuvre par les plus capables. En outre, la production doit être organisée de telle façon que l'on n'ait jamais à redouter dans aucune de ses branches ni disette ni encombrement. La croyance en l'organisation équivaut dans l'esprit des saint-simoniens à une condamnation du libéralisme : « De ce qu'il y a des institutions corporatives désormais périmées, il ne s'ensuit pas nécessairement qu'un sauve-qui-peut général nommé concurrence soit le superlatif du bien-être industriel. » De telles affirmations montrent que le saint-simonisme a su deviner l'influence qu'allaient prendre la technique moderne, le machinisme, l'action de la presse sur l'opinion, le rôle des banques, etc. Dans une certaine mesure, il a non seulement renouvelé l'industrialisme de Colbert, mais il a été aussi un promoteur du progrès des techniques modernes. Il insuffla un grand dynamisme à toute une génération d'hommes d'affaires. Cette ferveur à l'égard de l'organisation industrielle s'explique parce que les saint-simoniens croient qu'elle conduira automatiquement à la socialisation : en effet, grâce à une meilleure utilisation des capitaux, elle permet d'obtenir une production plus intense et de réaliser – par la centralisation menant à une meilleure connaissance des besoins – une distribution plus satisfaisante du produit.