Par tradition, la Tchétchénie a toujours résisté à la domination russe. Tout au long des xviiie et xixe siècles, les armées du tsar batailleront durement contre une population très guerrière pour faire régner l'ordre de Moscou. Le régime communiste mettra lui aussi des années pour s'imposer sur le territoire. Les bolcheviks noueront des alliances complexes avec les Tchétchènes et les Ingouches et leur concéderont la création d'une république autonome en échange de leur appui contre les Russes blancs. Cela ne suffira pas à « pacifier » la région et l'Armée rouge viendra réprimer des troubles dans la nouvelle république jusqu'en 1928. Au cours de la Seconde Guerre mondiale, des Tchétchènes proclameront à nouveau leur indépendance. Après le conflit, Staline le leur fera payer très cher en déportant près de la moitié de la population vers le Kazakhstan. Il faudra attendre 1957 pour que soit autorisé un retour des exilés au pays.

Le 11 décembre, les troupes russes pénètrent sur le territoire de la République et les chars s'arrêtent à quelques kilomètres de la capitale, Grozny. Aussitôt, des voix se font entendre pour dénoncer cette expédition, qualifiée de « petit Afghanistan ». Toutefois, les Occidentaux observent un silence prudent, considérant qu'il s'agit d'une affaire intérieure à la Russie. Très vite, la résistance s'organise, appuyée par la république voisine du Daghestan et par les Ingouches à l'ouest. Les troupes russes essuient plusieurs échecs et subissent des pertes plus importantes que prévu, démontrant au passage leur inefficacité. Il est vrai que de nombreux soldats apparaissent comme très peu motivés par ce conflit. À Moscou, l'opinion semble opposée à l'expédition tchétchène et une partie du haut commandement militaire prend ouvertement ses distances.

Alors que l'année s'achève et que l'aviation russe bombarde les populations civiles, le monde s'interroge sur la réalité du pouvoir à Moscou. Boris Eltsine a-t-il encore les affaires en main ? A-t-il lancé cette opération pour tenter de reconquérir l'opinion en flattant sa fibre nationaliste ? Est-il le jouet de l'armée ou du moins de la partie de celle-ci qui se reconnaît dans le ministre de la Défense, Pavel Gratchev ? La réponse se trouve peut-être du côté des pesanteurs historiques : face aux dangers de dislocation de la Fédération de Russie, le Kremlin n'a pas su trouver d'autres solutions que la force. Pour garantir la pérennité d'un État sans véritable unité nationale, politique ou ethnique, seul demeure, comme solution ultime, le recours à la répression, dans la plus pure tradition de l'empire tsariste. Dépourvue de frontières naturelles et historiques, la Russie a toujours cherché les bases de son identité. Elle les a trouvées à partir du xve siècle dans l'expansion géographique et la colonisation vers l'est et le sud. L'empire autoritaire constitua dans ces conditions le moyen privilégié de donner une cohérence à un ensemble pluriethnique où l'on parlait plus de cent langues. En 1917, le communisme remplaça simplement le régime tsariste, du moins en ce qui concerne la réalité géopolitique de l'empire. À l'inverse, 1991 et la Fin de l'URSS marquèrent un arrêt – provisoire ? – de la tradition séculaire de l'impérialisme russe. Certains ont alors espéré que la démocratie, avec ses procédures de négociation et de vote, allait constituer le ciment d'une nouvelle identité collective pour tous les peuples si divers constituant la Russie d'aujourd'hui. Le poids de l'histoire comme l'irrésolution des dirigeants en place ont fait pencher la balance de l'autre côté. La résistance tchétchène et l'enlisement des troupes russes autour de Grozny puis dans la ville semblent toutefois donner tort aux dirigeants du Kremlin. Ceux-ci espéraient que la démonstration de leur force suffirait à impressionner les indépendantistes avérés ou potentiels comme les Occidentaux. Non seulement les rebelles tchétchènes n'ont pas plié, mais une partie de l'opinion russe – cette opinion cultivée, urbaine, constituée de ces nombreux techniciens, ingénieurs, enseignants formés en masse par le régime soviétique et qui forma les gros bataillons de la perestroïka – s'est opposée à ce qui est perçu de plus en plus comme une vulgaire expédition coloniale. Au sein même de l'armée, une partie du haut commandement n'accepte pas non plus ces méthodes autoritaires issues du passé. À cet égard, la crise tchétchène peut être considérée comme un révélateur de l'état de la société russe.