Compte tenu des interconnexions entre les divers compartiments du marché financier mondial, cette hausse s'est répercutée sur les taux européens et a entraîné une chute des cours boursiers sur la plupart des places européennes. Ainsi, 1994 aura vu, en dépit de la reprise du secteur productif et de la limitation du déficit américain, les Bourses sanctionner l'incapacité des États européens à maîtriser leurs dépenses. Ces déséquilibres ponctionnent une épargne déjà sollicitée par la reconstruction des économies de l'Est et par le décollage des pays en voie d'industrialisation.

Les organisations internationales remises en question

L'année 1994 a posé avec clarté plusieurs problèmes typiques de l'émergence d'une économie mondiale d'un genre inédit. Le rôle des organisations internationales héritées de la Seconde Guerre mondiale est sérieusement remis en question. Les accords intergouvernementaux concernant le GATT, qui ont conclu sept ans de laborieuses négociations, ont finalement été signés le 15 décembre 1993 à Marrakech ; bien que les autorités nationales tardent à les ratifier, 1995 verra probablement une nouvelle instance, l'Organisation mondiale du commerce, remplacer le GATT et assurer avec des pouvoirs étendus la police des marchés mondiaux. Demeure en suspens la question du recours à des mesures de rétorsion commerciales prises à rencontre de pays en voie de développement qui ne respectent pas les droits de l'homme ou qui dégradent l'environnement.

L'instabilité des taux de change et leur propension à s'écarter durablement des taux d'équilibre réalistes, c'est-à-dire des parités de pouvoir d'achat, soulèvent le plus de difficultés. Or, la réunion du Fonds monétaire international (FMI) et de la Banque mondiale a coïncidé avec le cinquantenaire de ces institutions issues des accords de Bretton Woods. Elle a révélé, à cette occasion, l'ampleur des divergences entre les pays du Nord et du Sud, notamment l'opposition d'un certain nombre de pays en voie de développement (Brésil, Inde, etc.) à ce qui est perçu par eux comme une domination injustifiée des nations du G7. Le FMI, qui assura du mieux possible la gestion d'un système monétaire à changes fixes, jusqu'en 1971, se trouve moins armé aujourd'hui face aux taux de changes flexibles que les États utilisent à leur guise.

Une économie mondiale en pleine mutation

La remise en cause des organisations internationales relève d'un enjeu bien plus important, à savoir le droit des grandes puissances issues de la Seconde Guerre mondiale à continuer de régenter les instances économiques internationales, comme si le monde n'avait pas changé. Le nouveau monde, apparu au cours des années 1990, est tiré par deux moteurs : les États-Unis et l'Asie du Pacifique. Bien que le poids relatif des États-Unis décline quelque peu, leur expansion s'est accompagnée d'une vive progression de leurs importations au long des trois dernières années (+ 10 % en moyenne annuelle en volume). Le poids relatif des pays asiatiques en voie d'industrialisation rapide – nettement sous-estimé lorsqu'il est évalué aux taux de change courants – suffit d'ores et déjà à en faire un débouché appréciable. Si les ventes des pays riches vers les PVD (pays en voie de développement) ne comptent encore que pour 4 % du PIB des premiers, ce courant est appelé à se renforcer. Les PVD deviennent donc des partenaires actifs du commerce mondial. Cela ne va pas sans perturber les conditions d'emploi et l'échelle des rémunérations des travailleurs qualifiés dans les nations anciennement industrialisées. Avec un environnement aussi porteur, l'Europe de l'Ouest devrait se réjouir des perspectives de marché que cette nouvelle dynamique laisse entrevoir. Malheureusement, les capacités d'adaptation du Vieux Continent, déjà très sollicitées par la réunification de l'Allemagne, semblent insuffisantes. Ainsi, les parts de marché mondial des quatre grands exportateurs (Allemagne, France, Italie, Royaume-Uni) ont décliné de 28,4 à 25,6 % entre 1990 et 1994 ; tandis que, dans le même temps, le Japon et les États-Unis élargissaient les leurs. Certes, l'Europe est handicapée par sa position géographique. Plus proche des marchés des pays de l'Est dont la transition est lente et laborieuse, elle se sent éloignée des marchés en expansion. Mais, au-delà de ce relatif isolement, le déclassement de l'Europe de l'Ouest semble procéder plus fondamentalement de ses modes de fixation de revenus – salaires, transferts de protection sociale – et de ses réglementations économiques, lesquelles paraissent devoir être révisées. D'après un classement établi par la revue The Economist (1er octobre 1994), en combinant cinq critères supposés refléter l'adaptabilité d'un pays à la compétition mondiale, les États-Unis, le Japon et le Royaume-Uni seraient mieux armés que la France, l'Allemagne et l'Italie pour aborder le prochain siècle. Ce classement inhabituel fait ressortir les critères suivants : degré de rigidité des structures sociales, part totale des industries manufacturières dans l'emploi – ces deux éléments étant jugés comme des handicaps –, poids des exportations de biens de haute technologie, pourcentage de population active pourvue d'un diplôme de fin d'études secondaires et valeur des actifs des fonds de pension en comparaison du PIB. Même si cette méthode de classement peut prêter à discussion, elle n'en a pas moins le mérite de faire réfléchir aux conditions nécessaires pour que l'Europe aborde le siècle prochain avec de meilleurs atouts qu'aujourd'hui.

La persistance du chômage

Le chômage s'est stabilisé au cours de 1994, mais il n'a pas encore reculé et demeure nettement plus élevé sur le Vieux Continent. La population des cadres, qui a reculé pour la première fois en Europe en 1993, s'est tout juste maintenue cette année. L'incapacité de la reprise à assurer seule une diminution significative du chômage remet en question les modes de détermination des rémunérations sur les marchés du travail et à l'intérieur des organisations, les systèmes de solidarité et les méthodes de gestion des ressources humaines.

The Economist, The global economy, 1er octobre 1994.
F. Henrot, le Fantôme de l'inflation, Centre d'information sur l'épargne et le crédit, septembre 1994.

Alain Bienaymé
Professeur de l'université de Paris-Duphine