Cependant, l'évolution de la conjoncture américaine conserve une grande part de mystère pour tous les prévisionnistes, qui multiplient les scénarios alternatifs pour pallier leur embarras. Les observateurs sont d'ailleurs loin d'être d'accord pour définir la reprise exceptionnelle de 1983-84.

Le dollar creuse le déficit

Face à tant d'incertitudes, concernant la croissance aux États-Unis et l'évolution de leurs taux d'intérêt, les milieux financiers ont tendance à adopter une attitude conservatoire. Ce qui signifie le maintien du dollar à un cours élevé. Or, l'économie française est, à maints égards, dépendante de la valeur du billet vert. Quand la devise américaine gagne 1 F sur les marchés des changes, notre balance commerciale s'alourdit automatiquement de 15 à 20 milliards de F. Si le dollar doit se maintenir au-dessus de la barre des 9,50 F, il est peu probable que nos comptes extérieurs puissent redevenir équilibrés en 1985. Même dans l'hypothèse optimiste où la croissance des économies européennes servirait de locomotive pour notre commerce extérieur.

De même, la valeur du dollar a un impact tout aussi fondamental sur la dette extérieure française. Un peu plus de la moitié de cette dette étant libellée en dollar, l'endettement externe constitue à l'envi un volet important de la « contrainte extérieure » pour la France. À tel point que le chiffrage de cet endettement est devenu un sujet de polémiques de la classe politique. Sans entrer dans la querelle des chiffres, citons l'avis, indépendant, des experts de DRI (un des tout premiers instituts d'études économiques américains) et qui viennent d'effectuer une enquête sur la dette française, à la demande des grandes banques américaines : « Le chiffre officiel (établi par le ministère de l'Économie) de 451 milliards de F ne paraît guère contestable, pas plus que son actualisation à fin juin 1984 : 469 milliards de F (54,4 milliards de dollars). »

Mais, quoi qu'il en soit, la charge annuelle qui découle de cet endettement n'est pas mince. En 1984, la France aura dû débourser quelque 75 milliards de F pour l'amortissement de sa dette : soit 25 milliards de F pour rembourser le capital et 50 milliards pour le paiement des intérêts. À titre de comparaison, ces sommes équivalent à 7,5 % des exportations françaises en 1984. Or, elles ne cesseront de s'accroître au fil des ans, selon l'échéancier de DRI. Cela jusqu'en 1992, année où l'amortissement représentera 12 à 13,4 % des exportations, selon que l'on fait des hypothèses plus ou moins optimistes sur le cours du franc, les taux d'intérêt et le rétablissement de notre balance commerciale.

Certes, il ne s'agit là que de l'endettement brut, et il conviendrait de mettre en parallèle les créances que la France détient sur l'étranger (250 milliards de F). Mais ces débiteurs sont eux-mêmes lourdement endettés (Brésil, Mexique). À tel point que la France doit accepter de différer leurs remboursements : en 1983, par exemple, il en est résulté un manque à gagner sur nos comptes extérieurs financiers d'une vingtaine de milliards de francs. Heureusement que la balance des paiements français peut compter sur d'autres rentrées de devises, tel le tourisme, qui rapporte actuellement quelque 20 milliards de F. Un appoint appréciable. Cependant, l'équilibre de nos paiements extérieurs ne pourra être obtenu que si les échanges de marchandises redeviennent excédentaires, le plus rapidement possible. Ce surplus doit être tel que la France pourra régler ses échéances, du moins les intérêts annuels : condition indispensable pour stabiliser le montant de la dette elle-même.

La marge de manœuvre

La dépendance est double pour la France : financière et commerciale. Le rythme d'expansion de la « maison France » est soumis au développement de ses exportations. Mais, même si la conjoncture mondiale reste forte, les exportations, qui représentent tout au plus 20 % de la demande de biens et services pour notre économie, ne peuvent assurer une croissance bien rapide. Et, pourtant, le scénario de croissance « douce », qui paraît inévitable en raison même des contraintes externes, a des effets pervers. Sur l'emploi : une croissance de 2 % par an permet, tout au plus, de stabiliser les effectifs, en raison même des gains de productivité. En fait, compte tenu d'une population active en progression, une croissance économique de 3,5 % est nécessaire pour stabiliser le chômage. Autre péril grave : la contraction pendant plusieurs années consécutives des actifs cotisant aux régimes sociaux pose des problèmes insolubles pour les comptes publics, et surtout pour les régimes de retraite. Selon une projection faite par le Sénat, il faudrait trouver 120 milliards de F supplémentaires en 1988 pour équilibrer les comptes. Sauf à accepter des déficits peu vraisemblables, il faudra relever substantiellement les cotisations sociales, c'est-à-dire faire l'inverse de ce qui a été décidé en 1984, où le gouvernement a voulu réduire d'un point les prélèvements obligatoires... Tel est l'enjeu du débat sur la croissance et la contrainte extérieure.