Journal de l'année Édition 1977 1977Éd. 1977

Idées

Dans le temps court de l'année politique ou économique, le jaillissement constant des événements que les médias isolent, agrandissent et dispersent font du territoire du chroniqueur, sinon de l'historien, un milieu instable parcouru de courants browniens. L'univers mental et intellectuel paraît, par contraste, traversé de courants de périodes si amples ou d'oppositions si rituelles que les idées et les méthodes semblent douées d'une stabilité que l'on prend vite, à l'aune de l'éphémère, pour de la permanence. Et pourtant elles se meuvent ! Les frontières du savoir, les idées bougent. L'objectif du Journal de l'année, désormais, sera aussi de tenter de saisir des lignes de force dans cette mouvance, des pistes, des orientations en présentant quelques-uns des ouvrages les plus révélateurs parus dans l'année. Pas plus qu'une petite phrase ne fonde une politique, un grand livre ne suffit à créer une nouvelle méthode de penser. Mais plusieurs témoignages venant d'horizons différents créent un climat, sur lequel il convient de s'interroger.

H. Rose, S. Rose. J. Hanmer, H.M. Enzensberger, R. Franck, J.M. Lévy-Leblond, L. Stéhelin
L'idéologie de/dans la science
(Le Seuil)
La crise économique et la guerre du Viêt-nam ont incité des scientifiques anglo-saxons à entreprendre, vers 1971, une critique radicale des rapports entre la science et la société, entre les chercheurs et le pouvoir politique, et finalement de la nature même de la connaissance scientifique. Animé par le neurobiologiste britannique Steven Rose et sa femme, l'économiste Hilary Rose, ce mouvement a rejoint des tentatives poursuivies dans d'autres pays, notamment en France par le physicien Jean-Marie Lévy-Leblond. L'ouvrage collectif propose au public français rassemble quelques études déjà parues en langue anglaise et des textes originaux. Leur dénominateur commun est que le savoir absolu, objectif, est un leurre. La production de la science, dans sa structure comme dans ses applications, est conditionnée par l'idéologie dominante et reflète les contradictions sociales. Les auteurs démontent les mécanismes complexes de ce conditionnement qui engendre un élitisme (prix Nobel) en contradiction avec la réalité de la recherche moderne et sépare les sciences de pointe, valorisées mythiquement, du vécu technologique. Cette contestation en profondeur soulève dans la communauté scientifique (dont les auteurs démontrent l'hétérogénéité) des remous en voie de s'amplifier.

Louis de Broglie
Recherches d'un demi-siècle
(Albin Michel)
En 1924, Louis de Broglie tranchait un débat séculaire sur la nature de la lumière : elle était à la fois un flux de particules et un train d'ondes. Plus généralement, à tout corpuscule est associée une onde, qui représente la probabilité de rencontrer le corpuscule en un point donné de l'espace. Étranger à notre intuition, le nouveau tableau du monde physique s'en détacha complètement avec la mécanique ondulatoire quantique. Les notions de causalité, de trajectoire continue, d'individualité d'une particule s'effacent devant des « recettes » mathématiques. Louis de Broglie commença par suivre le mouvement qu'il avait contribué à déclencher. À partir de 1951, une réaction s'est dessinée en lui. Il refuse décidément qu'un pur formalisme mathématique se substitue à des réalités physiques. Avec des disciples comme Lochak et Vigier, il conçoit la particule comme un objet bien localisé et transportant de l'énergie. Peut-être retrouvera-t-on le déterminisme à un niveau subquantique. C'est ce « drame d'idées » (pour reprendre une expression d'Einstein) qui revit dans un recueil de textes où se trouvent à nouveau posés les problèmes les plus pathétiques de notre compréhension de l'univers.

Mark R. Rosenzweig
Biologie de la mémoire
(PUF)
Comment des impressions ressenties brièvement il y a des années peuvent-elles influencer notre comportement actuel ? Les recherches récentes commencent à jeter quelque lumière sur le mystère de la mémoire. L'enregistrement des souvenirs semble exiger une consolidation qui s'effectuerait au cours de la phase de sommeil dite « paradoxale ». La base biochimique de cet enregistrement pourrait être la synthèse dans le système nerveux de protéines particulières agissant au niveau des synapses. L'auteur, qui a été professeur à l'université de Paris-VI, enseigne la psychologie à l'université de Californie à Berkeley. Il expose ses propres expériences sur le rôle des acides nucléiques dans la synthèse de protéines spécifiques de la mémorisation, ainsi que les travaux qui se poursuivent dans d'autres laboratoires. Bien des questions demeurent ouvertes dans ce domaine brûlant de la biologie. Existe-t-il des différences entre espèces et entre individus pour ce qui est de l'apprentissage et de la mémoire ? Quelle est l'incidence des états affectifs et des motivations profondes ? En dépit de quelques échecs et de fausses découvertes, les techniques modernes commencent à apporter des réponses cohérentes.