Journal de l'année Édition 1976 1976Éd. 1976

On peut rappeler encore un livre du secrétaire perpétuel de l'Académie Jean Mistler, Gare de l'Est, et aussi un beau roman épais et mystérieux de Marcel Brion, Algues, où l'auteur crée une ville dans une presqu'île, tout au nord de l'Europe, avec ses canaux, ses monuments, son parc d'attractions, ses mœurs, sa religion ou son mythe, et surtout avec un étrange climat intérieur, comme si les âmes, à la manière des algues, flottaient entre l'élément solide et l'élément liquide. Cela relève d'une sorte de romantisme tellurique à la manière du romantisme allemand, mais le vieil écrivain réussit à créer un univers original qui recevra longtemps des visiteurs intrigués.

Second collège

La fécondité des membres de notre second grand collège, l'académie Goncourt, n'a pas été moindre ; Bernard Clavel, le plus proche de l'inspiration du roman populaire, a donné La saison des loups, bien avant Hervé Bazin, qui burine, comme disait la critique de jadis, des romans de mœurs très actuelles, et qui est resté sur le thème du divorce avec Madame Ex. Françoise Mallet-Joris dans un très gros roman, Allegra, choisit un thème un peu en marge, l'amour-passion d'une jeune femme et d'un petit garçon arabe, pour faire preuve de la solidité de son métier de romancière et pour faire valoir aussi ce coin de sensibilité sincère qui fait qu'un roman peut être beaucoup plus qu'un roman.

Jean Cayrol enfin continue, avec Histoire d'une maison, la série de ses histoires, un peu à la manière des conteurs orientaux, mais sur une matière presque populiste : l'effort d'un homme modeste, d'un cadre, pour construire une maison sur un bout de terrain, malgré les petites difficultés et les grandes catastrophes comme la guerre. Dans l'œuvre de l'auteur, qui est surtout un poète, c'est un des livres qui ressemblent le plus à de vrais romans.

Clubs

On peut passer alors à la masse des honnêtes ouvrages qui relèvent de la clientèle, au sens romain, des académies et des clubs. L'Académie française en 1975 a jugé que rien ne se détachait de cette masse et n'a pas donné son grand prix du roman.

L'académie Goncourt a choisi un ouvrage paru sous le nom d'Emile Ajar, La vie devant soi, ouvrage extrêmement fabriqué, bien fabriqué, ce qui explique son succès de gros public, mais né dans des circonstances si artificielles et brouillées à tel point par des campagnes publicitaires que ni l'auteur, ni l'œuvre n'ont la moindre apparence d'authenticité et qu'il s'agit sans doute plutôt d'une opération de librairie que d'un début littéraire. La médaille du Femina est allée à un ouvrage un peu indécis, Le maître d'heure de Claude Faraggi, roman qui se rapproche de la littérature fantastique comme l'entend Marcel Brion, mais qui ne va pas au bout de son dessein et sacrifie à une anecdote ce qui pouvait peut-être avoir une résonance métaphysique.

Mais, si les lauréats de l'année semblent un peu faibles, on trouve un peu plus loin de nombreux candidats déjà engagés dans la carrière des honneurs. Nul ne s'étonnerait de voir Robert Merle, ancien lauréat, s'agréger au collège des Goncourt, Madrapour, son dernier roman, est un très bon récit de fiction, bien conduit, qui tient le lecteur en haleine, s'il ne réussit pas à prendre une signification au-delà de l'aventure et de l'anecdote.

Et, dans la mouvance de l'Académie française, on voit déjà bien des écrivains, comme François Nourissier (Lettre à mon chien) ou Bertrand Poirot-Delpech, qui, dans Les grands de ce monde, évoque une fois de plus la crise de mai 1968 et met en scène comme un personnage de roman ordinaire et même d'une façon un peu burlesque le général de Gaulle. C'est un livre brillant et adroit, qui se garde aussi bien d'être œuvre de journaliste ou œuvre moraliste, qui se garde à droite et à gauche dans les conflits de la politique comme dans les conflits d'idées, toujours prêt à faire feu des quatre fers. Jean-Louis Curtis, dans les trois nouvelles parallèles de L'étage noble, traite aussi de la crise de notre civilisation, avec cet art intelligent et précis qui lui permet de nous faire rire et sourire, de personnages qui continuent à faire semblant, à faire mine de rien au bord du gouffre, petites saintes nitouches qui continuent à jouer à la balle comme si elles n'avaient pas entendu la cloche qui sonne la fin de la récréation et peut-être la fin de notre monde.