Que les dockers s'arrêtent à Marseille, ou les marins du commerce, tout le négoce est paralysé, et avec lui les transports. Que la construction ou la réparation navale soit en grève, et les ateliers des innombrables sous-traitants ferment leurs portes. Ces bastions, la CGT les tient, depuis toujours. À les manipuler, elle s'est taillé depuis plus de trente ans une réputation solide auprès des travailleurs. Rien n'est changé dans cette puissance. Tout change, en revanche, dans le contenu des revendications ouvrières.

Les états-majors perdent pied. La base prend le relais. C'est, pour l'heure, et davantage que l'implantation d'entreprises nouvelles, le premier effet de l'industrialisation régionale. Avec une autre conséquence : la primauté cégétiste contestée, cependant que la CFDT commence à occuper une place qu'elle avait jusqu'alors laissée vide. Son installation dans la région est toute récente. Elle intervient au moment le plus favorable, celui où le milieu ouvrier lui-même connaît une mutation profonde.

Christian Dubonnet, le secrétaire régional de la CFDT, le dit lui-même : « Nous ne pensons pas disputer à nos camarades de la CGT les secteurs où ils sont depuis toujours implantés. L'évolution économique et sociale de la région nous ouvre en revanche de nouveaux créneaux. Alors, notre style d'intervention trouvera une réponse. » C'est-à-dire : action dans l'entreprise au départ de la base, prise en compte d'arguments qui dépassent la classique revendication de salaires. Certes, la CFDT n'a pas pris, dans tous les cas, l'initiative. Mais elle a été amenée à soutenir, à l'occasion des innombrables conflits qui ont éclaté en 1972, la plupart des mots d'ordre dont elle fait son programme national. À Draguignan, une poignée d'ouvrières mobilisent toute la ville contre les licenciements collectifs décidés par une entreprise de confection. À La Ciotat, s'agissant d'une grève des soudeurs, on a pu parler d'action du type Joint français ; et certains observateurs ont noté que la CGT avait montré peu d'empressement à soutenir les grévistes (qui ont tenu plus de quatorze semaines), peu de temps avant les élections législatives. À Fos, en 1972, toutes les grèves (une par semaine au moins dans des entreprises récemment installées) sont parties de la base et pas seulement pour appuyer des revendications de salaires. Bien plus important : les conditions de travail, l'environnement, le sort des épouses et des enfants, l'insertion dans un milieu provincial inconnu, souvent indifférent sinon hostile.

La CFDT a été la première à réunir et publier un dossier complet sur l'avenir économique de la région. La CGT n'a pu que reprendre ses arguments sur les questions essentielles : une sidérurgie, pour quoi faire ? Une révolution dans l'aménagement du territoire, au bénéfice de qui ? Va-t-on recommencer, en 1975, les erreurs qui ont fait du Nord ou de la Lorraine un enfer industriel ?

La compétition entre les deux centrales syndicales est au moins le signe que la région est en train de changer, et pas seulement dans ses structures économiques. Les mentalités changent aussi. La CFDT est la première à l'avoir compris. Elle en a profité pour animer la percée syndicale. Et si elle ne peut prétendre encore faire jeu égal avec la CGT, elle a pris, sur plus d'un point, des positions assez fortes. À l'université, par exemple, ou encore dans les administrations. Souvent, ses militants sont placés à des postes clefs. Ils y détiennent l'information, à défaut des moyens d'action.

Ce n'est pas encore une puissance ; c'est déjà un ferment de contestation des pouvoirs établis. C'est nouveau, en tout cas. Le patronat local redoutait les grandes manœuvres syndicales, paralysantes ; il découvre la subversion syndicale, qui ne l'est pas moins. La haute administration n'avait qu'un souci : obtenir dans ses initiatives la complicité des élus locaux et des notables économiques ; elle est prise à revers par un certain activisme syndical. Bien entendu, ce n'est pas le fait de la CFDT seule. Mais l'ardeur qu'elle met à creuser son trou force les autres syndicats à s'aligner sur ses positions les plus radicales. Assurément, tôt ou tard le phénomène se serait déclenché : c'est une des constantes actuelles de l'évolution politique française.