Kropotkine (Petr Alekseïevitch, prince)
Pseudonyme Levachov, révolutionnaire russe (Moscou 1842 - Dimitrov 1921).
Enfance et jeunesse
Lors du procès des anarchistes de Lyon (audience du 15 janvier 1883), Kropotkine déclarait : « Mon père était propriétaire de serfs, ou plutôt d’esclaves. Dès ma plus tendre enfance, j’ai vu se produire des faits semblables à ceux qu’a racontés un romancier américain dans la Case de l’oncle Tom. C’est du jour où j’ai vu des cruautés auxquelles était en butte la classe des opprimés que j’ai appris à l’aimer.
« Je suis entré à seize ans à l’école des pages, et si dans la cabane des paysans j’avais appris à aimer le peuple, c’est à la cour que j’appris à détester les grands. En sortant de cette école, j’avais le choix entre les divers régiments. Je m’enrôlai dans les cosaques de l’Amour et je devins bientôt, à dix-neuf ans et demi, aide de camp du général gouverneur des provinces de Sibérie. Je pris part, en cette qualité, à toutes les réformes qui s’accomplirent dans ce malheureux pays. Mais je m’aperçus bientôt que le libéralisme du gouvernement russe était un masque et, en effet, quand éclata l’insurrection polonaise, un vent de fiévreuse réaction se déchaîna sur la Russie. Je m’adonnai alors aux travaux scientifiques et parcourus dans tous les sens le vaste empire de Russie. À vingt-six ans, je quittai définitivement l’armée et allai m’asseoir sur les bancs de la faculté de mathématiques de Saint-Pétersbourg. Pendant ce temps, le mouvement social s’organisait en Russie. Des citoyens généreux eurent le courage d’élever la voix et de réclamer quelques libertés.
« La réponse du gouvernement fut simple ; les citoyens — j’étais du nombre — furent emprisonnés, et mon frère, coupable de m’avoir adressé une lettre, fut, par mesure administrative, envoyé en Sibérie. Il y est encore. »
L’anarchisme de Kropotkine
But...
C’est au congrès de la Fédération jurassienne tenu à La Chaux-de-Fonds le 12 octobre 1879 que Kropotkine proposa le collectivisme comme forme transitoire de propriété, le communisme anarchiste comme objectif final. Serait réalisée ainsi la synthèse des deux idéaux poursuivis par l’humanité à travers les âges, la liberté économique et la liberté politique (la Conquête du pain, 1888).
Faisant confiance à « l’esprit organisateur du Grand Méconnu, le Peuple » (id.), Kropotkine prévoyait la révolution sociale dans un proche avenir, dans moins de dix ans, comme il le disait à ses juges en 1883. La pratique de l’entraide, qui avait été le grand facteur du progrès moral de l’homme depuis ses origines, serait encore « la meilleure garantie d’une plus haute évolution de notre espèce » (l’Entraide, 1892).
Les compagnons, dans leur très grande majorité, adhérèrent à ces vues optimistes, non peut-être sans dommage pour leur propre réflexion et l’approfondissement de la théorie anarchiste.
...et moyens
Pour atteindre leur but, les anarchistes envisagèrent tout d’abord, et notamment au congrès anarchiste international de Londres tenu le 14 juillet 1881, de porter leur action sur le terrain de l’illégalité, « seule voie menant à la révolution ». C’est ce qu’on appela la propagande par le fait, qui, en France, se développa sous forme d’attentats en 1892-1894.
Kropotkine avait souscrit, comme les autres, semble-t-il, à cette forme de propagande. Mais, dès 1890-91, il reconnaissait qu’« un édifice basé sur des siècles d’histoire ne se détruit pas avec quelques kilos d’explosifs » (la Révolte, 18 mars 1891) et il ajoutait : « La révolution, avant tout, est un mouvement populaire. » Préconisant « des unions monstres, englobant les millions de prolétaires contre les milliers et les millions d’or des exploiteurs » (la Révolte, 27 sept. 1890), il apparaît comme un des précurseurs du syndicalisme révolutionnaire, qui, quelques années plus tard et pour longtemps, allait fortement marquer le mouvement ouvrier français avec, entre d’autres, des hommes comme Émile Pouget et Fernand Pelloutier, venus, eux aussi, de l’anarchisme.
Il n’est donc pas étonnant si, en 1909, Kropotkine accueillit avec enthousiasme le roman d’anticipation signé Pataud-Pouget, Comment nous ferons la révolution — qui devait avoir un certain succès —, dans lequel on voit Bourses du travail et syndicats se muer d’instruments de combat en groupements de producteurs au lendemain de la révolution et devenir « le cœur et l’âme » du mouvement pour l’édification de la société nouvelle.
1914 et l’Union sacrée
L’internationaliste Kropotkine fut, avec d’autres leaders anarchistes, un défenseur intransigeant de la cause des Alliés durant la Première Guerre mondiale. Cette attitude « union sacrée », qui se concrétisa notamment par la signature du manifeste dit « des Seize », leur valut d’être traités par d’autres compagnons d’« anarchistes de gouvernement ». En ce qui concerne Kropotkine, il s’agissait non d’un reniement, mais de la mise en pratique d’une conception ancienne et maintes fois affirmée.
Dans les tout premiers jours d’octobre 1905, Kropotkine, de passage à Paris, eut l’occasion de discuter avec quelques compagnons sur l’antimilitarisme. Par suite d’une indiscrétion, P. Mille, rédacteur au Temps, rapporta ses propos dans le numéro daté 19 octobre. Kropotkine adressa au journal une mise au point qui parut le 31 octobre et dont on peut extraire notamment le passage suivant : « Quiconque a vécu la réaction sociale et intellectuelle de ces trente dernières années comprendra pourquoi je pense que, chaque fois qu’un État militaire en envahira un autre trop faible pour se défendre lui-même, les antimilitaristes de toutes les nations doivent se porter à sa défense ; mais surtout ils doivent le faire pour la France, lorsqu’elle sera envahie par une coalition de bourgeoisies qui haïssent surtout dans le peuple français son rôle d’avant-garde de la Révolution sociale. »
J. M.
➙ Anarchisme.
G. Woodkock et I. Avakoumovitch, The Anarchist Prince (Londres, 1950 ; trad. fr. Pierre Kropotkine, le prince anarchiste, Calmann-Lévy, 1953).