Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
E

encyclopédie (suite)

Mais, pour assurer l’accord total de l’homme et de la nature, ce mouvement conquérant du savoir ne doit point rencontrer de limitation, fût-ce celle que le « citoyen » reconnaît comme la plus légitime des frontières : celles de la nation. Sur ce dernier point, l’originalité de l’Encyclopédie est d’autant plus nette qu’elle est parfaitement nouvelle. Les traités de technologie avaient tous un peu l’air de transmettre des secrets. Ils prenaient en ce sens volontiers la suite des traités d’alchimie, se reléguant eux-mêmes dans cette pénombre où végètent toutes les magies. En incitant l’Académie des sciences à entreprendre une mise au point de l’ensemble des techniques, Colbert donna à cet hermétisme égoïste un sens et une portée politiques. Il s’agissait de dérober aux nations concurrentes leurs meilleurs secrets et d’ajuster au mieux les siens propres, afin d’en vérifier l’efficacité. Un Jean-Claude Hindret fut envoyé en Angleterre avec pour mission de lever les plans du métier à bas, ce produit anglais s’écoulant à bon prix sur le marché français. Diderot se rattache certes à cette conception mercantiliste encore régnante de son temps, mais le « philosophe » l’emporte là aussi sur le « patriote ». « C’est se rendre coupable d’un larcin envers la société que de renfermer un secret utile. » À l’égard de l’Académie des sciences de Paris, par trop inféodée à la politique gouvernementale dans le domaine économique, Diderot ne cesse de témoigner son mépris. Dans l’article « encyclopédie », il se laisse aller à cette diatribe enflammée : « Il y a des têtes étroites, des âmes mal nées, indifférentes sur le sort du genre humain, et tellement concentrées dans leur petite société qu’elles ne voient rien au-delà de son intérêt. Ces hommes veulent qu’on les appelle bons citoyens ; et j’y consens pourvu que l’on me permette de les appeler méchants hommes. On dirait, à les entendre, qu’une encyclopédie bien faite, qu’une histoire générale des arts ne devrait être qu’un grand manuscrit soigneusement enfermé dans la bibliothèque du monarque et inaccessible à d’autres yeux que les siens ; un livre de l’État, non du peuple. À quoi bon divulguer les connaissances de la nation, ses transactions secrètes, ses inventions, son industrie, ses ressources, ses mystères, sa lumière, ses arts et toute sa sagesse ! Ne sont-ce pas là les choses auxquelles elle doit une partie de sa supériorité sur les nations rivales et circonvoisines ? Voilà ce qu’ils disent : et voici ce qu’ils pourraient encore ajouter. Ne serait-il pas à souhaiter qu’au lieu d’éclairer l’étranger, nous pussions répandre sur lui des ténèbres et plonger dans la barbarie le reste de la terre, afin de le dominer plus sûrement. » L’appel d’une audience illimitée est le moteur principal de l’enthousiasme encyclopédique. Il est facile de se gausser d’une prétention aussi emphatique et de lui opposer le démenti formel que lui apporte la révolution industrielle de la fin du siècle. Pareille attitude, pourtant, risque d’opposer deux hommes contradictoires à l’intérieur de Diderot et de contrebalancer l’image d’un chercheur réaliste par celle d’un rêveur, d’un idéaliste impénitent. Pourtant, ce credo qui nous paraît si désuet découle d’une vision, d’une théorie d’ensemble : il n’est pas le fruit d’une « sensibilité » qui s’opposerait à une « raison ».

Le propre de l’Encyclopédie est de refuser toutes les formes du particularisme ; son public, certes, comme Jacques Proust l’a bien démontré, est des plus restreints et ne consiste que dans une frange assez mince de la bourgeoisie cultivée — mais sa portée, pour être vraiment « philosophique », doit revendiquer l’universel. On peut dire que ce dictionnaire à succès, tant de fois imité, complété ou pillé, attend encore son lecteur. En effet, de même que pour Condillac le langage n’est pas simple produit de la communication, mais instrument nécessaire à la connaissance et devrait être inventé par le plus solitaire des savants, de même l’Encyclopédie exige, par-delà la proclamation d’une essence humaine susceptible de progrès, l’avènement d’un lecteur idéal. C’est plus qu’une foi, c’est une pétition de principes. L’homme doit être au centre de l’œuvre ; autour de ce point fondamental, la circonférence du savoir viendra se déployer et s’articuler, mais ce regard humain doit être aussi général que possible. « Puisque la perfection absolue d’un plan universel ne remédierait point à la faiblesse de notre entendement, attachons-nous à ce qui convient à notre condition d’homme, et contentons-nous de remonter à quelque notion très générale. Plus le point de vue d’où nous considérons les objets sera élevé, plus il nous découvrira d’étendue, et plus l’ordre que nous suivrons sera instructif et grand. » Pour se révéler claire et distincte, l’idée doit être déracinée du plus intime de soi, où jusqu’alors un Dieu assurait sa caution ; elle exige désormais, pour être perçue dans son enchaînement et dans ses liaisons constitutives, un arrachement à soi, un effort et une ferveur. « Chacun a sa manière de sentir et de voir », écrit Diderot, mais le savoir doit être délivré de la disparate des tempéraments, de la particularité des points de vue. Au terme de cette ascension, le spectateur à venir contemplera la vérité sous la forme d’une cartographie parfaite. Pour Diderot, la connaissance doit s’ordonner avec la rigueur et la belle avenue d’un jardin à la française : « Il faut par conséquent qu’il soit simple parce qu’il y a rarement de la grandeur sans la simplicité ; qu’il soit clair et facile ; que ce ne soit point un labyrinthe tortueux où l’on s’égare, et où l’on n’aperçoive rien au-delà du point où l’on est, mais une grande et vaste avenue qui s’étende au loin, et sur la longueur de laquelle on en rencontre d’autres également bien distribuées, qui conduisent aux objets solitaires et écartés par le chemin le plus facile et le plus court. » Au terme d’une lutte sans merci livrée aux « abstractions », quelles que soient les formes qu’elles revêtent, le sensualiste Diderot est contraint de livrer la totalité du savoir (c’est-à-dire sa cohérence et sa vérification) à l’hypothèse d’un regard sans visage. Le pari optimiste de l’Encyclopédie ne consiste donc pas seulement dans la restauration des alliances ou des accords qui ont été si curieusement oubliés, il s’articule aussi sur cette certitude confiante : la vision encyclopédique délivrera l’homme de ses chaînes ancestrales, sans lui en forger de nouvelles. En effet, abstrait, généralisé, ce regard futur ne perdra rien de sa chaleur humaine ; tout au contraire, il la décuplera dans une sorte de va-et-vient « sympathique » : « Quelle vive et douce chaleur n’en résultera-t-il pas des êtres vers l’homme, de l’homme vers les êtres ? » La gloire de l’Encyclopédie est d’avoir formulé cette espérance généreuse ; sa chance fut de prendre place dans le laps de temps (en réalité fort bref) où pareil souhait était encore permis et concevable.