Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
B

Balzac (Honoré de) (suite)

... mais un réalisme mythologique

Balzac a expliqué qu’il ne suffisait pas de peindre César Birotteau : il fallait le transfigurer. La précision est capitale. Mais il ne s’agit pas là d’un froid procédé littéraire, applicable ou non par quiconque, en tout temps et en tout lieu. On ne transfigure que le transfigurable. On ne transfigure que dans une époque apte à la transfiguration. Balzac, comme tous ses contemporains, connaissait et avait pratiqué les textes « réalistes », qui, dans la mouvance du journalisme et de la littérature populaire ou « industrielle », s’étaient multipliés depuis l’Empire. Jay (l’Hermite de la Chaussée d’Antin) et ses imitateurs, Henri Monnier (Mœurs administratives, 1828 ; Scènes populaires, 1830), les innombrables « Codes » et « Physiologies » avaient multiplié croquis et choses vues, rédigés en un style simple, parfois familier ou insolemment et parodiquement « scientifique », qui rompait avec la solennité du style classique et académique. Les sujets étaient pris à la vie quotidienne, à Paris, au monde moderne. Passant au romanesque, le style était évidemment guetté par la vulgarité, par la non-signification, par le scepticisme narquois ou par le réalisme sans perspectives. L’infraréalisme des « Hermites » et de Monnier ne pouvait en aucun cas déboucher dans un réel nouveau roman. Il ne pouvait que fournir en croquis et pochades un public ne demandant qu’à être rassuré. À l’inverse, le frénétique ou le néo-dramatique (les romans de Janin, le Dernier Jour d’un condamné de Hugo), tout ce qui relevait plus ou moins directement de la perception d’un nouvel absurde et d’un nouvel inhumain dans le réel moderne manquait parfois d’enquête et d’enracinement, de justifications statistiques et d’intérêt pour le banal. Le réalisme moderne était « en avant », dans un double dépassement des platitudes flâneuses et des intensités littéraires ou fébriles.

Le réalisme balzacien est le réalisme des inventaires et des budgets en même temps que le réalisme d’une immense ardeur. Réalisme mythologique, le réalisme balzacien s’inscrit de Raphaël à Vautrin en passant par Louis Lambert : non pas personnages falots ou plats, mais personnages de dimensions surhumaines. Baudelaire disait que, chez Balzac, même les concierges avaient du génie, et il est vrai que Pons, malgré son spencer du temps de l’Empire, se transforme en statue du commandeur. Il n’est pas de ganache chez Balzac qui ne s’illumine, et le colonel Chabert, avec son mystère et sa folie, est bien aux avant-postes de toute une littérature qui, dans le décor moderne et quotidien, est une littérature de l’absolu. La leçon est claire : chez Balzac, l’absolu n’est pas menacé par le réalisme et le réalisme implique l’absolu. Si, comme l’affirme l’avant-propos, la Comédie humaine est écrite à la lumière de deux vérités éternelles, la monarchie et la religion, on peut trouver à la phrase fameuse un autre intérêt qu’en sa réfutation par le contenu romanesque. Monarchie, pour Balzac, c’est l’État ; c’est la volonté générale d’organisation et l’aptitude générale à l’organisation. Religion, c’est un sens à tout, c’est tout ayant un sens, c’est tout relié à tout et produisant, en avant, son propre « sur-tout », qu’il appelle éventuellement Dieu, projection dans un avenir, dans une « sur-existence », de ses exigences et de ses virtualités. L’idéologie balzacienne (centralisation, pouvoir unitaire et fort, développement de la vie par l’organisation) est étroitement liée au réalisme créateur et expressif du roman balzacien. Au centre se trouve la figure et l’image du père, à être ou à trouver. Un univers centré sur la figure du père (la mère étant le plus souvent image de fuite, de révolte ou de souffrance) est un univers à la fois du positif, du démiurgique et de l’ardent. Que cette paternité, que cette créativité rencontre la souffrance et l’échec, qu’elle ne puisse en conséquence que chercher sa réalisation et son affirmation au travers de mythes et de figures mythiques, qu’elle propose à la postérité non des recettes mais bien des figures et des images explique qu’elle fournisse à une pédagogie possible non des leçons d’absurde et de renoncement, mais de sens et d’exigence. Réalisme n’est pas ainsi synonyme d’abaissement, mais bien de vouloir et d’élan. Balzac disait qu’à Faust il préférait Prométhée : entreprise et création sont, pour lui, dans la ligne normale de la quête d’absolu.

Du jeune plumitif ardent, besogneux et inconnu de 1822 au mari de Mme Hanska que voit Victor Hugo sur son lit de mort, du Balzac de trente-quatre ans, auteur fantastique reçu et tout juste auteur de quelques Scènes de la vie privée, au Balzac des Parents pauvres en passant par celui du cycle Vautrin, la courbe est impressionnante, immense. Pendant cette trentaine d’années sont préparées ou produites certaines des œuvres majeures du xixe s. français, et sans doute de la littérature universelle. Forgeron, visionnaire, journaliste, homme de lettres, caricaturé aux côtés de Dumas, courant après le genre Eugène Sue, attendu par le génie de Baudelaire, promis aux sculptures de Rodin, Balzac, à s’en tenir aux apparences et aux schémas, se meut de l’univers de Dante à celui de Sacha Guitry. Ses revenus, ses tirages, ses amours, ses folles dépenses, ses voyages, son audace, sa vanité, ses collections, son gros ventre, ses coups de pioche dans le siècle, ses efforts pour se faire admettre à droite, ses fidélités continues à gauche, son refus du style bucolique, messianique, romantique ou social, tout fait de lui un personnage difficile à classer, absolument incapable de prendre place dans le cheminement littéraire, idéaliste et lumineux que le xixe s. romantique voulut être le sien vers un « Plein Ciel » enfin et démocratiquement assuré à tous.

Il y a, dans toute l’entreprise balzacienne, quelque chose d’épais, quelque chose qui n’est pas noble, quelque chose qu’il est impossible de mobiliser ou de récupérer pour un finalisme quelconque. On y chercherait en vain l’équivalent du drapeau tricolore de 1830 ou de 1848, du rocher de Jersey, de la maison du berger ou d’une expulsion du Collège de France. Mais une chose est sûre, et qui vérifie le caractère inclassable de Balzac : la tradition comme la pratique républicaine bourgeoise de la fin du siècle ne sauront quoi faire de cet homme pour qui le conflit majeur du monde moderne avait cessé d’être celui qui oppose les classes moyennes aux nobles et aux prêtres pour devenir celui opposant l’argent à la vie, au besoin de vivre et à tout ce qui naissait de la victoire de l’argent même. La IIIe République ne l’a pas plus aimé qu’elle n’a aimé Stendhal. Pour ses rues, pour ses places, pour ses fastes, pour ses distributions de prix, pour ses départs à la guerre, elle leur a préféré à tous deux Hugo, Michelet, Gambetta, voire Thiers ou Chateaubriand. Pourquoi ? Ainsi se pose le problème de la signification et de l’efficacité réelles de l’œuvre balzacienne. Toute cette production, de 1820 à 1850, à la fois épousait la courbe du siècle et la dépassait ; elle en contestait la messianique valeur d’ascension, son postulat de l’existence et de la possibilité de ce plein ciel en avant, sans rupture réelle, et dans la ligne du libéralisme, du démocratisme et du socialisme « français » des fils des révolutions bourgeoises de 1789 et de 1830. Monstre sacré de la vie parisienne et moderne, Balzac se trouvait anesthésié, neutralisé, comme mis sur orbite et hors planète par la critique officielle. À distance, aujourd’hui, tout le messianisme bourgeois laïque et républicain a perdu nombre de ses rayons. Balzac en a gagné de nouveaux. Il n’est pas sans intérêt de noter que le bénéficiaire n’est nullement de la race des écrivains angéliques, mais de la race des écrivains producteurs et prolétaires. D’autres, autant que par leur œuvre, se sont imposés par leur vie (exemplaire) ou par leurs aventures. Il n’a pas été possible de réduire, ou simplement de ramener Balzac à ce genre de sous-épopée. Son œuvre prime, dont longtemps on n’a pas trop su que faire, contenu qui contestait formes et pratiques enseignées : admirable témoignage sur la force de la littérature, alors que balbutient encore les idéologies.

P. B.

➙ Héros / Réalisme / Roman / Romantisme / Stendhal.