Sacha Guitry, 1923, La dernière représentation d'une pièce
« À minuit le rideau s’est fermé pour la dernière fois »
« La Dernière représentation d'une pièce. J'ai assisté ce soir à la mort d'une chose que j'avais conçue, créée, que j'ai fait vivre pendant six mois et qui me l'a rendu largement. C'est fini. À minuit le rideau s'est fermé pour la dernière fois.
C'était une pièce qui faisait rire. Elle a fait son devoir jusqu'à la dernière minute. Et puis tout à coup, ça a été le silence. C'était fini. On s'est regardé, on a eu tous le même sourire, le même geste. On a pris un temps : l'habitude. Puis on s'est dit au revoir très gentiment. Les mains se sont serrées. Les cœurs aussi.
Je ne devrais pas être triste en somme car cette mort n'a pas été accidentelle. Elle était prévue, elle était fatale. Elle a été belle et pourtant ce soir je suis moins gai que de coutume. Ca passera. D'ailleurs ça va mieux depuis un instant, depuis que j'écris. Demain il n'y paraîtra plus, certainement. Et même - Mon Dieu oui, il faut bien que cela aussi ça ait son bon côté !
Et même je vais éprouver dès demain une sensation infiniment agréable, je me souviens. Oui, me voilà débarrassé d'une préoccupation qui ne devrait être qu'importante et qui prend à la fin d'étranges proportions si l'on n'y met bon ordre. Ca aussi c'est fini. Je vais rentrer dans une vie plus normale. Je vais soudain cesser d'imaginer que l'auteur qui me succède sur l'affiche a fait tout au monde pour m'en chasser. À partir de demain, les recettes de mes confrères me sembleront enfin normales et justifiées. Je regarderai changer le temps avec une indifférence superbe. Si des personnes rencontrées par hasard me disent qu'elles ont horreur du théâtre, je ne me donnerai aucun mal pour modifier leur opinion.
Le secrétaire général ne me communiquera plus avant de les envoyer à la presse ces petites notes brèves et sans doute inutiles qui sont destinées à soutenir d'abord puis à faire remonter les recettes. Rien n'est plus cocasse qu'un communiqué invariablement optimiste. Ce sont des bulletins de victoires pendant les premières représentations. Ils sont ornés de chiffres mirifiques et, pour frapper davantage le lecteur, on les agrémente souvent de mots en italique. On va même parfois jusqu'au point d'exclamation, dans le but évident de faire croire que soi-même on est surpris de réaliser de semblables bénéfices. Quand les recettes ne sont tout de même plus assez belles pour être publiées, on se rattrape sur l'étranger. On s'applique à décrire les grandes nations européennes s'arrachant l'œuvre triomphale. Et on garde toujours l'Amérique pour le communiqué suivant. Après l'étranger ça devient difficile. Les notes n'ont plus cette clarté, cet accent, cette verve. Elles sont plus rares et chose plus curieuse : elles sont plus longues. Dame ! On ne trouve plus rien à dire alors on fait des phrases, on arrange la vérité. En somme, on a passé insensiblement des bulletins de victoire à des espèces de bulletins de santé qui semblent rédigés par un docteur ami de la famille. Le dernier bulletin qui annonce la mort de la pièce n'est jamais publié avec l'assentiment de l'auteur. C'est une coutume. »
Institut des Archives Sonores