roman
Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de la philosophie ».
Du latin populaire romanice, « à la façon des Romains ». Romanz a désigné d'abord la langue vulgaire, l'ancien français, qui s'oppose à la langue savante, le latin (1135), puis un récit d'histoires fictives en vers romans (1140) et le même genre en prose (xive s.) ; ce n'est qu'au xvie s. que s'impose le sens moderne du mot.
Esthétique
Narration fictive en prose d'une histoire assez longue, sans forme préétablie. Bien qu'il relève de la fiction, son contenu est en général appréhendé comme réel, ce qui en a fait un vecteur privilégié d'une esthétique réaliste puis la cible favorite de ceux qui ont cherché à s'en démarquer.
Le roman est un genre littéraire aux caractéristiques fluctuantes et donc irréductible à une définition unique, d'où le recours presque obligé à des critères historiques, formels ou thématiques. On peut y distinguer de multiples sous-genres (roman historique, picaresque, d'analyse, d'apprentissage, naturaliste, fantastique, policier, etc.) et, à l'inverse, finir par appeler romans des œuvres antérieures à la notion (romans de l'Antiquité) ou extérieures à l'univers où il est né (romans chinois). De proche en proche, il va se prêter à toutes les aventures esthétiques.
Repères historiques
Le roman apparaît en Occident au cours du xiie s., se dégageant lentement avec C. de Troyes de l'épopée versifiée et de l'histoire légendaire. Après avoir imité des canevas antiques (Alexandre, Énée, Œdipe, etc.), il évolue dans deux directions complémentaires : celle d'une vision totalisante qui, à travers un épisode exemplaire, incarne le sens de la destinée humaine, et celle des jeux du désir qui met en scène les péripéties inépuisables de l'amour aux prises avec la société et la réalité. Le Livre du Graal et le Roman de la Rose en constituent les pôles modèles. Tout au long de l'histoire, le couple de termes anglais novel et romance permet d'accompagner ces deux tendances.
Le phénomène d'adoucissement des mœurs et de participation des femmes à la vie culturelle provoque la résurgence de la littérature romanesque au xviie s., quitte à la faire alors passer pour une occupation féminine peu sérieuse. Romans idéalistes et réalistes coexistent cependant, les uns burlesques, avec des personnages issus du peuple et de la bourgeoisie, les autres plus dramatiques, centrés sur l'analyse psychologique et morale de héros hors du commun. Bien que critiqué pour son caractère pernicieux et néanmoins beaucoup lu, le roman répond au xviiie s. à l'attente d'une bourgeoisie qui ne se reconnaissait ni dans le théâtre ni dans la poésie, et recherchait dans la littérature un divertissement, un miroir de ses préoccupations morales et sociales et bientôt un moyen de contestation. À partir de la Révolution française, un public populaire avide de romans favorise le développement d'une « littérature industrielle » (Sainte-Beuve) dans laquelle Balzac a fait son apprentissage. Tout au long du xixe s., elle exalte le moi et la sensibilité, puis l'analyse détaillée et lucide de la société : désormais le roman veut rivaliser avec le réel, l'histoire et la science.
La production littéraire du xxe s. est dominée par le roman ; on assiste à l'éclatement et à la diversification sans précédent du genre. Dans la première moitié du siècle, il se caractérise par le souci d'interrogation sur l'homme, le sens de sa vie, l'engagement ; la fiction romanesque exprime le sentiment des limites du monde, des êtres et du langage lui-même. Après la Seconde Guerre mondiale émergent de nouvelles interrogations d'ordre idéologique, philosophique et esthétique qui vont le bouleverser (nouveau roman). Au contact de la civilisation de masse qui tend à privilégier le groupe au détriment de l'individu, il réagit par l'expérimentation formelle. Des formes plus traditionnelles coexistent toutefois, d'autant que l'écrit se voit largement concurrencé par l'image et l'audiovisuel qui se réapproprient une part de sa fonction traditionnelle.
Une identité problématique
Raimond(1) remarque que « le roman sonne le glas de la vérité révélée : il annonce une sagesse liée à la relativité et à l'incertitude », ouverte sur la critique, l'introspection, l'évolution. C'est qu'il a partie liée avec l'émergence de l'individu : ainsi en Grèce, il ne se développe pas dans la cité, où l'homme n'existe qu'en tant que citoyen, mais sous l'Empire romain cosmopolite, où se défait la vie politique et où chacun vit un destin personnel. Il en va de même dans la cour raffinée de l'époque Heian, lorsqu'apparaissent les monogatari dans le Japon du xe s. Il n'est pas jusqu'à la crise exemplaire du nouveau roman (qui s'est d'abord appelé antiroman) qui ne reflète cette situation de tension : les personnages y perdent leur identité, le récit est déstructuré, la chronologie bouleversée et la description minutieuse des choses remplace l'histoire ; le roman ne peint plus le réel, il naît de l'écriture ; son souci est de créer une réalité qui n'existe pas hors des mots. Le personnage de roman est seul, n'est solidaire d'aucun passé, il est libre aussi – à la différence des héros tragiques – de réaliser progressivement sa destinée. Après avoir été le miroir de l'auteur, il provoque l'identification du lecteur.
Sur le plan formel, Lévi-Strauss a fait l'hypothèse que la décomposition du mythe a fécondé deux formes opposées : la musique et la littérature romanesque, « l'une faite de constructions formelles toujours en mal de sens, l'autre faite d'un sens tendant vers la pluralité, mais se désagrégeant lui-même par le dedans à mesure qu'il prolifère au dehors »(2). Ce sens de la particularité ne l'a pourtant pas empêché d'être un vecteur efficace de réflexion philosophique. Après les contes philosophiques du xviiie s., de nombreux auteurs contemporains ont utilisé le roman pour une diffusion plus large de leurs idées (Sartre, Camus) et certains romans récents se présentent comme l'expérimentation d'une thèse explicitement philosophique (Tournier, Kundera). Les entreprises romanesques les plus ambitieuses (la Recherche de Proust, Ulysse de Joyce ou l'Homme sans qualités de Musil) non seulement incarnent un point de vue total sur le monde mais constituent une véritable esthétique en acte.
Plus que tout autre genre littéraire, le roman est sensible à ses conditions de réception. La forme du livre (passage du rouleau au codex relié de parchemin, d'abord boudé par les classes dominantes parce que considéré comme matériau inférieur), sa naissance en marge de la tradition littéraire (il a utilisé la langue du peuple, opposée à celle des clercs), sa relation longtemps privilégiée avec un public féminin (en particulier à travers les phénomènes de la courtoisie et de la préciosité) – ce qui explique encore l'ambivalence des jugements de Rousseau – et surtout sa dépendance envers un lectorat qui détermine ses thèmes et ses modes de diffusion (le feuilleton au xixe s., le livre de poche au xxe s.), en font un reflet de toutes les conditions socioculturelles dans lesquelles il a prospéré. Il est sans conteste le domaine littéraire le plus ouvert aux expériences de lecture, celle où la liberté du lecteur peut le conduire à réinventer pour lui-même l'identité du texte dont il part. À la veille du mariage annoncé du roman et de l'informatique, quel visage nouveau en ressortira ?
Le roman est un genre peu codifié ; loin d'être un inconvénient, cette circonstance a fait sa force et son succès : il est un laboratoire fécond d'expériences et d'écritures, tout y est possible et tout peut y donner des résultats dont les répercussions s'étendent bien au-delà du domaine de départ. Il s'en dégage une double leçon sur le plan esthétique : l'exceptionnelle pérennité du genre plaide pour la puissance de la fiction sur l'esprit des hommes et la variabilité infime des œuvres écrites et lues depuis deux millénaires témoigne de sa capacité à faire ressortir la moindre facette de la condition humaine.
Cécile Girousse
Notes bibliographiques
- 1 ↑ Raimond, M., le Roman, Armand Colin, Paris, 2000.
- 2 ↑ Lévi-Strauss, C., l'Homme nu, « Finale », Plon, Paris, 1981, p. 584.
- Voir aussi : Bakhtine, M., Esthétique et théorie du roman, Gallimard, Paris, 1978.
- Dumézil, G., Du mythe au roman, rééd. PUF, Paris, 1987.
- Girard, R., Mensonge romantique et vérité romanesque, Grasset, Paris, 1960.
- Goldman, L., Pour une sociologie du roman, Gallimard, Paris, 1964.
- Grimal, P. (éd.), Romans grecs et latins, Gallimard, La Pléiade, Paris, 1958.
- Robbe-Grillet, A., Pour un nouveau roman, Gallimard, Paris, 1963.
- Robert, M., Roman des origines et origines du roman, Gallimard, Paris, 1962.