généalogie
Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de la philosophie ».
Du grec genealogein, « raconter les origines » ; « recherche de la filiation ».
Depuis le xviie s., la généalogie est une science auxiliaire de l'histoire, ayant pour objet d'établir la suite des ancêtres d'une famille ou d'un individu. Au xixe s., la recherche darwinienne sur « l'origine des espèces » et « la descendance de l'homme » donne au concept de généalogie une importance majeure, puisque l'explication de l'existence et des propriétés des diverses espèces relève d'un principe systématique de filiation entre elles. Mais c'est dans la perspective critique élaborée par Nietzsche que la généalogie va influer de façon décisive sur l'esprit de la connaissance historique d'une part, sur l'approche philosophique des valeurs, en particulier morales, d'autre part.
Philosophie Générale
D'une part, filiation réelle d'un être ou d'une représentation ; d'autre part, recherche qui permet d'établir cette filiation, et qui peut relever, selon l'objet d'étude, soit de la connaissance scientifique, soit de l'interprétation et de l'évaluation philosophiques.
Généalogie et mythologie
La Théogonie d'Hésiode a eu le mérite de fournir aux Grecs un système de filiation des dieux leur permettant d'ordonner et de structurer l'ensemble des êtres et des puissances dans le monde. Une telle généalogie est d'un recours fréquent chez les penseurs grecs, dès qu'il s'agit de concevoir, tant dans l'univers que dans les activités humaines un ordre principiel et de donner sens à cet ordre. En ce sens, la démarche généalogique s'attribue une fonction à la fois fondatrice et de dévoilement (les origines sont en deçà de l'histoire connue, et elles portent un sens qui subsiste dans le présent, mais sous une forme méconnaissable).
Approche généalogique de l'évolution
Dans le champ des sciences du vivant, la recherche darwinienne sur « l'origine des espèces » et « la descendance de l'homme » donne à l'approche généalogique une importance majeure dans l'explication de l'existence et des propriétés des diverses espèces : l'évolution, déterminée par la sélection naturelle, implique entre les espèces successives, d'un point de vue structurel et fonctionnel, un principe de continuité, l'homme portant encore dans sa structure physique les traces indélébiles de son origine. Une approche généalogique de l'ensemble des espèces rend compte de l'unité et de la diversité du monde vivant, en rendant raison de chaque forme actuelle par ses origines, qui sont les formes dont elle dérive.
Généalogie, philosophie et histoire
La recherche de Rousseau sur les origines de la société, du langage et de la raison a une dimension généalogique manifeste : elle prétend reconstituer, au besoin par le détour d'une fiction méthodologique (l'homme des toutes premières communautés), la suite des circonstances qui vont provoquer des mutations remarquables dans la manière de produire, d'être affecté, de s'organiser et de penser des hommes, livrant ainsi à la conscience contemporaine les origines des inégalités, des injustices et des malheurs qui affectent l'homme de nos civilisations, et qui sont masquées par les évaluations convenues.
Tout en maintenant cette visée de dévoilement des origines, Nietzsche donne une signification nouvelle à la généalogie philosophique, qu'il projette de développer à partir de son expérience philologique : à l'érudition traditionnellement attachée à collationner textes et discours sans se préoccuper de la vie qui a pu s'y exprimer et s'y interpréter, Nietzsche substitue par un acte fondateur une recherche des conditions de vie et des problèmes réels qui ont pu être à l'origine des textes anciens, afin de cesser de projeter à l'origine des interprétations esthétiques, morales ou métaphysiques issues de nos propres expériences ; il s'agit, par exemple, de reconstituer « l'ascétisme pratique des philosophes grecs, leurs tentatives courageuses et sévères pour vivre selon telle ou telle morale »(1). Il s'agit encore de « remonter des exigences d'intellection aux besoins originels de forme » et « du symbole émoussé par l'usage à sa force originelle »(2).
Dans la Généalogie de la morale, Nietzsche entreprend la recherche des formes de volonté (et des états physiologiques qui en sont le soubassement) à l'origine « de nos oui et de nos non », présents dans nos jugements moraux et les raisons que nous leur donnons. Le « fil conducteur » de la généalogie est ainsi le corps en tant que texte caché, langage chiffré des affects. Cette « recherche » (Versuch) qui intègre les exigences et les méthodes de la philologie, dans la mesure où elle s'efforce de reconstituer le sens originel des notions et des discours dont nous faisons usage, requiert, en outre, du chercheur une capacité à en reconnaître le soubassement vital et affectif ; d'où ce rapprochement, fréquent chez Nietzsche, du généalogiste et du médecin, ou du philologue et du physiologiste. Mais la recherche généalogique se présente aussi comme une « expérience » (Experiment) consistant à retrouver et à éprouver les sentiments et les forces qui ont pu être à l'origine des concepts et des discours (moraux, principalement, dans la mesure où la genèse du discours moral révèle au généalogiste l'essentiel des procédés de transformation et de travestissement de la réalité en discours). C'est dans ce contexte qu'il faut comprendre la prévalence des métaphores de l'ouïe (écoute, auscultation, résonance, interprétation musicale, rythme, tempo) qui font de la lecture généalogique des textes de la culture une forme d'écoute.
La généalogie se présente désormais comme un travail de retraduction, qui considère le corps en tant qu'il porte les traces de l'ensemble des formes successives de dressage et d'éducation qu'il a subis, comme un texte plus originaire et plus déterminant que le texte qu'il proclame (qu'il s'agisse de morale ou de culture). C'est la raison du langage physiologique adopté par la généalogie nietzschéenne, qui vise moins à réduire les processus caractéristiques de la culture (création artistique, formes de dressage et d'éducation, formation de représentations et de croyances, par exemple) à leurs déterminations biologiques qu'à y déceler le travail d'interprétation (selon des modalités diverses de travestissement, de dénégation, de refoulement ou de déplacement) accompli par la culture à diverses périodes de l'histoire pour exprimer de façon fonctionnelle, et recevable par une communauté humaine, une expérience affective complexe, marquée par une série de mutations qui ont affecté ses formes et ses significations. Les titres mêmes des œuvres principales de Nietzsche qualifient ce travail généalogique consistant à retrouver le corps originaire des humeurs, des penchants et des actions : la Naissance de la tragédie, Humain trop humain, Par-delà le bien et le mal, la Généalogie de la morale. Sous la sereine évidence des catégories et des formes expressives de la connaissance, de la vie sociale et de la morale se dissimule le texte terrible « des passions de haine, de cupidité, de jalousie, de domination »(3).
Le langage de la psychologie et de la physiologie inaugure, dans l'usage qu'en fait Nietzsche, une nouvelle approche historique des discours, des jugements et des institutions, marquée par une suspicion méthodique à l'égard de toute référence à quelque forme de nature ou d'essence censée porter dès l'origine leur signification et leur valeur : le sens et la valeur d'une institution ou d'un code ne cessent de traduire, dans leurs mutations successives, le travail et la composition des forces et des affects qui donnent réalité aux origines. La recherche des commencements réels se confond avec celle des vouloirs effectifs qui sont à l'œuvre dans ces commencements : sans un travail de décryptage et d'évaluation de ces vouloirs, il ne saurait y avoir de généalogie philosophique.
La fécondité théorique et pratique de cette conception de la généalogie n'a pas échappé aux penseurs posthégéliens de l'histoire ; dans la mesure où l'anamnèse historique ne fait plus dépendre sa possibilité de l'existence d'un processus historique téléologique, une archéologie des savoirs et des pouvoirs qui les sous-tendent s'impose comme un préalable indispensable à la compréhension des significations qui se sont constituées successivement, en un devenir qui n'est ni linéaire ni univoque, avant de produire nos propres conditions de vie, de connaissance et d'évaluation. L'œuvre de M. Foucault est, à cet égard, exemplaire : de la mise en évidence des discontinuités entre systèmes de représentation à la recherche des conditions d'émergence et de constitution des diverses formes de subjectivité, la recherche généalogique se déploie en un double mouvement – d'élargissement du champ historique d'investigation, et d'exploration de plus en plus fine de l'espace d'intériorité qui permet à des individus de se reconnaître eux-mêmes comme sujets et de maintenir une marge d'autonomie par rapport aux normes relatives au système qui les assujettit. De l'Histoire de la folie à l'Histoire de la sexualité, de l'âge classique à l'Antiquité grecque et romaine, la recherche de Foucault semble prendre du champ par rapport à ses premières préoccupations ; la généalogie semble s'éloigner des mutations historiques et des déplacements constitutifs de l'âge classique, pour s'intéresser à l'ordre éthique qui se manifeste dans l'esthétique de l'existence des Anciens. En réalité, cet éloignement historique rapproche plus étroitement encore la généalogie de Foucault de celle de Nietzsche, dans la mesure où elle vise à retrouver dans le plus lointain passé des possibilités de vie et de pensée jusque-là perdues, ou déformées par la connaissance historique. Dans des conditions tout autres que les nôtres, les individus trouvent des modalités d'autonomie qui dessinent une possibilité de liberté qui n'est pas à jamais révolue.
Loin de toute présupposition de « fondement originaire » (Ursprung), la généalogie accorde à la connaissance des origines et des commencements, dont la pluralité et l'étrangeté font le prix, la puissance pratique d'une véritable anamnèse.
André Simha
Notes bibliographiques
- 1 ↑ Nietzsche, Fr., Aurore, § 195, tr. J. Hervier, Œuvres Complètes, vol. IV, Gallimard, Paris, 1970.
- 2 ↑ Nietzsche, Fr., « La vision dionysiaque du monde », tr. J.-L. Backès, in Écrits posthumes, Œuvres complètes de Nietzsche, Gallimard, Paris, 1975, tome I.
- 3 ↑ Nietzsche, Fr., Par-delà le bien et le mal, § 22, tr. C. Heim, I. Hildebrand et J. Gratien, Œuvres Complètes, vol. VII, Gallimard, Paris, 1971.
- Voir aussi : Foucault, M., Nietzsche, la généalogie, l'histoire, in Hommage à Hyppolite, PUF, Paris, 1971.
- Foucault, M., Histoire de la folie à l'âge classique, Gallimard, Paris, 1961.
- Foucault, M., Histoire de la sexualité, t. 1 : la Volonté de savoir (1976), t. 2 : l'Usage des plaisirs, t. 3 : le Souci de soi (1984), Gallimard, Paris.
- Hésiode, Théogonie. La naissance des Dieux, éd. et tr. A. Bonnafé, Rivages, Paris, 1993.
- Nietzsche, Fr., Humain trop humain, tr. Robert Rovini, Œuvres Complètes, vol. III, 1-2, Gallimard, Paris, 1968.
- Nietzsche, Fr., La généalogie de la morale, trad. H. Albert, Mercure de France, Paris, 1960.
- Rousseau, J.-J., Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes (1755), dans les Œuvres Complètes, vol. III, Gallimard, Paris, 1964.