Hermann Huppen, dit Hermann
Dessinateur et scénariste belge de bandes dessinées (Bévercé, province de Liège, 1938).
Une enfance mouvementée
Né dans un petit village de la campagne liégeoise, il est confronté très jeune aux difficultés de la vie, dans un pays ravagé par la guerre. Élevé par une « mère courage » ayant très tôt seule la charge de ses enfants, il entre rapidement dans la vie active et suit un apprentissage en ébénisterie. Le métier ne lui convenant pas, il entre dans un cabinet d’architectes d’intérieur, tout en suivant des cours du soir de dessin d’architecture et de décoration intérieure à l’Académie des Beaux-Arts de Saint-Gilles.
Après une expérience urbaine difficile dans la grande ville bruxelloise, cet enfant de la terre suit sa mère au Canada (1956), où il poursuit ses activités d’architecte d’intérieur. Il rentre en Belgique en 1959, mais doit attendre 1964, année de son mariage, pour faire ses premiers pas dans le monde de la bande dessinée. Son beau-frère, Philippe Vandooren, est alors rédacteur en chef d’une revue scoute, Plein-Feu. Il propose un scénario à Hermann, qui le met en images : Histoire en able, récit d’aventures parodique mettant en scène deux jeunes scouts.
Le studio de Greg
Greg, le père d’Achille Talon, repère le talent potentiel d’Hermann et l’emploie à mi-temps dans son studio. Six mois durant, il travaille avec son nouveau venu à la réalisation de Valéry Valérian, détective mondain. Période difficile pour Hermann, qui peine à s’imposer face à un scénariste reconnu, exigeant et en outre peu pédagogue. Ce premier projet est refusé par René Goscinny, qui juge le dessin trop médiocre pour les pages de Pilote.
Hermann se rabat alors sur quelques travaux pour le magazine Spirou (Belles histoires de l’oncle Paul) ou pour le journal Tintin, dont Greg est rédacteur en chef depuis 1964. Il y illustre différents récits didactiques et d’aventures, ainsi que Dylan Stank, western du romancier Pierre Pelot, qui permet de découvrir le talent du jeune Belge pour le genre.
Greg tente une nouvelle collaboration avec Hermann et crée pour lui Bernard Prince en 1966. À travers quatorze albums en onze ans, le dessinateur développe, au service d’histoires policières puis exotiques, un univers réaliste souvent violent, influencé par le trait de Jijé et marqué par une rusticité des visages et des physiques sans doute influencée par sa jeunesse campagnarde.
Avec Jean-Luc Vernal au scénario, Hermann aborde ensuite l’Antiquité dans la série Jugurtha (qui paraît dès 1967 dans les pages de Tintin), pour laquelle il dessine les deux premiers tomes. Une nouvelle fois, son dessin de plus en plus affirmé et « massif » sert un récit violent. En 1969, Greg propose à Hermann le scénario de Comanche, western dans lequel le dessinateur s’épanouit graphiquement, inspiré par l’univers et la violence latente entre les différents protagonistes.
Un auteur complet
Fort de ces nombreuses collaborations, Hermann délaisse progressivement ces titres (Bernard Prince est repris en 1977 par Dany, Jugurtha en 1970 par Frantz, Comanche en 1982 par Michel Rouge) pour se consacrer à une série qu’il entend créer intégralement : Jérémiah, en 1979, prépublié par le magazine allemand Zack (de l’éditeur Koralle) puis par Métal Hurlant pour la version française.
Dans un monde ravagé par une guerre nucléaire et la folie des hommes, Jérémiah, esprit nomade, erre de tribus en villages, bientôt accompagné de son inséparable Kurdy. Personnages profondément humains, par leur empathie ou leur violence, ils offrent un miroir à l’auteur et leurs aventures reflètent souvent son rapport désenchanté au monde. Racisme, intolérance, dictature, clonage : chaque album, sous couvert de récit d’anticipation, aborde des sujets qui lui tiennent à cœur. Jérémiah, qu’Hermann continue de faire vivre presque annuellement (le tome 28, Esra va très bien, est sorti en 2008), a été adapté en 2002 sous la forme d’une sérié télévisée aux États-Unis.
Lors de ses retrouvailles avec Philippe Vandooren (devenu entre-temps rédacteur en chef de Spirou), Hermann s’accorde une récréation à travers la série Nic (1980-1983), inspirée par Little Nemo, de Winsor McCay. À la recherche d’un style plus épuré, il délaisse pour quelques temps le pinceau et la plume au profit du Rotring.
Il revient dès 1984 à de nouvelles œuvres en solitaire, à travers la série les Tours de Bois-Maury, fresque médiévale inspirée par les ruines de sa région d’enfance, et motivée par l’envie de faire revivre un Moyen Âge rude, âpre, charnel, éloigné de la vision aseptisée qu’en a souvent le grand public. Retraçant la quête impossible d’un chevalier parti à la reconquête du château dont il a été dépossédé, cette série permet à Hermann de représenter une grande partie de l’Europe pendant près de dix ans et en dix albums. Après une pause en 1994, il décide de reprendre la série en 1997.
Des « one shots » coups de poing
Plutôt coutumier de séries, dans la plus pure tradition franco-belge, Hermann s’est également essayé à des histoires courtes dans les années 1980. Recueillies dans Abominable (1988, Glénat), elles illustrent les expérimentations constantes de l’auteur en matière de découpage graphique. Avec Missie Vandisandi (1991, Dupuis), Hermann entreprend son premier « one shot », une histoire en un tome. Inspirée de faits divers réels et de paysages aperçus lors d’un voyage, cette histoire dépeint la nouvelle vie d’un malfrat européen retiré des affaires et installé sur une île paradisiaque.
L'album, porteur en filigrane d’une critique sociale, semble annoncer quelques titres plus politiques. Ainsi, Sarajevo tango (1995, Dupuis), réalisé durant la guerre en ex-Yougoslavie, est un brûlot contre l’hypocrisie internationale face à ce conflit meurtrier, et à la désinformation véhiculée par les grands médias. La politique y est présentée comme un vaste jeu télévisé, tandis que les Casques bleus, coiffés de bonnets de Schtroumpfs, perdent toute crédibilité.
Cet album coup de poing et coup de gueule, qu’Hermann adressa à nombre d’hommes politiques et d’organisations internationales, marque une rupture. Techniquement, l’auteur supprime l’étape de l’encrage et expérimente la couleur directe, qui confère à son dessin une spontanéité et une matière inédites. Professionnellement, ses positions critiques le marginalisent même dans son propre milieu. Humainement, il formule une déception que la cruauté de ses contemporains ne cessent d’alimenter. Pour Sarajevo tango, Hermann reçoit le prix Oesterheld (1995), qui couronne sa qualité scénaristique et son engagement politique.
Dans Caatinga (1996, Le Lombard), Hermann poursuit sa mise en scène de moments de luttes inégales sur fond d’injustice et de violence par les propriétaires terriens du nord du Brésil dans les années 1930. On a tué Wild Bill (1999, Dupuis) le ramène sur la piste du western et de sa violence sourde contenue dans chaque regard ou chaque geste.
Avec Jean Van Hamme, il réalise Lune de guerre (2000, Dupuis), qui conte une journée de mariage tournant au carnage essentiellement à cause de la bêtise et de l’égoïsme humains. La science du scénario de l’un, l’art du dessin de l’autre, font de cet album une des dissections les plus abouties et les plus désespérantes de l’homme en société.
Dans un registre inhabituel, Hermann collabore en 2007 avec Hans-Michael Kirstein (Le Lombard) pour créer la Vie exagérée de l’homme nylon, folle quête d’une fille partie à la recherche de son père, un homme aux cheveux de nylon, à la suite d’une histoire… de string ! Ambiance absurde, logique douteuse, gags loufoques ponctuent une œuvre où Hermann prend ses lecteurs à contre-pied.
Une histoire de famille
Dès 1995, Hermann commence à collaborer avec son fils Yves. Il réalise ainsi l’encrage du Secret des hommes chiens, polar que ce dernier a scénarisé et crayonné. Yves H – comme il décide de signer ses albums par la suite – décide de se consacrer au scénario, et initie pour son père une trilogie naviguant entre histoires policières et nostalgie amère : Liens de sang (2000), Manhattan Beach 1957 (2002) et The Girl from Ipanema (2005), pour Le Lombard. La complicité familiale s’illustre également en 2001, avec un nouveau tome des Tours de Bois-Maury, puis en 2006 avec Vlad l’empaleur (Casterman), premier volet d’un triptyque pluriséculaire consacré au plus célèbre des vampires. Toujours en quête de nouveaux défis, Hermann et Yves H entament en 2008 le Diable des sept mers (Dupuis), récit d’aventures et de pirates se déroulant au xviiie siècle au large des côtes étasuniennes. Cette collaboration père-fils suit donc désormais un rythme de croisière, porté par le partage de thèmes et d’envies les plus variés.
Auteur majeur, Hermann est une figure atypique du monde de la bande dessinée. Surnommé « le sanglier des Ardennes » pour son caractère irascible et sa propension à l’isolement, l’homme surprend autant par l’étendue de son talent – à la fois comme conteur et comme dessinateur – que par ses propos sans nuances, ses prises de position, ses cris du cœur. Profondément déçu par l’espèce humaine, il reconnaît s’adonner à la bande dessinée comme à une drogue, nécessaire exutoire pour canaliser ses colères et ses angoisses et indispensable moteur pour continuer à avancer du côté des vivants, à travers une œuvre riche en poésie, en violence, en humanité.