Simón Bolívar
Général et homme d'État sud-américain (Caracas 1783-Santa Marta, Colombie, 1830).
L'Amérique de Bolívar
Bolívar appartient à une grande famille créole dont le fondateur s'était installé en Amérique en 1588. Les créoles détiennent la presque totalité des richesses et sont responsables de l'essor de la région de Caracas très marqué depuis le dernier tiers du xviiie s. Les Espagnols de l'Ancien Monde ne peuvent guère exercer leurs talents, et assurer leur existence, qu'en se vouant à l'Administration. Ils sont arrivés nombreux à la fin du siècle, et les créoles ont souvent l'impression d'être « envahis » par ces gens du vieux pays. Les uns et les autres entretiennent des rapports difficiles, où jouent les complexes classiques entre vieux colons nantis et représentants d'une métropole prestigieuse. Ces derniers, souvent pauvres, peuvent difficilement tenir leur rang dans la société créole, où leur état leur permet, en revanche, d'avoir un rôle d'arbitre entre des intérêts divergents. Admirés et méprisés tout à la fois, les « péninsulaires » apparaissent aussi comme les agents de désintégration de la société établie. On les craint, car c'est par leur intermédiaire qu'une royauté éclairée envisage des réformes : un rapport secret, dû à Pedro P. de Aranda (1783) ou à Manuel Godoy (1794), propose la constitution de monarchies sœurs en Amérique latine. Mais pour la gestion des nouveaux États, en harmonie avec l'Espagne, les créoles ne sont nullement préparés. Les événements d'Europe, l'alliance franco-espagnole d'abord (1796), interrompant les rapports maritimes que contrôle l'Angleterre, puis les guerres napoléoniennes, vaudront à l'Amérique latine son indépendance. Indépendance de fait, due à l'isolement, qui précède celle de droit, mais dans des conditions telles que le génie d'un Bolívar ne pourra qu'atténuer les inconvénients d'un processus engagé sans doute prématurément.
Les années de formation
Simón Bolívar perd son père à trois ans. Sa mère disparaît à son tour avant que l'enfant n'atteigne l'âge de dix ans. Placé sous la tutelle d'un oncle indifférent à son éducation, le jeune garçon reporte son affection sur son précepteur, Simón Rodríguez, qui aura une immense influence sur lui, et dont les enseignements s'inspirent étroitement de l'Émile : de longues randonnées à cheval jusqu'aux plaines des llanos donneront au futur Libertador une connaissance profonde de sa patrie et de sa nature. Mais l'éducation d'un fils de famille doit passer par l'Europe : parti du Mexique en 1799, Simón échappe aux frégates anglaises et gagne la côte du golfe de Biscaye. Son parrain et oncle, Esteban y Pedro Palacios, l'accueille à Madrid, où il tombe éperdument amoureux d'une voisine. Il l'épouse en 1802 et l'emmène en Amérique. La jeune femme est emportée par les fièvres dès janvier 1803.
Bolívar retourne en Europe, commence à s'intéresser aux affaires publiques et rencontre à Paris, en 1804, Alexandre de Humboldt, pour qui les territoires espagnols du nouveau continent attendent encore « l'homme destiné à prendre la tête de leur émancipation ». Puis ce sont les retrouvailles avec Rodríguez et un voyage à pied, à la Rousseau, vers l'Italie. Enfin, en août 1805, Bolívar prête serment sur le mont Sacré : « Je le jure devant vous, par le Dieu de mes pères et l'honneur de mon pays, je n'aurai de repos, soit du corps, soit de l'âme, que je n'aie brisé les chaînes de l'Espagne. » C'est Rodríguez, il est vrai, qui raconte la grande scène, sans doute très arrangée, quarante-six ans après.
Les débuts de Bolívar
De retour au Venezuela en 1807, Bolívar ne se manifeste dans la vie publique qu'en 1810, avec la formation de la « junte » de Caracas (19 avril), qui marque le début de l'émancipation. Il accepte d'être envoyé à Londres pour rechercher un appui anglais : ce dernier sera très discret, mais le jeune ambassadeur ramène avec lui Francisco Miranda, le vieux comploteur de l'indépendance.
La première indépendance est proclamée le 5 juillet 1811, et Bolívar commence à montrer ses talents militaires contre les troupes fidèles à l'Espagne. Mais les difficultés ne tardent pas : le petit peuple des campagnes pense n'avoir rien à gagner d'une émancipation lancée par les villes et la classe dominante des créoles ; il reste largement fidèle à l'Espagne, d'autant que, signe inquiétant, un tremblement de terre épargne les centres royalistes mais ravage Caracas et La Guaira, places fortes des républicains.
Un an après l'indépendance, Bolívar doit rendre la forteresse qu'il commande, Puerto Cabello (6 juillet 1812), à la suite de la trahison d'un officier. Miranda, à son tour, capitule à San Mateo, et cherche à quitter le Venezuela avec un trésor de guerre. Bolívar voit là une sorte de trahison, contribue à livrer le vieil aventurier aux Espagnols et obtient de ceux-ci, à son corps défendant semble-t-il, un passeport qui lui permet de gagner Cartagena, ville encore tenue par les « patriotes » de la Nouvelle-Grenade.
Les premiers exploits, l'exil
La région qui accueille Bolívar lui confie une petite troupe de soixante-dix combattants. Ses premiers succès, sur le cours du río Magdalena, lui permettent d'obtenir les renforts et d'entreprendre, en mai 1813, la libération de l'ouest du Venezuela. Arrivé à Trujillo, il lance sa terrible proclamation, promettant la mort à « tout Espagnol qui ne conspire pas d'une manière active et efficace contre la tyrannie ».
Une série d'attaques dispersées, mais en fait très bien coordonnées (c'est la « Campaña admirable »), conduit Bolívar à Caracas (6 août 1813), où il établit un gouvernement quasi dictatorial pour tenter de faire face à la contre-offensive des royalistes. Ces derniers, en effet, s'appuient sur les « llaneros » de l'intérieur, les gardiens de troupeaux, dirigés par un chef dont la hardiesse n'égale que la cruauté, José Tomás Boves (1783-1814). Victorieuses des réguliers espagnols à Carabobo (28 mars 1814), les troupes de Bolívar sont écrasées par les cavaliers de Boves à La Puerta (juin 1814). En septembre, Bolívar doit encore quitter son pays et gagner Cartagena, après avoir touché le fond de l'amertume (il sera accusé d'avoir voulu s'approprier des fonds nationaux et emprisonné quelques jours).
L'arrivée de Bolívar en Nouvelle-Grenade soulève des difficultés : nommé commandant en chef des forces de ce pays, il entre en conflit avec le gouverneur de Cartagena et, pour éviter une guerre civile, s'exile à la Jamaïque (9 mai 1815), puis à Haïti (janvier 1816), où l'accueille le président Pétion. Ce dernier lui fournit le matériel et les subsides nécessaires à une petite expédition qui vise Ocumare (17 juillet 1816), à l'ouest de Caracas. C'est un échec, renouvelé au début de 1817 à Clarines.
Une stratégie nouvelle
Bolívar reprend alors sur des bases entièrement nouvelles le problème de la libération de son pays : il renonce à attaquer la tête, Caracas, pour se fortifier à partir de régions éloignées, d'où la reconquête sera plus sûre qu'un départ des Antilles. D'autant que José Antonio Páez (1790-1873) a retourné les llaneros, dont le chef a été tué. Ainsi, Bolívar peut établir un gouvernement à Angostura (aujourd'hui Ciudad Bolívar), pendant l'été de 1817 ; la victoire de Calabozo (1818) fortifie son pouvoir. Un congrès constituant est réuni à Angostura en février 1819. Dans une « adresse » célèbre, Bolívar y développe ses idées fondamentales : la diversité des populations du Venezuela exige un pouvoir très fort et très centralisé pour maintenir la structure de la société.
Élu président de la République, Bolívar tente d'unir son pays à la Nouvelle-Grenade : il parcourt les llanos en remontant l'Orénoque, puis l'Apure. Ses troupes, en guenilles, parviennent aux Andes, les escaladent par un col désolé, bousculent les loyalistes espagnols au Pantano de Vargas (juillet 1819), puis remportent la grande victoire de Boyacá (7 août 1819). Trois jours après, Bolívar entre à Bogotá.
La Colombie et le Pérou
À son retour au Venezuela, le chemin du Libertador est semé d'arcs de triomphe fleuris : Bolívar proclame à Angostura la naissance d'un nouvel État, la « Colombie », dont le territoire s'étend du Pérou à l'embouchure de l'Orénoque (17 décembre 1819), et des élections provisoires le choisissent comme président. Le 25 novembre 1820, le général espagnol Pablo Morillo est contraint de signer un armistice. La trêve ne dure guère, et la deuxième victoire de Carabobo (24 juin 1821) ouvre la route de Caracas. Un nouveau congrès, réuni à Cúcuta, réélit Bolívar à la tête de la Colombie, dont la capitale est fixée à Bogotá. L'année suivante, cet État devient la « Grande-Colombie », après la victoire du lieutenant de Bolívar, Antonio José Sucre (1795-1830), à Pichincha (24 mai 1822), victoire qui permet de réunir aux régions déjà libérées des Espagnols celle qui correspond à l'actuel Équateur. Avec l'occupation de la baie de Guayaquil, Bolívar entre dans la zone qui apparaissait du ressort de l'autre grand « libertador », San Martín. Une entrevue entre les deux héros de l'indépendance (25 juillet 1822) aboutit à l'effacement de l'Argentin, qui laisse le champ libre à Bolívar. Mais la situation anarchique du Pérou vaudra à ce dernier l'une des périodes les plus difficiles de son existence : arrivé au Callao le 1er septembre, il apparaît en effet comme un gêneur pour certaines factions des républicains, qui envisagent une collaboration avec les Espagnols afin de se débarrasser de lui. Bolívar découragé, presque mourant, doit se réfugier dans le nord du Pérou. Il effectue un prodigieux rétablissement, réorganise une armée et remporte sur les royalistes une nouvelle grande victoire, à Junín (6-7 août 1824). Celle d'Ayacucho, gagnée par Sucre le 9 décembre, marque l'émancipation définitive de l'Amérique du Sud.
Le 6 août 1825, les députés du haut Pérou donnent à leur pays le nom de República Bolívar, qui sera la Bolivie, et le Libertador élabore pour elle un projet de Constitution en reprenant ses idées exposées à Angostura.
L'échec final
Cette gloire apparente marque le début du grand échec politique de Bolívar : le congrès qu'il réunit à Panamá pour regrouper tous les États latino-américains, sourdement combattu par les États-Unis et l'Angleterre, est un échec. Au début de 1827, Bolívar réussit à venir à bout d'une révolte fomentée en avril 1826, au Venezuela même, par Páez. En 1828, la Convention nationale d'Ocaña cherche à enlever au Libertador ses pouvoirs extraordinaires. La tentative échoue : Bolívar se fait proclamer dictateur par la majorité des municipes, puis n'échappe à un attentat qu'en sautant par une fenêtre de sa résidence de Bogotá (25 septembre 1828). En 1829, Sucre doit repousser une tentative d'invasion des Péruviens. Enfin le congrès constitutionnel qui se réunit à Bogotá en janvier 1830 accepte la démission de Bolívar, après la sécession du Venezuela, inspirée encore par Páez. Proclamé « ennemi du Venezuela », Bolívar gagne Cartagena, où il apprend l'assassinat de Sucre, et s'apprête à partir pour l'Angleterre. Retardé par des intrigues où l'on essaie de l'introduire, dépourvu de ressources, il finit par accepter l'hospitalité d'un Espagnol de la région de Santa Marta. Par un curieux paradoxe, son hôte, chez lequel il meurt le 17 décembre 1830, est resté fidèle à la couronne d'Espagne. Le dernier vœu du Libertador est que sa mort contribue à apaiser les frictions et à favoriser l'union des Colombiens.