Péter Esterházy

Écrivain hongrois (Budapest 1950-Budapest 2016).

Péter Esterházy entreprend des études de mathématiques avant de se consacrer, à partir de 1978, à l’écriture. Cependant avant les mathématiques, et avant la littérature, il s’est pleinement adonné au football, accédant à la quatrième division : « j’ai été footballeur avant d’être écrivain », écrit-il dans Voyage au bout des seize mètres (2008). Dans ce même livre, il ironise sur cette passion toujours forte mais généralement peu goûtée de ses coreligionnaires : « mon univers spirituel va de Beckham à Balzac ». Péter Esterházy aime jouer, « seul le jeu compte, écrit-il dans Harmonia Caelestis (2000), le jeu est tout ». Chacun de ses livres constitue une preuve de ce goût pour l’impertinence, les combinaisons, les renversements ; son style, ses circonvolutions de roman picaresque, s’appuie amplement sur les ambiguïtés de la langue, les calembours et autres allusions.

La page blanche, un terrain de jeu

À la suite de ses études de mathématiques, il intègre le ministère de l’Énergie au poste d’informaticien. Mais en 1976 et 1977 deux livres, Fancsikó et Pinta et Ne fais pas le pirate dans les eaux de Papa, le propulsent à la tête du mouvement de « renouveau de la littérature hongroise ». Son troisième livre Trois anges me surveillent : les aveux d’un roman (1979), qui réserve une large place aux tribulations du narrateur-footballeur et de son frère au Club de Csillaghegy à la fin des années 1970 (le village où Esterházy avait été capitaine d’équipe), se compose de deux parties : la première est un roman dit « d’entreprise », parodie du modèle soviétique d’Andreï Aleksandrovitch Jdanov, et la seconde l’appareil de notes dont les appels dans le texte, indiqués par une grosse flèche marginale, précisent que là résident les informations les plus importantes. Le volume des notes, composées à la suite du roman dans le même corps que le texte, est trois fois supérieur à celui du roman. Et là où l’on attendait des précisions, des notes philologiques ou historiques que l’auteur n’aurait volontairement pas inclues dans le fil du texte pour ne pas l’alourdir, apparaît le véritable récit, le roman même, mais comme délié d’une pression, d’un carcan, d’une autorité.

Les Verbes auxiliaires du cœur (1985) se présente comme une succession de faire-part adressés au lecteur (les pages sont encadrées d’un filet noir) à l’occasion de la mort de la mère de l’écrivain. Chaque texte est soutenu, voire tiré par une citation littéraire « sous une forme exacte ou déformée », précise-t-il, composée en pied de page en petites capitales. Les noms des auteurs ainsi convoqués sont cités par ordre alphabétique en fin d’introduction, c’est-à-dire séparés des citations. Au lecteur de retrouver ou non les ouvrages dont elles sont extraites. Les premiers livres de Péter Esterházy utilisent le principe du collage, de l’agencement, comme autant d’incrustations, une méthode de réactivation des textes, concrétisant la disparition de l’écrivain, qui sera dévoilée dans Bevezetés a szépirodalomba (Introduction aux Belles-Lettres, 1986). Le Livre de Hrabal (1990) ranimera ainsi, entre autres, la Chevelure sacrifiée (1974) de l’écrivain tchèque Bohumil Hrabal, instaurant une forme de dialogue entre les textes, au sens où l’entend Bakhtine, une intertextualité.

Un élément caractéristique de la prose d’Esterházy tient dans son art de conter, sa verve, sa « tchatche », une logorrhée naturelle, joueuse, souvent érudite, qui rebondit sur un mot, une allusion, une comparaison. Pour preuve, un court texte donné en 2001 à la revue Europe, sans doute rédigé en 1998, intitulé Vie et littérature, où il raconte dans un tourbillon verbal le mal au dos endémique dont il est affligé, l’invitation à Paris aux 50 ans de son éditeur, la soirée maussade qu’il passe en compagnie de congénères, et son retour en train au cours duquel il lit du Malamud et du Kertész. Il virevolte ; par exemple dans un même paragraphe, du terme « échine », qui surgit comme une plainte de son mal au dos, il constate que le mot a connu ces derniers temps des mésaventures, le comparant à « camarade », « légèrement archaïsant, il semble sorti de la bouche d’un auteur classique », une « patine » qui évoquerait « cette fine couche de moisissure qui, autrefois, couvrait certaines tablettes de chocolat de fabrication hongroise », un souvenir qui l’amène à se représenter « un jeune homme de vingt ans qui, après avoir longtemps soupiré pour une serveuse de McDonald, se décide enfin à l’aborder… », mais enfin conclut-il « nous sommes en pleine fiction ».

Histoires de famille

Harmonia Caelesti (2000) est également composé de deux parties, la première empile de manière anachronique, des paragraphes relatant la vie et les légendes des « pères » de l’illustre famille Esterházy, quelle que soit la période où ils vécurent, qu’il s’agisse de Pál Esterházy (1635-1712), l'homme le plus riche de son époque, à la fois poète, compositeur et mécène, ou de Miklós Esterházy (1714-1790), protecteur de Joseph Haydn, ou d’autres encore issus de cette famille étroitement liée à l’histoire de la Hongrie. « Pour moi, explique l’auteur, la première partie avait défini un espace de liberté grammatical aux propriétés surprenantes : c’est ainsi que le temps n’existe plus à proprement parler, on passe sans transition du xviiie siècle au xxe siècle, le narrateur ne cesse de changer, ou plus exactement le changeant narrateur se trouve toujours défini par “mon père” ». Ainsi, il est fait allusion aux affrontements avec les Turcs (xvie siècle), à la guerre civile que se livrent Kouroutz et Labancz (les anti et pro-Habsgourg au début du xviiie siècle), au règne de Marie-Thérèse (1741-1780) et de Joseph II (1780-1790), à l’occidentalisation de la Hongrie à la charnière des xviiie et xixe siècles, à Metternich (début du xixe siècle), à François Joseph (1848-1916), à la Première Guerre mondiale. La seconde partie, d’une chronologie plus stricte, évoque l’histoire de cette même famille à compter de la prise de pouvoir par le communiste Béla Kun en 1919. Sont esquissés en toile de fond le régime du régent Horty (1920-1944), le traité du Trianon (4 juin 1920), le fascisme de Szalasi (1944-1945), l’arrivée des Russes (1945) et du communisme stalinien, puis, après la révolution de 1956, le communisme kadarien (1956-1989). Il s’agit cette fois d’une histoire plus proche de l’écrivain, né en 1950, puisqu’elle concerne des membres de sa famille qu’il a côtoyés, principalement son grand père Móric (1881-1960, premier ministre en 1917) et son père Mátyás (1919-1998) qui ont partagé les souffrances de la « relégation » dans un village de 1951 à 1953. Le ton passe constamment de la gravité philosophique à l’impudeur, du réalisme à l’invraisemblance, chaque lecteur étant mis en demeure d’interpréter les choses selon ses connaissances. Comme d’habitude, certains éléments de sa composition sont « empruntés » à d’autres auteurs. Mais on ne peut que ressentir à quel point Péter Esterházy aime son père qui d’une certaine manière est le sujet du livre.

Paru en 2002, Édition revue et corrigée, constitue un événement très rare dans la vie littéraire en se proposant de réévaluer une œuvre en fonction de révélations « inimaginables ». À l’ouverture partielle des archives policières et peu après avoir mis le point final à son dernier ouvrage, Péter Esterházy se rend par curiosité à l’Office national de l’histoire contemporaine : on lui apporte quatre gros dossiers, présentés comme « les rapports d’un agent », qui se révèle être son père. Passé l’abattement qu’il ressent devant la « trahison », il décide de retranscrire une partie des rapports de son père, le commentaire des officiers traitants, accompagnés de ses réactions, en trois étapes entre 2000 et 2002, tout en tenant en même temps une sorte de chronique de sa vie personnelle. La violence de son trouble se traduit par l’usage fréquent d’abréviations : « c’est comme si j’avais perdu ma langue », écrit-il. Virtuose des élaborations savantes, Péter Esterházy est cette fois contraint par une « conduite d’urgence » ; il est pris par la brièveté du délai, terrifié à l’idée que l’on parle des faits avant que lui-même ait pu le faire. Il veut être le premier à dénoncer l’attitude de son père (et couper l’herbe sous le pied des médisants) pour devenir l’acteur de sa « nouvelle place » sociale, tout en préservant sa liberté de créateur. Il refuse d’être détruit par la catastrophe. Il doit parler pour la première fois de façon « directe », « vraie », « simplement humaine » et non plus en égarant savamment à plaisir ses lecteurs : « jusqu’ici, avec les faits, les documents, les écrits, je faisais ce que je voulais. Ce que le texte voulait. Maintenant, ce n’est plus possible. Je dois tout avaler. Jusqu’ici, c’était moi qui enfonçais dans la gorge du lecteur ce que je voulais, c’est moi qui étais le seigneur, la réalité n’était qu’un domestique chamarré. »