Marcel Pagnol

Écrivain et cinéaste français (Aubagne 1895-Paris 1974).

Instituteur, fils d'instituteur, frère d'instituteurs

Le 28 février 1895 naît Marcel, fils de Joseph Pagnol, instituteur à Aubagne. Aubagne est une petite localité, près de Marseille, sous la montagne du Garlaban, dont la spécialité est la création de santons. Le futur académicien naît dans une maison du cours Barthélemy, ancien académicien – auteur du très célèbre Voyage du jeune Anacharsis…. Ces références, ces paysages seront au cœur de l'œuvre de Pagnol, le plus célèbre des écrivains régionalistes français.

Joseph Pagnol, son père, est depuis 1889 l'un de ces « hussards noirs » que la IIIe République a formés en grand nombre, en application des très récentes lois Ferry (1882), dans ses écoles normales, « séminaires où l'étude de la théologie était remplacée par des cours d'anticléricalisme » (la Gloire de mon père). Il faudra baptiser (à Marseille) le petit Marcel en cachette de ce père à la laïcité sans compromission.

L'enseignement public est de tradition dans la famille. Les deux sœurs et le jeune frère de Joseph sont eux aussi instituteurs. En 1897, le petit Pagnol suit son père, nommé dans le village de Saint-Loup. (C'est aujourd'hui un quartier de Marseille [Xe arrondissement], où a ouvert en 1961 le lycée Marcel-Pagnol : l'écrivain, présent le jour de l'inauguration en 1962, remercia l'institution d'avoir « inscrit sur la façade du plus beau lycée de France son prénom, suivi du nom de son père, instituteur à Saint-Loup ».) Il est remarquable que presque tous les détails de la vie de Pagnol semblent sortir d'un film de Pagnol – tant la symbiose est forte entre l'œuvre du cinéaste-écrivain et la région où il a grandi et travaillé. Un plan du Marseille (« le soleil y brille plus clair qu'en aucun autre endroit du monde ») des années 1900-1930, avec son pont transbordeur, ses vieux quartiers – tous deux détruits par les Allemands pendant la guerre – et sa « bonne Mère » (Notre-Dame-de-la-Garde), et une carte de la proche région (un triangle Marseille-Aubagne-Allauch, incluant les quartiers de la Treille, de la Valentine, des Camoins, dominé par les sommets du Garlaban et de Baumme-Sourne) peuvent donner à eux seuls une idée des sites de l'imaginaire pagnolesque.

Au quartier des Chartreux, où son père est nommé, le petit Marcel prépare le « concours des bourses » qui lui ouvrira les portes d'un grand lycée marseillais, le lycée Thiers, où le futur cinéaste de Marius fait ses classes. Parmi ses condisciples, un jeune Juif d'origine grecque, Albert Cohen, plus tard auteur de Belle du seigneur. Une scolarité brillante amène le jeune Marcel en khâgne… en 1914. Il y fonde une première revue « littéraire, artistique, théâtrale », Fortunio, qui disparaîtra durant la Grande Guerre pour reparaître à partir de 1920 et devenir les célèbres Cahiers du Sud, qui réuniront les signatures les plus brillantes de France (sous la direction de Jean Ballard).

Licencié d'anglais, Pagnol est successivement nommé à Tarascon, à Marseille, enfin à Paris, au lycée Condorcet. Sa vocation littéraire s'affirme alors : il écrit frénétiquement pour le théâtre, sur les traces de ce grand ancien Marseillais que fut Edmond Rostand, dont les pièces (Cyrano de Bergerac, Chantecler) font vibrer la France entière. C'est ainsi qu'il écrit Catulle, drame en 4 actes et en vers, qui ne trouve pas de distributeur. En revanche, les Marchands de gloire (écrit en collaboration avec Paul Nivoix), âpre satire dans le goût de Becque ou de Mirbeau sur les exploiteurs de la mémoire des soldats morts au champ d'honneur, font remarquer ce jeune Marseillais fraîchement « monté » à Paris. Suivent Jazz, dont le héros (interprété par Harry Baur) est déjà un universitaire, et enfin Topaze (1928), son premier vrai succès, histoire d'un professeur renvoyé pour une peccadille et qui devient l'un des aigrefins les plus voraces des Années folles.

La veine provençale

Ici s'achève la période anticonformiste de Pagnol. L'année suivante, Marius connaît, au Théâtre de Paris, un immense succès – entre autres parce que Raimu y interprète César : c'est le début d'une très longue collaboration. Pagnol a trouvé sa voie – ou le bon filon, l'exploitation de la couleur locale provençale, aux accents de vaudeville ou d'opérette, combinée avec les teintes sombres du mélodrame. Fanny (1931), qui fait suite à Marius, entérine la formule et le succès.

Sur le plan personnel, le théâtre a entraîné des bouleversements dans la vie de Pagnol. Marié en 1916 avec Simone Collin, il résiste peu au charme d'Orane Demazis, rencontrée sur le plateau de Jazz.

Sur ce, on invente le cinéma parlant. « Le cinéma, déclare Pagnol, c'est désormais l'affaire des auteurs dramatiques… Être muet, c'est une infirmité, comme être boiteux. Un boiteux guéri ne boite plus. Un cinéma qui peut parler, on ne le fera plus taire. C'est un art nouveau qui vient de naître. Un art complet. » Et de conclure : « Pour ma part, je n'écrirai plus de pièces de théâtre. J'écrirai des films. » Pourtant, à bien des égards, on peut estimer que Pagnol réalisateur fera la même chose que Pagnol auteur et qu'il filmera des pièces, avec, il est vrai, une habileté consommée dans l'art des dialogues. Ce sera sa gloire, aussi bien dans les années 1930 que dans les reprises télévisées des années 1970 ou 1980 (les répliques de Raimu ou de Fernandel sont inoubliables), ce sera aussi sa croix, lorsqu'après-guerre le public, sous l'influence du cinéma d'action américain, demandera au septième art plus de mouvement et moins de situations statiques.

Voilà Pagnol scénariste, dans un premier temps. La Paramount confie à Alexandre Korda l'adaptation de Marius, qui impose à sa production l'équipe de la pièce, y compris un Alsacien qui mime l'accent marseillais et qui s'appelle Pierre Fresnay. Pagnol dira plus tard que Korda lui a tout appris. Le cinéma, en tout cas, immortalise des scènes (la partie de cartes entre Marius, Panisse, Brun et Escartefigue) que la scène, qui vit d'instants fugitifs, n'aurait pu pérenniser. Le cinéma adapte aussi Topaze (avec Louis Jouvet et la jeune Edwige Feuillère), et Fanny (1932), dirigée cette fois par Marc Allégret. Pagnol fait ses gammes : il réalise l'Article 330, d'après Courteline, et crée les Cahiers du film pour y exposer ses idées. À la Treille (et il y a, en l'état de la technique et des mœurs cinématographiques, une vraie audace à tourner en décors naturels), il adapte le Jofroi de Giono – l'autre grand écrivain régionaliste de l'époque, dont Pagnol, avec les bénéfices considérables de ses pièces, a acquis la totalité des droits d'adaptation. En 1934, Pagnol porte à l'écran Un de Baumugnes, sous le titre Angèle. Orane Demazis y est au sommet de son art, et Pagnol rencontre là pour la première fois Fernandel : le meilleur des cinéastes marseillais rencontre le plus grand acteur du Sud, confiné jusqu'alors dans le comique troupier.

Avec Jofroi Pagnol avait tenté d'imposer un film moyen métrage. Il récidive avec Cigalon et Merlusse – sans vraiment convaincre. Il se lance dans un nouveau long métrage, réalisant seul le troisième volet de sa trilogie marseillaise, César (1936). Il revient à Giono (et à Fernandel) avec Regain (1937), construisant un village provençal plus vrai que nature sur les hauteurs de la Treille. Suivent le Schpountz, toujours avec Fernandel – réflexion sur le cinéma et les mécanismes du rire : « C'est une vertu qui n'appartient qu'aux hommes et que Dieu, peut-être, leur a donnée pour les consoler d'être intelligents » –, et la Femme du boulanger, qui combine un roman de Giono, Jean le Bleu, et peut-être un souvenir personnel de Pagnol (« On m'a dit que Joseph profita de sa liberté pour conter fleurette à la boulangère, dont il mit en ordre la comptabilité : voilà une idée déplaisante, et que je n'ai jamais acceptée », écrira-t-il dans la Gloire de mon père). Ce film comique, tragique, mythique est le sommet (et presque la caricature) de l'art de Pagnol : situation manichéenne, mythe christique (le pain) traité avec une simplicité populaire, et réconciliation des principes manichéens qui agitent ce cinéma efficace : le curé et l'instituteur se donnent la main pour apporter une solution à la pénurie qui frappe le village. Le visage de Ginette Leclerc rayonne d'une sensualité, rare à l'époque, qui laisse deviner, sous le corset d'une morale sauvegardée in fine, le goût de Pagnol pour l'instinct, la passion, contre le conformisme dont pourtant ses œuvres semblent sonner l'éternelle victoire.

Pagnol, écrivain-cinéaste officiel

Souvent homme varie : Pagnol rencontre Josette Day, et tourne avec elle (juin 1940) la Fille du puisatier. L'actualité rejoint la fiction, les personnages (Raimu, Josette Day, Charpin) écoutent le maréchal Pétain qui, à la radio, fait don de sa personne à la France… Fernandel (réuni à Raimu pour la première et dernière fois sous la direction de Pagnol) reprend sa tenue de comique troupier, mais dans un rôle et des circonstances tragiques.

La division de la France en deux zones amène Pagnol à créer l'embryon d'une société de production cinématographique à Marseille, au Prado (studios) et au château de la Buzine, où il vit avec Josette Day. Il y tourne la Prière aux étoiles, une histoire d'amour fou.

À la Libération, Pagnol tourne la page : il épouse Jacqueline Bouvier, rencontrée sur le tournage de Naïs, d'après une nouvelle de Zola, Naïs Micoulin, et il est élu à l'Académie française. C'est la première fois qu'un homme de cinéma occupe à ce titre un fauteuil Quai Conti. Le même jour (20 septembre 1946), Raimu meurt. « Et puis il est venu des hommes qui ont enfermé dans un coffre énorme tant de rires, tant de colères, tant d'émotion, tant de gloire, tant de génie », écrit Pagnol. Plus rien ne sera comme avant. La version scénique de César, enfin écrite, est jouée sans l'acteur fétiche (mais Orane Demazis est toujours là). Pagnol abandonne Marseille pour Monte-Carlo, où il devient l'un des familiers de Rainier. Pour Jacqueline (et pour le théâtre de Monte-Carlo), Pagnol traduit et adapte le Songe d'une nuit d'été, pour elle il repasse derrière la caméra pour filmer la Belle Meunière, adaptée d'un lied du poète lyrique allemand du xixe s. Wilhelm Müller – avec Tino Rossi dans le rôle de Schubert…

Pagnol, au cinéma, ne crée plus. Son esthétique appartient définitivement à l'avant-guerre. Il le sent bien lui-même, réadaptant (avec Fernandel cette fois) le Topaze qu'avait si bien servi Jouvet. Le même Fernandel, sur un scénario de Pagnol d'après Maupassant, reprend avec le Rosier un rôle qui lui avait valu le succès en… 1931. Le public n'est plus au rendez-vous de Manon des sources (1952) – alors qu'il se pressera au remake de Claude Berri. Pagnol tire deux romans de son film : sous le titre générique de l'Eau des collines paraissent successivement Jean de Florette et Manon des sources (1963), qui n'ont pas plus de succès que ses timides retours au théâtre (Judas, 1955 ; Fabien, 1956).

Reste le dernier Pagnol, celui des souvenirs. Juste avant que la télévision redonne vie à ses anciens films, présentés dorénavant sous l'angle de la nostalgie, donc à nouveau « visibles », Pagnol écrit la Gloire de mon père et le Château de ma mère (1957), que suivront le Temps des secrets (1960) et le Temps des amours (posthume 1977). Ce sont d'immenses succès : le contexte troublé des années de guerre froide ou de risque de guerre civile incite les lecteurs à se réfugier, et à se reconnaître, dans ces récits d'un autre temps. Et à vrai dire, en revenant à ses souvenirs personnels, pour embellis qu'ils soient, Pagnol évite le piège du stéréotype. L'adaptation qu'Yves Robert fit de la Gloire de mon père et du Château de ma mère valut un nouveau succès cinématographique post mortem à Pagnol. Mort à Paris en 1974, l'auteur un peu oublié reste, grâce à ses derniers ouvrages, le petit Marcel dans toutes les mémoires.