Daniel Defoe ou Daniel De Foe
Écrivain anglais (Londres vers 1660-Londres 1731).
« The Complete English Tradesman »
Dans la bourgeoisie anglaise du règne de Guillaume III et de ses successeurs commence à germer une idée qui verra sa pleine réalisation au siècle suivant. Ces hommes, dont la foi puritaine ne fait jamais obstacle aux accommodements qu'imposent les réalités de la vie, se prennent à rêver sinon de diriger, du moins d'infléchir le cours de l'histoire nationale dans le sens qui convient le mieux à leur intérêt, indissociable à leurs yeux de celui de l'Angleterre. Tout progrès passe par la prospérité. Toute prospérité se rattache étroitement à l'exercice de la libre entreprise et à la liberté. En Defoe, cette classe nouvelle va trouver son incarnation la plus dynamique et un porte-parole d'une étrange vigueur créatrice. Fils d'un fabricant de chandelles, baptiste, membre de la corporation des bouchers de Londres quoique destiné à la prêtrise, il préfère épouser la fille bien dotée d'un marchand avant de se lancer dans la vente du tabac et des vins. « La grande affaire de la vie, c'est de gagner de l'argent », professe-t-il. Il n'en écrit pas moins. Sans doute pour justifier ses quatre ou cinq années de séminaire. Puisque l'essentiel est d'abord d'organiser la Terre où le Seigneur nous a placés, Defoe va s'intéresser à tout ce qui touche à l'économie, à l'argent, aux échanges. En 1729, il donne par exemple A Plan of the English Commerce (Un plan du commerce anglais). Mais déjà, avec An Essay upon Projects (1697), il avait rédigé Un essai sur différents projets, tel celui qui concerne la création et les avantages des banques de crédit, la protection des marins caboteurs, l'entretien des routes, la retraite pour tous, le sort réservé aux faillis. Quand il écrit le Parfait Commerçant anglais, de 1725 à 1727, c'est un orfèvre en la matière qui parle. Tour à tour dans le commerce des produits alimentaires, des textiles, des briques et des tuiles, voire des huîtres et des harengs, il a déjà fait banqueroute en 1703, pris la fuite une première fois, et on le retrouve encore, vingt-sept ans plus tard, essayant de se soustraire aux poursuites de ses créanciers. On ne s'étonnera pas alors, même s'il rédige Un circuit à travers la Grande-Bretagne, de trouver dans ce Tour through the Whole Island of Great Britain (1724-1727) moins de descriptions de sites traversés ou de monuments rencontrés que de traits sur la société de son temps, de questions concernant le commerce ou de réflexions sur la prospérité du pays. On peut comprendre aussi l'importance de l'or omniprésent autour de ses aventuriers, le luxe de détails qui accompagnent la description d'un bateau (instrument précieux du commerce !) et jusqu'à la prolifération silencieuse mais presque obsessionnelle des simples objets, surtout dans Robinson Crusoé, dont on retiendra ces paroles : « On ne sait jamais quand une chose peut devenir utile. » C'est, dans Due Preparation for the Plague (Préparatifs convenables contre la peste, 1722), le sentiment profond, mais poussé à l'extrême, du négociant londonien qui se barricade cinq mois chez lui, avec sa famille… et tous ses biens.
« A Hymn to the Pillory »
Swift se méfiait de tels hommes. Il méprisait pour l'administration du royaume ce qu'il appelle dédaigneusement « the spirit of shop-keepers ». À l'inverse, Defoe ne semble nullement choqué par la « mentalité de boutiquier ». Mieux, il en devient en quelque sorte l'avocat. Dès 1698, il est entré délibérément dans l'arène politique. Il va s'y faire remarquer non seulement par ses écrits, mais aussi par son aptitude à se trouver du côté de ceux qui peuvent lui être utiles. Pour se concilier les bonnes grâces de Guillaume III, monarque d'origine hollandaise violemment attaqué dans The Foreigners (les Étrangers) de John Tutchin, il réplique par The True-Born Englishman (1701), pamphlet savoureux et plein de vigueur où il souligne que l'Anglais de naissance descend en vérité des Pictes, des Bretons, des Scots et des Norvégiens. Par la même occasion, il met les rieurs avec lui en rappelant à l'aristocratie méprisante, si imbue de ses origines, qu'elle est issue« de la race la plus scélérate qui vécût jamais ;
Un affreux ramassis de voleurs et de fainéants vagabonds,
Qui dépouillaient les comtés et dépeuplaient les villes. ».
Le petit peuple des boutiques et des officines, peu accessible à la belle rhétorique, comprend fort bien en revanche son style simple et direct et apprécie l'évidence de son bon sens. Jamais Defoe ne défend des théories utopiques ou fumeuses. Son argumentation révèle toujours une logique rigoureuse, étayée par de solides références, que ce soit par exemple dans An Argument Shewing that a Standing Army (1698), défense du projet de création d'une armée permanente auquel s'opposait le Parlement, ou dans The Two Great Questions Consider'd (1700), c'est-à-dire Deux Grandes Questions examinées en fonction des attitudes possibles de la France dans le problème de la Succession d'Espagne. Toutefois, son goût de la polémique l'emporte parfois sur sa prudence politique, et, quoique publié anonymement, The Shortest Way with the Dissenters (le Plus Court Moyen d'en finir avec les dissidents, 1702) conduit après de nombreuses péripéties son auteur en prison. Comme la sentence qui le frappe prévoyait également l'exposition sur la place publique, il compose rapidement ce fameux Hymne au pilori qui transforme la punition infamante en triomphe populaire. Il semble toutefois moins heureux douze ans plus tard avec les whigs quand il veut les prendre au piège du paradoxe (celui qui avait si bien servi contre les tories) de Reasons against the Succession of the House of Hanover (Arguments contre la maison de Hanovre). On affectera de le suivre dans sa démonstration « séditieuse ». Et il se retrouve finalement une nouvelle fois à Newgate.
« A Review of the Affairs of France »
Si la bourgeoisie aspire à s'élever, à jouer son rôle dans les affaires de la nation, et The Complete English Gentleman (le Parfait Gentleman anglais, vers 1730, publié en 1890) donne à cet égard des indications très caractéristiques, il faut l'éduquer, l'instruire, la préparer à ses futures tâches. En un mot, l'informer. Il importe qu'elle connaisse la vérité sur les événements de l'Angleterre et des autres pays d'Europe. Pour l'essentiel, Defoe pense que son vrai rôle est là, et ce rêve politique qu'il poursuit, la bataille autour des « dissidents » et du « pilori » va, par un étrange destin, lui permettre de le réaliser. Grâce aux subsides dispensés par le ministre Harley, Defoe se trouve en mesure de fonder Une revue des affaires de France… Dès le premier numéro paru en février 1704, il précise son programme dans un « éditorial » : « Placer dans un jour plus lumineux les affaires de l'Europe » (et pas seulement de la France), « mettre le public en garde contre les relations partiales de nos barbouilleurs de papier. » Il veut donner « l'histoire des événements politiques », mais refuse de s'embrouiller (c'est son mot) « dans les affaires des partis », car il se souhaite impartial. « Nous poursuivrons le vrai », affirme-t-il. Ainsi, neuf ans après l'abolition de la censure sur la presse et sept ans avant que Steele et Addison ne lancent The Spectator, vient de naître ce qu'on peut à différents titres considérer comme le premier vrai journal anglais, l'ancêtre de nos hebdomadaires. Organe du parti whig qui subventionne son directeur et rédacteur unique, Une revue conserve malgré tout une assez large objectivité qui ajoute à ses qualités de bon sens, de clarté et d'intelligent équilibre. Par sa durée même, en un temps où le journal, arme de combat politique, survit rarement à la cause défendue, et surtout par la régularité et la ponctualité sans défaillance de sa parution neuf années durant, elle s'assure une audience importante. Sa forme, sa présentation, les sujets traités constituent une nouveauté bien propre à séduire un public pour qui les écrits théoriques, la polémique et le sensationnel journalistiques constituent une véritable et passionnante découverte. Aux « observations historiques sur les transactions publiques dans le monde » qui occupent la part la plus importante des quatre pages bihebdomadaires de son journal, Defoe ajoute annonces diverses et publicité commerciale ; également une chronique (au cours de la première année, car après 1705 il modifie la formule) perfectionnée et développée de nos jours dans une certaine presse, « The Mercure Scandal », dont le titre préfigure assez clairement le contenu. On peut affirmer que rien ne manquait à Une revue de Defoe : ni le meilleur ni le pire. Père du journalisme moderne, Defoe l'est encore par les procédés utilisés pour susciter et maintenir la curiosité, l'intérêt du lecteur, pour qui il invente l'« interview »- celle des criminels célèbres de l'époque par exemple- et d'authentiques « reportages » comme The Storm (l'Ouragan, 1704) ou A True Relation of the Apparition of One Mrs.Veal (la Relation authentique de l'apparition de Mrs.Veal, 1706), dans lesquels on découvre un souci de vérité qui va constituer la recherche constante et l'une des particularités essentielles de son œuvre « romanesque ».
De « The King of Pirates » à « The Fortunate Mistress »
Il ne saurait être question pour Defoe de créer des fictions, d'avoir l'air d'édifier une littérature en désaccord avec les mœurs de son époque. Mais, si pendant des siècles le public cultivé anglais n'a été nourri, à peu près exclusivement, que de « romances » en vers, dont les thèmes demeurent dans la tradition antique ou chevaleresque, il s'est toutefois produit peu à peu une évolution. Les lecteurs, plus nombreux, s'intéressent maintenant au concret, au réel, à l'utile, à l'édifiant. Defoe a parfaitement perçu cette tendance nouvelle. Il se lance donc, à partir de 1719, dans la rédaction de biographies d'aventuriers, marins, pirates, voleurs et prostituées, accompagnées des inévitables dissertations moralisantes que ne méprisent pas les pires gredins. Au « féerique », il substitue le « vrai ». Nouveauté plus remarquable encore, il introduit dans les ouvrages qu'il va écrire durant cette période de sa vie la notion parfaitement originale de la « crédibilité », qui est le propre du roman moderne. Héros réels ou imaginaires, exploits vécus ou aventures fictives, voyages et tribulations ne se différencient pas. Tout porte l'identique cachet du vrai. Pour atteindre à ce résultat, Defoe se livre à un travail de documentation parfois énorme. Il puise dans les relations d'expéditions maritimes, s'inspire de récits, de mémoires, d'épisodes vécus, de traités historiques, qu'il transpose, modifie, s'efforce de rendre attrayants en leur conservant cependant le caractère d'une apparente authenticité, sur laquelle il ne se lasse jamais de mettre l'accent. Ainsi, The King of Pirates (le Roi des pirates, 1719), récit interprété des aventures d'un certain capitaine Avery, pirate réel, prépare The Life, Adventures and Pyracies of the Famous Captain Singleton (Vie, aventures et pirateries du célèbre capitaine Singleton, 1720), avec la traversée inventée de toutes pièces, mais aussi bien documentée que possible, du continent africain, d'est en ouest. De même dans A New Voyage round the World (Nouveau Voyage autour du monde, 1724), il s'inspire d'une relation exacte sur l'Amérique du Sud pour entraîner son lecteur à la suite d'aventuriers lancés dans la région des Andes encore inconnue. C'est aux sources de l'histoire que sa fiction s'abreuve pour écrire The Memoirs of a Cavalier (1720) : son cavalier y prend une telle apparence d'authenticité que ses contemporains s'efforcèrent d'en percer l'anonymat tant ils étaient persuadés qu'il avait existé entre 1632 et 1648. Ce sont encore des événements historiques, mais empruntés à la vie de Londres, qui donnent au Journal of the Plague Year (Journal de l'année de la peste, 1722) son caractère de poignante vérité, tandis que Moll Flanders (1722), histoire d'une « prostituée », trouve sa substance au cœur de la « réalité » la plus sordide. Cette assise solide du réel ne lui fait défaut que lorsqu'il veut évoquer une société dont l'esprit lui demeure étranger, mais où il pénètre à la suite de Roxana (The Fortunate Mistress, 1724), la maîtresse fortunée d'un aristocrate.
Les Mémoires d'un cavalier contiennent l'esquisse du roman historique, auquel Walter Scott va donner ses lettres de noblesse. Dans le Journal de l'année de la peste, c'est un certain « réalisme » que laisse apparaître Defoe. L'atmosphère de Londres, la description de ses quartiers animés, on les retrouvera également plus tard. Et d'abord chez Dickens, autre champion de la bourgeoisie. Comme le futur Colonel Jack (1722) mis en apprentissage chez un pickpocket annonce les petits voleurs d'Oliver Twist, le thème des parias sociaux de Moll Flanders au sein d'un monde égoïste qui veut ignorer la misère et la faim sera développé dans Bleak House de Dickens. Enfin, la Maîtresse fortunée nous offre par le tranquille cynisme qu'elle manifeste à l'égard des hommes, de l'amour et du mariage un personnage d'une singulière modernité.
« Robinson Crusoe »
Des quelque quatre cents ouvrages sur lesquels Defoe peut exercer un droit à peu près certain de paternité, rares sont ceux qui sont susceptibles de faire connaître son nom aux générations futures, car la plupart se rangent dans les productions de circonstance. Réalités des plus terre à terre, nécessité constante de plaire ou de défendre, tels en sont les moteurs essentiels. En premier plan, ou sous-jacents, apparaissent toujours, dans sa littérature, l'argent ou la religion. Defoe s'intéresse peu aux valeurs esthétiques. D'abord parce qu'il est marchand et qu'elles lui semblent d'un rapport dérisoire. Ensuite, et sans doute surtout, en raison de son puritanisme. Guidé par la rigueur de ses convictions morales ou seulement vertueux hypocrite, le puritain du xviiie s. ne peut concevoir qu'un livre devienne un instrument de « divertissement ». C'est péché. Il suffit de parcourir The Family Instructor (1er volumes, 1715 ; 2e volumes, 1718) pour constater en quelle estime Defoe tenait le théâtre, la poésie et la littérature en général. Et pourtant, en avril 1719, son éditeur publie The Life and Strange Surprising Adventures of Robinson Crusoe of York, Mariner… Defoe, esprit le plus éloigné qui soit du rêve, vient d'écrire l'ouvrage qui va faire rêver des millions d'hommes. Lui qui, malgré une production littéraire énorme, connut la misère et la prison, réalise l'un des livres les plus lus et les plus édités au monde. Avec les aventures du marin d'York, il vient, à soixante ans, de créer une forme d'art nouvelle. Par hasard, serait-on tenté de dire, si le hasard, en la circonstance, ne s'appelait aussi génie. Ce n'est pas, en effet, au hasard que l'ouvrage doit son immortalité. D'autres avant lui ont donné la relation de l'odyssée d'Alexander Selkirk, ce marin écossais abandonné dans les îles Juan Fernández à l'ouest des côtes du Chili, dont le succès ne durera guère plus que son actualité. Ce n'était qu'un récit. Il y a au contraire dans Robinson Crusoé tout ce qui pouvait en faire le livre du siècle et une œuvre éternelle. Sur le plan circonstanciel, Robinson peut être considéré comme l'expression vivante du sentiment de tout un peuple à une époque déterminée. Ses aventures ne peuvent qu'éveiller de profondes résonances dans l'esprit de ce monde de marins, de boutiquiers et d'hommes d'affaires, monde qui ne vit pas dans la nostalgie des splendeurs passées mais se tourne résolument, pour les vaincre, vers les problèmes du jour et du lendemain. Avec l'aide du Seigneur. La bourgeoisie montante retrouve, sublimé dans ce personnage, son désir aigu de l'organisation de la Terre. Période de grande expansion coloniale (qui se développera encore au siècle suivant), le xviiie s. anglais se reconnaît en Robinson, sorte de providence pour Vendredi, à qui il enseigne non seulement la valeur de la civilisation blanche (seul Swift s'insurgera contre cet état d'esprit), mais aussi le bonheur de connaître Dieu, présence tutélaire sans qui les hommes (et Robinson au premier chef) ne seraient que de fragiles et misérables poussières vivantes. Le génie de Defoe se manifeste encore sur un autre plan, en faisant accéder directement « son » public- pas celui que constitue l'aristocratie- à un univers où il se retrouve sans difficulté. Il n'y a dans Robinson Crusoé aucun artifice. Defoe y emploie une langue claire et concise. Tout y paraît simple et familier, objets, travaux et sentiments. Et pourtant, le pouvoir d'évocation de l'auteur s'y révèle tel que tout y prend une importance et une dimension nouvelles. Le succès que connaît Robinson Crusoé dès sa parution ne se démentira jamais par la suite. Les tirages succèdent aux tirages. Les éditions aux éditions. Pillée, imitée, contrefaite, l'œuvre conserve toujours son impérissable pouvoir. Même quand on la réécrit pour la jeunesse. Et c'est peut-être justement parce qu'elle contient en elle tous les désirs inassouvis de l'enfance, rêve de mondes lointains, rêve de tout embrasser, rêve de se réaliser, seul. Par-delà les aventures d'un marin, Robinson s'est transcendé en un mythe : celui de l'homme qui s'y contemple avec son immense faiblesse, mais aussi toutes les ressources de ce qui fait de lui un être supérieur. Robinson Crusoé nous offre, sans cesse renouvelées, une leçon d'énergie et une leçon d'optimisme. Quand le naufragé dit : « Il ne servait à rien de s'asseoir immobile et de souhaiter ce qu'il est impossible d'avoir, et cette extrémité excita mon application », il traduit simplement cette formidable résolution d'où est issue la civilisation humaine. Comme Shakespeare avait exprimé dans la Tempête les rêves et les fantasmagories du tempérament anglais et aussi l'âme éternelle, au cœur d'une île déserte, Defoe, au cœur d'une île déserte également, exprime l'esprit pratique du peuple anglais et l'incoercible espérance humaine. Il existe chez Defoe un fonds de robuste optimisme qui lui a fait écrire : « … J'ai vécu une vie pleine de surprises et j'ai été à maintes reprises l'objet des soins de la Providence. » Ayant admis une fois pour toutes qu'il appartient au petit groupe des élus, il oppose un front serein aux tracas qui jalonnent son existence et accepte avec philosophie la solitude où le place, au milieu d'adversaires décidés à le perdre, son attitude politique pour le moins peu édifiante. Cet optimisme inébranlable dans la solitude, il l'insuffle à son héros le plus célèbre. Le capitaine Woodes Rogers, le « découvreur » du vrai Robinson, décrit un homme « … vêtu de peaux de chèvres qui paraissait plus sauvage que les chèvres ». Conrad peint la décomposition du corps et de l'âme de l'homme blanc soumis aux effets conjugués du climat tropical et de la solitude. En 1954 William Golding, dans Lord of the Flies, montre des enfants naufragés revenir petit à petit à l'état de sauvagerie primitive. Si la détresse de Moll Flanders rappelle parfois à maints égards le pathétique de la situation de tant de personnages de la littérature moderne perdus dans le désert des foules sans visage, il n'y a en elle aucune force vive irrémédiablement atteinte. Pas plus sur Moll Flanders que sur Robinson, la solitude n'exerce son pouvoir maléfique. C'est que les aventuriers de Defoe ne sont pas comme les héros de Byron des oisifs berçant une peine imaginaire, mais des femmes et des hommes bien décidés à triompher du destin. Il arrive à Robinson de sentir le poids de l'absence de toute présence humaine à ses côtés. Toujours, il se reprend et poursuit sa lutte pour sa survie. Defoe, maniaque de la documentation et de la crédibilité, ne pouvait ignorer les réserves sur le double plan physiologique et psychologique que ne manquerait pas de soulever la solitude de son héros. Son optimisme ne saurait être imputé à l'ignorance. Robinson Crusoé est un acte de foi. C'est l'affirmation pour l'éternité de la croyance en l'effort et en l'homme.