António de Oliveira Salazar
Homme politique portugais (Vimieiro, près de Santa Comba Dão, 1889-Lisbonne 1970).
Les origines
Salazar naît à Vimieiro, près de Santa Comba Dão, petite ville de la Beira Alta, dans un milieu familial fort modeste et profondément catholique. D'abord destiné à la prêtrise, il fréquente pendant quelques années le petit séminaire de Viseu. En octobre 1910, il s'inscrit à l'université de Coimbra ; sept ans plus tard, sa thèse soutenue, il est nommé professeur assistant et, en 1918, professeur titulaire.
Avec son condisciple Manuel Gonçalves Cerejeira, le futur cardinal patriarche de Lisbonne, il rejoint en 1912 le centre académique de démocratie chrétienne. Étudiants et professeurs qui se réunissent dans ce cercle prétendent dépasser le dualisme monarchie-république que pose l'évolution récente du pays. Pour eux, le cadre politique est secondaire ; ce qu'ils veulent, c'est promouvoir une société catholique fondée sur les enseignements des encycliques pontificales, et tout particulièrement l'encyclique Rerum novarum de Léon XIII.
Cinq ans plus tard, ils prendront nettement position sur le plan politique avec la fondation du Centre catholique portugais : le nouveau parti entend lutter contre la République, régime qu'il estime individualiste et athée. Si les idées politiques et sociales du futur dictateur se dessinent dès cette époque, il n'en est pas de même en matière économique.
Rejoignant les vues du libéral Ezequiel de Campos, Salazar reconnaît que le Portugal doit renoncer à sa politique frumentaire et à la mise en valeur du Sud uniquement en fonction de la production du blé national. Dans un mémoire de 1916, Questão cerealífera. O trigo, il affirme que l'agriculture du Sud doit s'orienter vers des productions mieux adaptées et plus rentables. Douze ans plus tard, parvenu au pouvoir, il adoptera une politique radicalement opposée. Par contre, ses idées en matière de politique monétaire sont déjà formulées dans sa thèse de sciences économiques, O ágio do ouro, sua natureza e causas (1916), dont la parution fait beaucoup de bruit.
L'ascension
Les élections de 1921 permettent à Salazar une brève incursion dans la vie politique : député du centre catholique, il ne siège, à vrai dire, que peu de temps à la Chambre. Il ne semble pas participer à l'élaboration du putsch antirépublicain de 1926.
Dans la partie à trois qui se joue entre Manuel de Oliveira Gomes da Costa (1863-1931), Joaquim Mendes Cabeçadas Júnior (1883-1965) et bientôt António Oscar de Fragoso Carmona (1869-1951), Salazar semble n'être qu'un simple pion : son entrée au ministère aurait été négociée contre la participation d'un monarchiste. Ministre des Finances le 12 juin 1926, Salazar se retire le 17, en même temps que les autres ministres « civils » de Coimbra : Mendes dos Remedios et Manuel Rodrigues Júnior. C'est en quelque sorte la rupture avec le clan militaire qui détient le pouvoir. Salazar mène dans le journal catholique As Novidades une virulente campagne contre son successeur aux Finances, le monarchiste Sinel de Cordes. De fait, les deux années de dictature militaire sont fatales au pays : les finances sont ruinées, et la monnaie s'effondre.
En 1928, le gouvernement, débordé, doit faire appel à Salazar. Ministre des Finances, celui-ci exige un droit de regard sur les dépenses de ses collègues, jouant ainsi, sans en avoir le titre, le rôle d'un véritable Premier ministre. C'est, pendant quelque temps, une collaboration entre les militaires et lui ; mais, dès son premier discours officiel, Salazar définit ses intentions : « Je sais très bien ce que je veux et où je vais […] quant au reste, que le pays étudie, qu'il donne des suggestions, qu'il objecte et qu'il discute ; mais quand arrivera pour moi le moment de donner des ordres, j'attends de lui qu'il m'obéisse. »
Le maître du pays
En devenant président du Conseil en 1932, Salazar reste seul au pouvoir, continuant cette période de « dictature provisoire » qu'il a définie en 1930 et à laquelle la Constitution de 1933 est censée mettre fin. Durant la Ire République, deux forces d'opposition s'étaient constituées dans le pays : l'Union des intérêts économiques et le parti intégriste de l'Église catholique. Ce serait la conjonction de ces deux forces qui aurait porté Salazar au pouvoir. Mais, ni doctrinaire, ni idéologue, Salazar n'est pas l'homme d'un parti ou d'un système. Ne déclare-t-il pas en 1937 : « Je voudrais être objectif et impartial, et peut-être pourrais-je l'être : je me refuse à plier les faits aux exigences des conceptions théoriques et, bien que vivant un certain nombre de principes fondamentaux, je ne suis pas un fondateur de système. »
Plus que dans les grands courants politiques ou dans les thèses économiques, c'est dans les encycliques du xixe s. qu'il faut chercher l'inspiration de sa pensée. Ce qui caractérise Salazar, c'est une vocation froide et systématique, une soif de pouvoir personnel qui le rend allergique à toute critique. De là l'élimination de toutes les forces capables de lui résister. Solitaire, le dictateur se refusera toujours à désigner un successeur, sous prétexte de ne pas ajouter ses propres ennemis à ceux que le dauphin présumé aurait déjà.
Salazar n'est nullement l'homme des foules : peu de personnes peuvent se flatter de l'avoir approché. S'il règne en maître absolu sur le Portugal, il n'aura jamais cet impact psychologique qui, en Allemagne ou en Italie, favoriseront l'ascension des dictateurs. D'ailleurs, par ses origines et même par certaines méthodes, son régime est fort différent de celui d'un Hitler, d'un Franco ou d'un Mussolini. Salazar n'a pas conquis le pouvoir, on le lui a offert ; il est vrai que, par la suite, il a tout fait pour le garder. Le salazarisme est aussi fort différent de la dictature militaire qu'il a remplacée. Même ministre des Forces armées, Salazar restera toujours un civil, étranger à l'armée. Quelles que soient les ouvertures qu'il a sur le monde, il reste avant tout un Portugais. Il ne quittera jamais le Portugal continental : si les présidents de la République feront des tournées dans les provinces d'outre-mer, le président du Conseil ne visitera même pas les Açores. Les rares fois où il sortira de son pays, ce sera pour rencontrer Franco à La Corogne, à Ciudad Rodrigo, puis à Séville.
Le Portugal, on pourrait, en schématisant, dire que Salazar le gère pendant quarante ans comme un père de famille autoritaire et traditionaliste, qui, certes, le maintient à l'abri des guerres, mais qui le laisse tel qu'il l'a reçu. De là, jusqu'en 1953, le refus de toute innovation et l'accent mis délibérément sur la solidité de la monnaie, fût-ce au détriment de l'essor économique du pays.
Pour le nouveau ministre des Finances, la première tâche, en effet, est d'équilibrer le budget et de restaurer la monnaie. La dette en 1928 est de 2 046 000 contós, et la valeur de l'escudo, qui a perdu 65 % de sa valeur-or entre 1891 et 1926, a encore baissé sous la dictature militaire. Dès 1929, au prix de nouveaux impôts et de sévères économies, dont lui-même donne l'exemple, Salazar réussit à présenter un budget en équilibre. En 1931, l'escudo retrouve sa convertibilité en or. En 1934, la dette flottante est résorbée. Quand la Grande-Bretagne suspend la convertibilité de sa monnaie, le Portugal doit l'imiter, mais l'escudo reste quand même une des monnaies les plus fortes du monde. Toutefois, ces résultats sont obtenus au prix d'une politique économique étriquée : refus de grands investissements industriels, refus de grands travaux de génie agricole, refus d'investissements scolaires – ce qui rejoint, il est vrai, des préoccupations politiques. Salazar veut conserver au Portugal son caractère de pays agricole. Pour réduire les importations, l'accent est mis sur la production nationale de blé, et ce au détriment de cultures plus rentables. La stabilité de la monnaie n'est acquise qu'au prix d'une contraction du marché intérieur, et le niveau de vie baisse régulièrement jusqu'en 1939. Par la suite, la prospérité engendrée par une habile neutralité pendant la Seconde Guerre mondiale ne profite qu'à une minorité.
La politique extérieure
Cette prudence en matière économique, on la retrouve dans la politique extérieure. Jamais Salazar ne s'engage à fond, et il sait toujours prudemment négocier des virages opportuns. Pendant la guerre civile d'Espagne, ses sympathies vont aux nationalistes espagnols, mais, au début, il se contente d'une aide discrète. Le matériel passe facilement par le Portugal, et des volontaires, les Viriatos, rejoignent l'armée franquiste. En décembre 1937, le Portugal envoie un représentant auprès du gouvernement de Burgos et, cinq mois plus tard, il reconnaît ce gouvernement comme légitime. Mais, en même temps, Salazar maintient les liens traditionnels avec l'alliée privilégiée, la Grande-Bretagne. Après avoir donné des ordres pour défendre les Açores contre qui que ce soit, et surtout contre les Alliés, Salazar y cède des bases à ces derniers en 1943, ce qui lui permet, à la fin de la guerre, de se retrouver dans le camp des vainqueurs.
La seule cause dans laquelle Salazar s'engage à fond, c'est l'anticommunisme. Ses sympathies vont à l'Allemagne hitlérienne pour cette raison, et des volontaires portugais rejoignent les rangs de la División azul espagnole, sur le front russe.
Pendant longtemps, les territoires d'outre-mer ne posent pas de problèmes aux yeux du président du Conseil. Pour lui ce sont des territoires portugais, comme il le déclare le 13 juin 1933 : « L'Angola, le Mozambique et l'Inde sont sous l'autorité unique de l'État exactement comme le Minho ou la Beira. Nous sommes une unité juridique et politique […]. Par rapport aux autres pays, nous sommes une unité, une seule et la même partout. » Et, de ce fait, l'outre-mer est traité comme le continent. C'est sur cette unité qu'insiste Salazar en mai 1956, lorsqu'il affirme : « Une nation s'est ainsi constituée aux quatre coins du monde, mais dont toutes les parties sont institutionnellement et psychologiquement portugaises. Pour le Mozambique et l'Angola, par exemple, la question ne se pose pas de savoir s'ils sont autonomes ou non. Ils sont plus que ça. Ils sont aussi indépendants que l'indépendance de la nation. » Façon de nier un problème qui se posait au moment où, la décolonisation s'accélérant, les autres pays européens renonçaient à leurs empires africains.
La stabilité
Si le vieux chef maintient ferme ses positions, le pays change à un rythme accéléré. Une émigration massive met les Portugais en contact avec les autres pays, et la comparaison, même dans l'Espagne voisine, n'est pas toujours à l'avantage de la mère patrie. Surtout, c'en est fini du mythe du domaine agricole bien géré. Dans une pareille perspective, la mise en place du premier plan de développement en 1953 marque la faillite de la politique imposée jusque-là. Le Portugal commence à s'industrialiser, fait appel à des capitaux étrangers, accepte ce que Salazar a refusé jusque-là.
En même temps, une opposition se renforce dans le pays. Un des appuis du régime, l'Église, se dérobe : en juillet 1958, la lettre de l'évêque de Porto marque la première rupture. Nombre de clercs commencent à se poser le problème de la légitimité des méthodes employées. L'opposition éclate même au grand jour, et les élections présidentielles de 1959 montrent, même parmi cette minorité privilégiée qu'est le corps électoral, la vigueur du mouvement de protestation. Pourtant, malgré la faillite de la politique du président du Conseil, malgré l'ampleur de l'opposition, le régime se maintient. Deux raisons peuvent expliquer ce fait : d'une part, la rigueur accrue de la répression policière du pays, qui contraint les opposants au silence, à la prison ou à l'exil ; d'autre part et paradoxalement, les soulèvements nationalistes outre-mer. Car l'orgueil national se sent concerné. Développant ses arguments antérieurs, Salazar affirme le 30 juin 1961 : « Il y a manifestement une grave erreur à considérer les provinces portugaises d'outre-mer comme des territoires purement coloniaux ; erreur à penser que notre constitution politique pouvait sanctionner l'intégration de territoires dispersés, s'il n'existait effectivement une communauté de sentiments suffisamment expressive de l'unité de la nation. » Face à l'O.N.U., c'est l'appel au chauvinisme lusitanien. En même temps, une habile propagande fait redouter que le Portugal, réduit au continent, ne soit rapidement la proie de l'Espagne. Dans ces conditions, il importe de se regrouper autour du vieux chef. Paradoxalement, on peut dire que la révolte des territoires africains sauve le régime, alors qu'il est critiqué non seulement par les forces populaires et par une partie de l'Église, mais même, au sein des sphères gouvernementales, par de jeunes technocrates qui lui reprochent ses options économiques dépassées.
Appelé au ministère en 1928, président du Conseil en 1932, Salazar, maintenu en place malgré la terrible crise de 1961, restera au pouvoir jusqu'en septembre 1968. Seule la maladie l'en écartera. Toutefois, le « salazarisme » est mort depuis les années 1950, date à laquelle de grandes options économiques ont dû être repensées. Si le cadre primitif se maintient (constitution, méthodes de gouvernement), ce sont les orientations des dix dernières années qui se poursuivent et s'accélèrent.
C'est sans difficulté que Marcelo Caetano assume la présidence du Conseil en septembre 1968. Malgré quelques changements formels, la vie politique se poursuit ; mais, ce n'est plus un homme seul qui est au pouvoir, c'est toute une classe, celle des technocrates, qu'irritaient les lenteurs du vieux guide. Cependant, en mai 1974, Caetano sera renversé par un mouvement d'officiers et un régime démocratique s'instaurera au Portugal.
Plus qu'une doctrine, un type de régime, le « salazarisme » aura été une aventure individuelle, fût-elle subie par tout un peuple.