Abd al-Rahman Ibn Khaldun
Philosophe et historien arabe (Tunis 1332-Le Caire 1406).
La vie
Dès le xie s., quelques membres de la famille arabe des Banu Khaldun se distinguent à Séville comme théologiens et philosophes. Après la prise de cette ville en 1248 par les chrétiens, des descendants de cette famille cherchent refuge à Bougie, puis à Tunis, où ils passent au service des califes hafsides. À ce moment, Tunis fait figure de métropole intellectuelle. Abd al-Rahman y trouve les conditions les plus favorables à l'épanouissement de ses dons et des ambitions qui s'éveillent en lui ; sous la conduite de son père et de quelques maîtres, il parcourt le cycle des études grammaticales, philologiques, juridiques et théologiques, qui sont le bagage de l'« honnête homme » et du courtisan de cette époque. En 1347, il est vivement impressionné par la venue à Tunis de docteurs et de savants marocains qu'amenait à sa suite le sultan marinide Abu al-Hasan lors de son éphémère conquête de l'Afrique du Nord. Parmi eux se trouve al-Abili, un Andalou originaire d'Ávila, fixé à Fès, renommé pour son savoir en philosophie et en mathématiques. Le jeune homme sent alors poindre en lui le désir d'une évasion vers le Maghreb occidental ; quelques années s'écoulent, cependant, avant qu'il le réalise. Enfin, en 1354 – il a alors vingt-deux ans –, il se rend à Fès, et, par une miraculeuse ascension, le voilà secrétaire du nouveau souverain, Abu Inan ; l'ambition, la perspective d'un rôle révélateur de ses mérites bouillonnent en lui ; mais la chute est immédiate, et deux années d'emprisonnement le ramènent à plus de réalisme. L'avènement d'un nouveau sultan le tire toutefois de sa disgrâce, sans pour autant satisfaire ses ambitions. Ibn Khaldun se rend alors à Grenade auprès de son ami ibn al-Khatib, vizir des Banu al-Ahmar. Comblé d'honneurs, chargé d'une mission auprès de Pierre le Cruel, il paraît vouloir se fixer en Espagne. Toutefois, il sent venir la crise, la prévient et se rend à l'appel de l'émir de Bougie, qui fait de lui son chambellan (1365). Alors commence pour lui une nouvelle période, où son appétit de puissance et son goût de l'intrigue se donnent libre cours. À Biskra, chez des amis bédouins, ibn Khaldun entretient les oppositions politiques entre les émirs du Constantinois, ceux de Tlemcen et les Marinides de Fès. En 1372, ses desseins semblent se réaliser : il rentre en grâce auprès du sultan de Fès, puis du roi de Grenade, mais il regagne bientôt Tlemcen (mars 1375), où l'émir berbère Abu Hammu lui assure protection.
Sa carrière prend alors une direction toute différente. L'homme de cour, le politique briguant places et honneurs a déjà quarante-trois ans. Fini pour lui le temps des intrigues, des ambitions sous la tutelle d'émirs et de souverains dont la patience est courte et la défiance vite éveillée. Riche de science et d'expérience personnelle, il trouve enfin la voie de son génie. Grâce à l'appui de l'émir de Tlemcen, il s'installe au château d'ibn Salama (aujourd'hui Taoughzout), sur les hauts plateaux oranais non loin de Frenda. Il y reste près de quatre ans, absorbé tout entier par la rédaction d'un ouvrage sur le développement de la civilisation ; il projette d'en faire l'introduction à une chronique centrée sur l'histoire de la Berbérie. Pressé de compléter sa documentation, en décembre 1378 il retourne à Tunis, où le calife Abu al-Abbas, restaurateur de l'autorité hafside en Berbérie orientale, l'accueille avec faveur. Sous cette tutelle, il partage son temps entre l'enseignement et la composition de sa chronique. Autour de lui affluent les admirateurs et naissent les jaloux. Son humeur hautaine et probablement aussi un certain pessimisme à l'égard des hommes l'incitent à demander son congé au souverain. Par mer, ibn Khaldun gagne Alexandrie en octobre 1382 ; sa famille, partie pour le rejoindre, devait périr dans un naufrage. C'est donc sans autre appui que son renom qu'il s'impose dans la société savante du Caire. Tandis qu'il poursuit et achève la rédaction de sa Chronique universelle et de ses Mémoires, il assume à la fois un enseignement religieux et la charge de grand cadi malékite, qui lui est d'ailleurs retirée à plusieurs reprises. Autour de lui, le pouvoir militaire des Mamelouks, après le règne autoritaire du sultan Barquq, achève de s'effriter sous celui de son fils Faradj, qui s'épuise à réprimer l'insubordination de ses officiers et à faire front contre la progression de Timur Lang (Tamerlan). Dans ce monde croulant, durant vingt-quatre années, le personnage d'ibn Khaldun nous paraît s'imposer par son intégrité, sa science, ses vues politiques et sa ferveur religieuse. Lorsque le sultan Faradj se rend à Damas pour défendre la ville contre l'envahisseur mongol, ibn Khaldun fait partie du groupe de notables qui l'accompagnent (novembre-décembre 1400) ; les Mémoires nous ont conservé le récit de l'entrevue où Timur Lang eut l'occasion de mesurer la qualité d'esprit d'ibn Khaldun. Celui-ci, de retour au Caire, trouve la cour du sultan retombée dans ses intrigues, ses exactions et ses querelles. En 1404, il proteste contre l'édit ordonnant la saisie d'un fonds de charité ; cela lui vaut d'être révoqué. C'est dans cette atmosphère de laideur et de désespoir qu'il s'éteint en 1406, âgé de soixante-quatorze ans.
L'œuvre
Introduction
Le destin de l'œuvre élaborée par ibn Khaldun est à l'image de son auteur : il déconcerte. En effet, durant près de cinq siècles, le monde arabe a ignoré ou tenu pour suspectes les théories socio-historiques d'un des penseurs les plus originaux de l'islam. À l'orientalisme occidental revient en revanche le mérite d'avoir tiré cette œuvre de son obscurité. Cela s'est fait d'abord par quelques articles plus chargés de bonnes intentions que d'approfondissements, dus à J. von Hammer-Purgstall, à A. Silvestre de Sacy et à J. Garcin de Tassy. La publication en 1847 et la traduction par G. de Slane de la Chronique universelle sous le titre d'Histoire des Berbères fait d'un seul coup apparaître l'importance d'ibn Khaldun comme chroniqueur. Il faut toutefois attendre 1858 pour que E. Quatremère, grâce à son édition des Prolégomènes (al-Muqaddima), révèle au monde savant le génie d'ibn Khaldun comme penseur et sociologue. Depuis, il est vrai, le monde arabe a réparé son indifférence et, de concert avec les spécialistes et historiens européens, a consacré de nombreuses études au grand précurseur tunisien.
La Chronique universelle et les Prolégomènes
La Chronique universelle (Ibar) impressionne par ses dimensions ; accessible aux non-arabisants grâce à des traductions partielles, elle ne se dégage dans sa vraie perspective qu'à la faveur d'une analyse poussée. Les chapitres traitant des « antiquités » préislamiques n'apparaissent plus, après la publication des Annales d'al-Tabari et de ses successeurs, que comme des résumés consciencieux, mais dénués d'apport original ; en revanche, toute la partie traduite par Slane relative à l'histoire du monde berbère révèle une documentation solide, passée au crible d'une réflexion toujours attentive ; la qualité de cette documentation va d'ailleurs en croissant à mesure qu'on aborde la période des Almohades et des Marinides, car l'auteur dispose alors de témoignages et peut-être d'archives qu'éclairent et expliquent son expérience et son analyse personnelles. Malgré tout, cette Chronique universelle s'inscrit encore dans une tradition d'analystes plus préoccupés de décrire les faits en leur enchaînement extérieur qu'en fonction de leurs causes économiques et sociologiques. Sans doute, l'auteur rejette-t-il la simple juxtaposition de récits à la manière d'al-Tabari, mais on ne découvre nullement dans sa méthode la rigueur qu'il avait voulu s'imposer dans un préambule à ses Prolégomènes sur la méthode en histoire.
Dans ce préambule, ibn Khaldun, pour la première fois dans le monde de l'islam, s'essaie à trouver une définition de l'histoire, science qui vise à la résurrection d'un passé seulement connu par les récits oraux ou écrits qui nous en sont conservés. Quiconque entreprend donc de relater ces récits se doit de les passer au crible et d'en apprécier la véracité en fonction de deux critères : la qualité des narrateurs et, dans les cas où s'insinue le doute, l'adéquation du récit à la vraisemblance et aux données du bon sens ; en cas de besoin, l'historien peut trancher en faisant appel au témoignage de l'observation ou, mieux encore, au jugement par analogie, si cher aux légistes. Car « le présent ressemble plus au passé qu'une goutte d'eau à une goutte d'eau ». Axiome dangereux sans nul doute, mais qui a l'avantage d'introduire dans l'analyse historique un élément prodigieusement nouveau à l'époque : l'appel à l'expérience personnelle et à la réflexion à l'égard des faits historiques. Et c'est ici que, dans une approche critique de l'histoire de l'humanité, les Prolégomènes vont prendre toute leur importance.
Un pionnier de la philosophie de l'histoire
Le plan suivi dans les six parties qui composent cet ouvrage montre qu'ibn Khaldun ne détache pas les événements socio-politiques du milieu où ils se développent. L'auteur reprend à son compte la division ptolémaïque du monde habité en sept climats, dont les différences expliquent la diversité de l'espèce humaine, de son genre de vie, de ses aptitudes à évoluer selon des lois naturelles. Ainsi, le monde créé n'est pas immuable, mais soumis au contraire à une perpétuelle adaptation. L'histoire est, en conséquence, l'étude de la société humaine en sa forme la plus complexe, signifiée par le mot umran (« civilisation »). Ce vocable prend chez ibn Khaldun une valeur particulière et, par son ambiguïté, permet à l'auteur d'envelopper dans son propos tout ce qui concerne les phénomènes socio-politiques : l'observation du présent, la réflexion sur les causes des événements passés, l'existence de lois naturelles constituant le prolongement logique d'une création volontaire par Dieu. Partant de ses expériences personnelles et de ses méditations sur le passé de la Berbérie, remontant de proche en proche aux « antiquités » orientales par l'étude du monde arabo-islamique, ibn Khaldun parvient à définir les stades par lesquels la société humaine s'est élevée jusqu'à la formation d'États policés. Au départ se situe la tribalité primitive, où se développe la asabiyya, ou « esprit de corps » senti comme un élément dynamique assurant la cohésion du groupe et sa force d'expansion ; dès que celle-ci touche à son apogée, s'affirme une autorité pouvant prendre la forme d'une souveraineté personnelle : l'État est né, et, pour répondre à ses besoins de survie, son appareil administratif se diversifie, sa force armée s'organise, ses institutions se définissent ; une loi religieuse achève de cimenter cet ensemble. L'épanouissement de la vie urbaine est la suite logique de cette évolution socio-politique ; par elle, l'homme s'élève à la pratique des arts et à l'approfondissement des sciences, mais, par voie de conséquence, la mollesse s'introduit en lui et l'esprit de corps disparaît pour laisser place à d'autres forces engendrant la décadence. Dans cette conception cyclique de l'histoire, ibn Khaldun se montre respectueux de certains thèmes socio-politiques hérités de la Grèce. Par bonheur, son souci constant de ne jamais rompre avec le « donné » global de l'histoire telle qu'il la conçoit l'amène à s'interroger sur la réalité des causes qui peuvent modifier ou infléchir le développement de cette courbe ascendante et descendante. Par cette voie, il met en lumière un trait commun aux dynasties berbères, dont il retrace l'histoire dans sa Chronique universelle ; en trois générations, celle-ci parcourt le cycle de leur ascension, de leur épanouissement et de leur décadence, et, à chaque fois, ce processus trouve son explication dans l'existence de l'« esprit de corps », dans son affaiblissement et dans sa disparition. Que cette théorie ne trouve pas sa vérification en d'autres lieux et à d'autres époques est évident. Il n'en reste pas moins que, pour la première fois dans la pensée de l'islam, le déterminisme historique est parvenu à se sentir comme une doctrine procédant uniquement de l'analyse objective des événements et du milieu. Ibn Khaldun sent très bien la diversité, l'interdépendance et le jeu contradictoire des causes ; Dieu, pour lui, n'est pas le seul maître de ce développement des faits humains ; rien, toutefois, n'apparaît et ne meurt dans le cours de l'histoire sans le concours de causes déterminées par la divinité. La critique moderne, surtout en Orient, a eu beau jeu de mettre en vedette la place qu'ibn Khaldun a faite à l'économie dans son étude de la civilisation ; il a été en particulier aisé de souligner les passages où ce penseur de génie a établi les rapports existant entre les modes de production, les échanges, le niveau de vie et la vie intellectuelle. Sans nul doute, il y a là une prescience des postulats essentiels du marxisme. Il convient, toutefois, de ne pas perdre de vue qu'ibn Khaldun demeure un esprit fidèle au mode de raisonnement régissant la pensée de son temps ; sa démarche reste étroitement syllogistique. Le fait capital dans son système – et on ne saurait trop y insister – est que, chez lui, on part de faits observés et non de données abstraites, et que la démonstration ne vaut que par ses liens avec l'analyse du réel. Enfin et surtout, ibn Khaldun est un encyclopédiste au sens le plus fort du terme ; dans les chapitres où il établit la liaison existant entre les différentes sciences constituant la culture humaine, il révèle un approfondissement de son propos qui confond par sa sûreté et par son ampleur. Mû par le besoin « de comprendre et d'expliquer », il a érigé, selon l'expression de R. Brunschvig, « une véritable philosophie de l'histoire […] assise sur la triple base de l'érudition, de l'expérience et de la raison ».