peinture à l'huile
Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de la peinture ».
Éléments constitutifs
Il y a des siècles qu'on peint " à l'huile ", bien que l'expression soit employée surtout pour désigner les techniques utilisées à partir du xve s. en Europe, où, depuis, elles sont devenues le symbole de la peinture des Temps modernes. Dans des conditions obscures, elles ont alors pris lentement le relais des peintures dites " a tempera ", amenant avec elles l'usage d'un support nouveau — la toile tendue sur châssis — plutôt que le panneau bois et propageant une vision nouvelle, l'" espace pictural ", largement exploité par la Renaissance.
Cette peinture est constituée de couleurs broyées et agglutinées avec de l'huile siccative, mais généralement véhiculées (ou même diluées) grâce à une essence volatile. Bien souvent, l'huile est additionnée de résines et de produits siccatifs complémentaires. On peut l'utiliser sur n'importe quel support, à condition que celui-ci ait été au préalable recouvert d'un enduit qui empêche les contacts détériorants qui pourraient se produire entre la couche picturale et le support.
Longtemps fabriquée en atelier, la matière picturale (pigments et huile) était autrefois transportée dans des vessies. Depuis le début du xixe s., l'industrie des couleurs utilise des tubes pliables en étain.
La couche picturale
Constituée de pigments en suspension, elle peut prendre des aspects bien différents selon les conditions de séchage du feuil (pellicule solidifiée avec du liant), la texture et la structure du support, comme celles de l'enduit. Le rapport pigments-liant-support et enduits constitue le fondement de cette technique, dont les aspects varient selon la technique de chaque peintre. Celle d'un Van Eyck était très différente de celle d'un Rembrandt ou d'un Matisse, par exemple ; et l'aspect final de la couche picturale, qui influe fortement sur l'effet des couleurs, résulte en effet beaucoup de la manière dont on en use, de la structure qu'on lui donne. Ce qui demeure un souci essentiel du peintre, d'autant qu'elle conditionne également la durée de l'œuvre.
La qualité et la beauté finales de la peinture dépendent pour beaucoup de la condition selon laquelle les pigments seront enrobés, liés et protégés ainsi que du jeu réciproque de leur indice de réfraction à la lumière par rapport à celui du milieu chimique constitué.
La peinture à l'huile a largement profité de l'enrichissement constant du nombre des colorants. Ceux-ci sont d'origines diverses : minérale, végétale, chimique. Plus ou moins couvrants ou opaques, comme la plupart des terres, ils peuvent être constitués par des teintures végétales, qui ont souvent été fixées avec des laques, donnant des couleurs parfois translucides. S'y ajoute la foule des pigments obtenus artificiellement, fabriqués déjà dès l'Antiquité et que la chimie moderne fournit en quantité encore bien plus grande, plus résistants à la lumière que la plupart des couleurs de synthèse fabriquées au début du xixe s. (telles certaines couleurs aux noms poétiques : mauves de Mahogany, vert Victoria, rouge de Toscane), qui avaient l'inconvénient de passer assez vite. Le comportement d'une couleur dépend beaucoup du rapport de la texture chimique avec celle de la couleur voisine. Dans les mélanges, certaines teintes peuvent en détruire d'autres ou s'atténuer mutuellement (ainsi les jaunes de chrome avec les rouges de cadmium et l'outremer). De ce fait, bien des tableaux ne nous apparaissent plus avec leurs couleurs d'origine. Le broyage importe aussi ; il a été très amélioré par les machines modernes.
Mais c'est avant tout le liant qui joue un rôle déterminant. Base des secrets des anciens peintres, ce liquide a, de tout temps, été le souci de l'artiste. De lui dépendent brillance, transparence, matité, embu, formes des empâtements, effets des glacis et, naturellement, craquelures. Tout commence avec l'huile choisie, le traitement qu'on lui fait subir, les mélanges qui lui sont imposés, sa siccativité, son degré d'épaississement, d'oxydation et de jaunissement. En cours de séchage, il se constitue en effet à la surface de l'huile une pellicule jaunâtre de linoxyne, par fixation de la vapeur d'eau.
Selon la capacité d'absorption de l'enduit sous-jacent, il peut également se produire un phénomène de rétraction avec écoulement de l'huile dans l'enduit ; d'où un assèchement de la surface, qui perd de son brillant ; c'est l'embu, qui affecte certaines parties du tableau. Il faut alors rétablir l'équilibre avec un vernis à retouches, qui, malgré tout, introduit une certaine hétérogénéité.
Pour assurer à la couche picturale l'homogénéité nécessaire, on a, depuis longtemps, recours à l'huile cuite, qui, grâce à la formation de grosses molécules (par polymérisation), constitue un milieu plus stable, plus translucide, à condition de s'en servir avec un diluant très fluide. De même, en laissant " réduire " au soleil, les Italiens arrivaient à la débarrasser des impuretés qu'elle contenait. C'est à partir de ces huiles cuites qu'on préparait des vernis, souvent par addition d'une résine ; ainsi pouvait-on se passer de vernis de surface.
Cette question du vernis protecteur et finalement du " vernis à peindre " a donné lieu à de nombreuses recettes, notamment celles qui sont rapportées par Mrs Merrifield dans ses Original Treatises on the Arts of Painting (1899 ; rééditées en 1967). Par vernis, il faut entendre, à proprement parler, tout produit contenant en dissolution une matière colloïdale plastique du type de la résine naturelle, extraite des arbres, ou synthétique (ou toute autre matière colloïdale hyophile).
Cette matière doit être associée soit à une huile, soit à des solvants organiques ou à des alcools. Parmi les plus anciennes résines connues d'origine naturelle, mentionnons, à côté de l'ensemble colophane, le groupe exotique des copals, avec la résine Dammar, la sandaraque, la gomme-laque, dont l'usage est attesté dès le Moyen Âge. Aujourd'hui, la plupart des résines fabriquées par synthèse sont des matières plastiques qui peuvent devenir plus ou moins transparentes et se révèlent particulièrement utiles pour obtenir des vernis-émaux. Elles sont très résistantes, parfois trop, ce qui pose de singuliers problèmes aux restaurateurs.
Supports et enduits
Le comportement de l'ensemble de ces matériaux dépend pour beaucoup du choix du support. Support et matière picturale doivent être choisis l'un en fonction de l'autre. Actuellement encore, on se sert essentiellement de toiles, tendues sur châssis ou, plus rarement, marouflées (c'est-à-dire collées contre un mur ou un support indépendant). Mais la toile demeure le plus mauvais des supports, étant très fragile à manier, très sensible aux variations de température et à l'action de toutes sortes d'agents destructeurs. Elle demeure malgré tout le support le plus commode et le plus léger ; elle offre au métier du peintre une très grande variété de " grain " de tissage, qui influence l'inflexion même de son pinceau. L'usage des bois, largement utilisés (chêne, pin, peuplier) jusqu'au xviie s., est devenu très rare : ceux-ci présentent certains inconvénients, proches de ceux qui sont présentés par la toile. Autrefois, la fabrication de panneaux de bois avec des lattes jointes posait déjà de gros problèmes. De plus, le bois se gonfle. Par contre, les agglomérés actuels sont en partie exempts de ces inconvénients, sauf sur une trop grande surface. Il reste le papier, souvent marouflé ensuite sur une toile, excellent (Rubens en usait, Corot également), et le mur, où la durée de conservation dépend de l'état d'humidité où il se trouve. Mais, dans le premier cas, il faut éviter la brûlure de l'huile avec un badigeon de colle ou de vernis ; dans le second, le rôle de l'enduit sera déterminant.
Cependant, un support par lui-même ne signifie rien sans son enduit, bien que Degas, par exemple, ait fait des essais sur support brut. C'est lui qui protège et le support et la couche picturale dans leurs rapports réciproques. Les restaurateurs savent combien l'état de l'enduit décide de la facilité ou de la difficulté d'une transposition quand un support est dangereusement usagé. Notons que la peinture à l'huile a été pratiquée sur des enduits faits pour la peinture " a tempera ". Il s'agissait alors d'enduits de plâtre et de colle (type " gesso duro ") à plusieurs couches, comportant parfois, noyée à l'intérieur, une toile fine, assurant une certaine stabilité à l'ensemble du panneau, fait souvent de lamelles jointes et, par conséquent, susceptibles d'écartement. Ce plâtre était soigneusement poncé. Il était purifié et souvent recouvert d'une couche de " tempera " (et, par la suite, de vernis). Il était destiné à une peinture lentement élaborée par surfaces colorées aux tons très purs, qui jouaient avec la blancheur sous-jacente de cet enduit. En revanche, il se révéla dangereux sur les toiles, car trop cassant. On lui préfère des préparations à base de colle, à laquelle on mêle, depuis le xixe s., des éléments à base de blanc de plomb ou de zinc, mais peu couvrant. Plusieurs couches sont nécessaires, à moins qu'on n'y ajoute une couche d'impression finale, souvent colorée, avec des terres avant le xixe s., de manière à préparer une teinte de départ en fonction des tons envisagés. Cette " imprimatura ", comme disent les Italiens, constitue donc déjà un certain " engagement " pictural, selon son épaisseur par rapport au grain de la toile et selon sa couleur. Elle peut être préparée " a tempera " ou à l'huile, ou recevoir une couche de vernis.
Depuis quelques années, les peintures cellulosiques ont permis de donner à la toile des enduits qui la garantissent contre le craquèlement dû aux erreurs de pliage ; les émulsions acryliques supportent également l'emploi de l'huile par-dessus.
Situation historique
L'invention de la peinture à huile
La pratique de la peinture à l'huile est ancienne, précédée déjà par la peinture sur tentures ou sur bannières. Toutefois, la peinture à l'huile sur toile tendue et non conçue comme une bannière et traitée comme un tableau accrochable ne remonte guère au-delà du milieu du xve s., après l'invention du procédé à l'huile, d'abord pratiqué par les Flamands sur panneau de bois.
Jusque-là, on utilisait divers modes de " tempera ", aux recettes souvent compliquées, allant jusqu'aux émulsions, où l'eau était associée à l'huile par l'intermédiaire de l'œuf, comme en Italie. L'huile était trop épaisse et lente à sécher ; l'eau restait nécessaire conformément aux habitudes de dilution que l'on avait acquises. Souvent, on terminait par un vernis à base d'huile et de résines. L'huile était presque toujours cuite ou, tout au moins, purifiée et épaissie au soleil (Cennini, Trattato). Ces vernis huileux servaient aussi à " glacer " certaines couleurs, c'est à-dire à les recouvrir d'autres teintes ; si bien que certaines de ces " tempere " donnent l'impression d'être des peintures à l'huile. On utilisait ces procédés également sur le mur. Mais on cherchait à lier davantage les tons contigus, en découvrant peu à peu les effets optiques possibles en rapport avec l'évolution de la conception de l'image, de plus en plus orientée vers une sensation spatiale. Le besoin également d'un certain modelage dans les ombres prédisposait le peintre à profiter d'une matière nouvelle qui faciliterait ce type de recherches. Ajoutons qu'une passion toute particulière pour l'alchimie, nécessaire à toutes les élaborations de " secrets " d'atelier, engageait l'artiste à améliorer sans cesse les recettes reçues. Enfin, le développement de l'industrie des teintures, les progrès réalisés dans la distillation des essences et des alcools engageaient les ateliers à améliorer l'aspect précieux de la matière picturale, dont usaient également les orfèvres (à Florence, leur corporation comprenait les peintres).
C'est dans ce contexte que fut inventé le procédé de Van Eyck, ancêtre de toute la peinture à l'huile moderne, encore qu'on n'ait pas assez prêté attention aux pratiques proprement italiennes, dont le développement dépendait d'un goût différent de celui des Flamands (c'est peut-être le cas du mystérieux Domenico Veneziano, notamment).
Il s'agit d'une trouvaille faite au milieu de ces innombrables recherches de " recettes " dont les traités anciens ne sont pas avares. Mais, cette fois, la découverte aboutissait réellement à une technique nouvelle. Les avantages étaient considérables : meilleure siccativité, translucidité jusqu'à la transparence, consistance et fluidité associées jusqu'à l'extrême pointe du pinceau (tels la signature de Jan Van Eyck dans les Époux Arnolfini et le détail du lustre), fusion délicate des tons à la zone de passage entre deux surfaces colorées voisines, possibilité de nouveaux effets de transparence du dessin du dessous jusqu'à la dernière couche superficielle.
La technique de Van Eyck joue d'ailleurs essentiellement des effets de translucidité et de transparence, un peu comme les techniques de la laque. Chaque couche conserve son homogénéité, sa teneur en liquide évitant tout embu et maintenant les pigments dans un milieu très stable dans l'ensemble.
Van Eyck a-t-il usé, comme véhicule, d'une essence volatile ou d'eau ? Si l'on en croit les ragots — si utiles parfois — de Vasari, ses peintures fraîchement exécutées dégageaient une odeur caractéristique. Nous savons de plus que l'essence de genévrier, notamment, était fréquemment utilisée en Italie, comme l'attestent les écrits de Léonard de Vinci et bien des traités. En tout cas, même en admettant l'incertitude de nos renseignements, on peut au moins se référer aux analyses et aux coupes de la matière picturale faites sur l'Agneau mystique par les laboratoires des Musées royaux de Belgique. Elles indiquent l'existence d'une peinture stratifiée, l'usage d'une huile transformée à l'état de vernis, qui constituait un premier lit translucide au-dessus du dessin de base, établi sur le plâtre (" gesso ") de l'enduit. Depuis, d'autres constats ont pu confirmer cette pratique.
L'importance de l'enduit, d'ailleurs, était considérable. Son traitement devait à la fois assurer un glissement facile de la couleur et un fond contrasté d'ombre et de lumière dont l'effet était utilisé par transparence, comme on peut le voir également chez d'autres peintres de tradition flamande (Condottiere d'Antonello de Messine, au Louvre).
Ce procédé de peinture à l'huile aboutissait à associer intimement deux aspects traditionnels : la couche chromatique proprement dite et le vernis final, objet de tant de recherches au cours des âges. Il y avait, en fait, constitution d'un " vernis à peindre ", créateur d'un milieu d'échanges lumineux extrêmement riche et qui permettait d'utiliser pleinement la clarté de la couleur blanche de l'enduit — ce qui évitait des mélanges qui " rabattaient " la couleur. On pouvait en même temps " reprendre " facilement au-dessus d'une couche sans risquer trop le phénomène de l'embu (altération chimique et optique de la surface peinte).
Ces possibilités mettent en valeur un type de travail en profondeur dont nous trouvons la suite, très longtemps après, aussi bien chez un Watteau que chez un Fragonard, malgré des manières très différentes. Du même coup, la peinture à l'huile attirait l'attention sur la qualité " sensuelle " de la nouvelle matière, éveillant un goût particulier pour les effets de clair-obscur, grâce à un travail de type lavis, que des peintres comme Léonard de Vinci et les Vénitiens reprendront d'une manière différente. Les peintres du xixe s. à leur tour en rêveront, tel Prud'hon, qui, malheureusement, sera victime de la vogue de certains bruns comme le bitume, mal utilisé.
La " manière de Venise "
Cette première technique flamande, diffusée par les Van der Weyden, Van der Goes, Petrus Christus, a touché les Italiens par l'intermédiaire, semble-t-il, d'Antonello de Messine, de Giovanni Bellini (on connaît plus mal le cas florentin de Léonard de Vinci) et bientôt de presque tous les Vénitiens. C'est néanmoins à une manière différente qu'aboutiront ces derniers, et celle-ci modifiera fondamentalement la conception d'ensemble de la peinture. Ce sont les peintres de Venise — avec Titien surtout — qui ont vraiment découvert une manière nouvelle de comprendre la matière picturale elle-même. Les Flamands, dans l'ensemble, peignaient par superposition de couches très minces, visant à une certaine égalité de surface. Les Vénitiens, eux, modelèrent cette matière en jouant davantage avec les glacis de superposition et les empâtements, les " lumières " étant accentuées grâce aux épaississements de blanc ; les glacis, à leur tour, différenciaient un effet de couleur très diluée par rapport à celle d'une pâte voisine. " Orchestration en profondeur ", a écrit A. Ziloty, et dont l'aboutissement est l'individualisation de la " touche " dans la deuxième partie de la vie de Titien, puis chez J. Bassano. Dans la peinture " décorative ", cela se traduit même par le contraste du ton peint à l'huile superposé à une première couche maigre passée " a tempera ". Cela nous mènera à la fragmentation colorée et à la touche de Greco comme à celle de Velázquez, à la modulation de Rubens également, pour aboutir à une sorte de sublimation de la matière picturale chez Rembrandt. Chardin, de son côté, au xviiie s., en donnera une version d'une santé particulière. Delacroix voulut y revenir, sans pouvoir découvrir le médium adapté, mais en réalisant une sorte de tissu, de touches séparées et entrecroisées qui frappera les néo-impressionnistes.
Le rôle de la toile
Cette manière nouvelle de concevoir la structure de la matière picturale à la suite des pratiques vénitiennes, puis italiennes s'est parallèlement accentuée du fait de la diffusion générale du nouveau support textile. Sans doute, on a peint longtemps encore sur panneaux de bois, préparés selon les formules antérieures. De plus, la dimension des grands panneaux correspondait à des habitudes d'église, pour les retables surtout ; enfin, le bois était matière noble, durable, mais fort lourde à manier, le danger s'accroissant quand les pièces d'un même panneau en venaient à se disjoindre en dépit des toiles associées au " gesso " de l'enduit. Or, avec le développement du commerce international de la peinture, à Venise surtout, on préféra utiliser des toiles, qui pouvaient être roulées et coûtaient moins cher.
Le tissage de ces toiles devait accélérer l'évolution de la nouvelle technique. La toile présente, en effet, un grain de tissage qui accroche, écartèle même la matière que l'on pose ; plus le tissage est gros (tissage " à chevrons " pour les grandes toiles), plus le peintre est obligé de " couvrir ", de charger davantage. La toile fait entrer celle-ci dans le jeu d'" animation " de sa peinture, dont la matière grasse, souple, se manie mieux que la " tempera ", qui, en épaisseur, devient plus facilement cassante. Le phénomène entraîne une facture plus large, plus apparente aussi, comme chez Titien, Véronèse ou Bassano. Le peintre, également, peut être attentif au choix du tissage selon l'effet qu'il souhaite obtenir.
Structuration de la peinture à l'huile
En tout cas, l'interdépendance du tissage de la toile, de la structure de la pâte et de l'enduit engendrait un goût nouveau pour la " matière ", esquissé par la Flandre, promu par Venise à une dignité dont on retrouvera une lointaine conséquence jusque dans l'abstraction informelle.
L'huile, grâce à sa matière malléable, fait donc, en cours d'exécution, sans cesse apparaître de nouvelles possibilités, entraînant l'artiste à des trouvailles plastiques constantes liées au jeu subtil d'un œil apte à profiter des moindres hasards de la couleur et de sa pâte, provoqués par l'apposition de la touche antérieure, comme de la moindre " coulée ", d'ailleurs. Les tenants de Cobra, au xxe s., en tireront, comme les tachistes, les conséquences les plus inattendues.
Les premières couches de peinture, à peine posées, engagent donc déjà le sort de la matière picturale et son effet optique final. Aussi les peintres anciens devaient-ils leur accorder un soin particulier en développant la déjà vieille tradition des dessous, dès le choix de la couleur pour l'impression du support et dès la disposition de l'esquisse fondamentale en clair-obscur. L'essentiel était que ces premières indications fussent légères, fluides ou tout au moins assez maigres (très diluées) pour ne pas créer une instabilité ou une trop grande autonomie de matière vis-à-vis des couches suivantes. Même les Vénitiens, réputés pour attaquer " en pleine pâte " — ce qui est quelque peu légendaire —, faisaient très attention à ces premières épaisseurs, conservant tout au long de l'exécution liberté et " respiration " entre les surfaces et empâtements colorés, encore repérables dans bien de leurs toiles. D'où l'accentuation de l'épaisseur de certaines parties de la peinture seulement.
Cette peinture par assises — très développée, quoique différemment, chez un Rubens ou un Poussin — l'emporte généralement. Aussi ne faut-il pas trop s'illusionner sur le succès d'une manière " alla prima " mettant en avant la virtuosité du coup de pinceau, prétendue preuve du génie créateur du peintre. Vantée par Vasari et par les maniéristes, mise en valeur par un Frans Hals, au xviie s., elle ne correspond, le plus souvent, qu'à la dernière phase de l'exécution. On ne saurait toutefois la nier. On peut la suivre à travers différents exemples typiques, comme ceux de Fragonard, Constable, Turner, Delacroix et surtout Boldini.
Pour la plupart des virtuoses, l'esquisse du dessous, aussi libre soit-elle, demande une première démarche, dont dépend la santé générale de la peinture, comme nous le prouvent de nombreuses peintures restées inachevées (telle la Shrimp Girl de Hogarth à la N. G. de Londres). Ces pratiques sont très liées à celles des dessins lavés à l'encre de Chine ou la sépia, équivalence de la forme même de l'esquisse de dessous du tableau. Les xviie et xviiie s. nous en ont fourni un nombre incalculable et de grande qualité. Il s'y ajoutera, au début du xixe s., l'influence de l'aquarelle anglaise, dont la fluidité aboutira parfois, en sens inverse, à divulguer dans la peinture à l'huile la pratique des couleurs très diluées, dont abusera l'Académisme par la suite.
Il est vrai qu'on était passé à une technique " à fleur de peau ", si l'on peut dire. On s'était ainsi peu à peu éloigné de cette recherche savante des couleurs et liants les plus appropriés. La manière à l'huile crue, et à l'essence, du xixe s. était à l'opposé des types de médium où trois ingrédients entraient au moins en combinaison — huile cuite, résines, essence — pour définir un " milieu " qui favorisait une certaine lumière combinée avec la structure, alors que cette fois apparaissait surtout la sensation de la lumière extérieure plus que son analyse à la manière d'un Jacob Van Ruisdael.
Modifications des techniques contemporaines
Mais le xixe s. est aussi marqué par une révolution dans la fabrication des produits et par de fortes modifications dans les techniques.
Nous pouvons d'abord constater une perte sensible dans les traditions de métier (en France surtout), accélérée par les effets de la révolution industrielle. Désormais, l'industrie des couleurs va se substituer au travail d'atelier, achevant un processus engagé depuis le xviiie s. Le broyage industriel, l'usage de tubes standards en étain et repliables diffusés après 1840 (inventés dès 1830 en Angleterre et aux États-Unis), la création de nouvelles couleurs de synthèse à partir de la houille (peintures au coaltar, en particulier) rendent peu à peu le peintre tributaire de produits incontrôlés, en compensation des facilités proposées. Sans doute, ce dernier, désormais, pouvait aller facilement travailler sur nature ; en revanche, la mise en tube de la matière picturale lui créait bien des problèmes. On eut d'abord recours à l'huile d'œillette (pavot), de meilleure conservation que l'huile de lin, mais qui donnait une matière moins fluide et qui, en séchant, tendait à devenir cassante. L'huile de lin, par contre, rancissait vite. On dut lui ajouter des produits de conservation, qui devinrent vite des moyens d'économie pour le marchand, qui en profitait pour diminuer la teneur en pigments. L'huile crue, plus commode, plus économique, avait comme conséquence d'altérer l'éclat chromatique des couleurs par le développement de la linoxyne. Et comme on abusait de siccatif (à base de manganèse, de plomb, de chaux pour hâter le séchage), on multipliait les conditions d'altération.
Beaucoup de peintres cherchèrent constamment, jusqu'à notre époque, le moyen de retrouver la matière émaillée ou simplement plus riche des anciens maîtres, en se fiant à la pratique des vernis. On essaya le copal, le dammar comme le mastic ; mais, la plupart du temps, toutes ces matières n'aboutissaient qu'à obscurcir la matière picturale ou à la rendre plus cassante. Il est vrai qu'on voulut aussi " faire ancien " en abusant d'une fabrication vernissée dite " soupe ", de couleur orangée, dont les peintures de certains musées subirent également les méfaits. Cela correspondait assez bien à une double tendance de la peinture académique " naturaliste ", qui, après les années 60, s'entendait à créer des effets atmosphériques — embrumés — que beaucoup croyaient proches des sfumato de Léonard de Vinci ou des effets d'ombre vus à travers des Rembrandt salis.
C'est contre tout cela que se débattit d'abord un Delacroix à la recherche de couleurs qui " tiennent ", s'efforçant de retrouver la permanence des maîtres anciens et s'essayant, sans succès, à la fresque, trop contraire à son tempérament, à la différence d'un Mottez ou d'un Chassériau. Manet aussi aurait bien voulu retrouver une technique " saine ". Les jeunes impressionnistes, eux, au contraire, cherchèrent à abolir totalement le passé. Leur recherche n'était pas la même ; ils n'avaient pas à construire des formes, mais à s'occuper d'abord de l'élément lumière et aller ainsi à la fête des couleurs claires et peindre comme " l'oiseau qui chante ", pour reprendre une expression de Monet. Désormais, plus de dessous, ou si peu : la toile restait généralement blanche (sauf chez Degas), ce qui poussait à " lutter de clarté " grâce au jeu des nouvelles couleurs offertes par l'industrie — et des plus vives, à base de chrome et de cobalt. Et, par crainte de l'huile qui jaunit, le plus d'essence possible... Les impressionnistes retrouvaient en quelque sorte la jeunesse et la pureté des anciens peintres " a tempera ". Ils n'avaient pas prévu que beaucoup de couleurs vireraient vite, les teintures en premier. Leurs gris colorés y perdirent moins sans doute ; mais la " baisse de ton " était générale, dramatique parfois chez certains Renoir. Pourtant, ils avaient découvert la qualité des tons séparés, s'exaltant côte à côte, allant vers la division de la touche, que les néo-impressionnistes voulurent parfaire " scientifiquement " en s'efforçant d'atteindre une certaine pureté des tons, d'établir de nouveaux rapports entre les " chauds " et les " froids ".
Il y a là une hantise de la couleur " sortant fraîche du tube ", à laquelle ne résisteront pas les fauves, heureux de sensations directes, moins soucieux de durée, sauf après la première vague de jeunesse, car la plupart d'entre eux, tel Dufy, voulurent revenir à la " matière " la plus fluide, à base d'extraits de glandes animales. Les artistes renchérirent, désireux de retrouver le " métier " — ou au-delà — depuis les collages jusqu'aux mélanges sableux qui ont précédé de cinquante ans certaines recettes des années 60. Pourtant, en réaction contre les séquelles de l'Impressionnisme, vers les années 20, puis 35, une offensive se dessinait en faveur des anciennes techniques. L'Abstraction, de son côté, s'efforçait de mettre au point, dans bien des cas, des matières de qualité beaucoup plus apparente dans le travail à la surface que dans les éclats du Tachisme, qui subit très vite les mêmes difficultés que l'Impressionnisme, mais surtout à cause de son faire. D'où l'engouement de tant d'abstraits, d'abord, pour de nouveaux produits offerts par l'industrie.
En effet, les peintures industrielles que créait la chimie organique — pigments, liants, vernis — présentaient un éclat et une dureté qui semblaient aller bien au-delà des rêves de Van Eyck. On trouvait résolu le problème des vernis, toujours mal abordé, celui de la saturation des couleurs, avec le retour à la simplicité du véhicule, à base d'eau. Ces émulsions, à base de résines thermoplastiques, d'origine synthétique, concurrencent de plus en plus la peinture à l'huile.
Mais beaucoup de peintres abstraits les ont pourtant récusées, en dépit des médiums appropriés avec des dosages d'eau permettant d'aller de l'" effet de l'aquarelle à celui des laques ", sans doute par crainte de leur " jeunesse ", mais aussi à cause du fameux effet de " tactilité " (voir COULEUR). Ces peintures, qui donnent parfois un effet de " satiné " remarquable, n'ont pas en effet réussi à remplacer la sensualité de l'huile. C'est une question de tempérament. En revanche, la demande en médiums rappelant les anciennes recettes s'est développée par rapport à l'usage de l'huile crue, dont le danger est devenu trop connu.
Il s'est également produit de singulières modifications dans la technique de certains peintres ainsi que de curieuses interférences. Bien des artistes ont voulu profiter des nouveaux avantages des peintures à base de résines synthétiques (vinylique et acrylique surtout) en maintenant toutes les habitudes dues à la pratique de l'huile ; d'autres, comme Pollock, ont détourné celle-ci vers une tout autre manière d'exécution, en utilisant le jet de couleur, la coulée, le " dripping ". Cependant, à un certain moment, des problèmes de superpositions de transparence, de reprise dans le frais se présentent comme travail de la matière avec les mêmes soucis qu'autrefois. Cela est logique dans la mesure où la peinture à l'huile avait poussé — ou aidé — l'artiste à découvrir dans la matière même une vérité picturale enrichie. Le deuxième tiers du xxe s. devait mettre l'accent justement sur cet événement comme sur le geste lui-même, en l'amplifiant. Si, parallèlement, on a voulu remettre en question les éléments constitutifs " fondamentaux " du tableau (jusqu'à la relation " support-surface " et selon les découpages du Pop Art), on a également constaté un intérêt nouveau pour le retour à des techniques plus complexes nées d'un retour à la tradition du métier. Ainsi paraît se conclure un processus qui irait d'une " peinture fonctionnelle " vers une exaltation de la " fonction picturale " par rapport à la fonction de l'image elle-même.