nature morte
Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de la peinture ».
Terme qui désigne la représentation peinte d'objets, de fleurs, de fruits, de légumes, de gibier ou de poissons. Quand la juxtaposition de certains motifs évoque la vanité des choses de ce monde, il s'agit d'un genre particulier de nature morte : la vanité.
Un genre à la recherche d'un nom
Le genre de la nature morte sera fixé au début du xviie s., mais le nom ne s'impose qu'au milieu du xviiie. Au xvie s., Vasari parle des " cose naturali " de Giovanni da Udine ; au début du xviie s., en Flandre, Van Mander utilise les mots fleurs, fruits et bouquets. Vers 1650, l'expression " still-leven " apparaît aux Pays-Bas, désignant une œuvre d'Evert Van Aelst (still = immobile ; leven = nature, modèle naturel). La peinture de ces choses immobiles se nomme " still-stehenden Sachen " en Allemagne selon Sandrart, puis " Stilleleben ", et enfin " still-life " dans les pays anglo-saxons. En France, au xviiie s., le terme de nature reposée est plus couramment employé que celui de vie coye mentionné en 1649 sous le portrait gravé de David Bailly, " peintre de vie coye ". En 1667, Félibien place au bas de la hiérarchie les peintres de " choses mortes et sans mouvement ". Diderot commente avec intérêt, au Salon, la peinture de " nature inanimée ". Le succès de Chardin décide finalement de l'adoption d'un terme nouveau et, en 1756, apparaît l'expression nature morte. On a quelquefois voulu utiliser la locution vie silencieuse, expression qui interprète poétiquement " still-leven " et " still-life ", mais le terme nature morte résiste et a même remplacé (" natura morta ") en Italie la vieille expression " soggetti e oggetti di ferma ". L'Espagne a conservé les termes de " floreros y bodegones " (fleurs et coins de cuisine).
Les sources : de l'Antiquité à la Renaissance
L'Antiquité
Dans la Grèce antique, on sait que le peintre Piraikos vendait fort cher ses " provisions de cuisine " et que Zeuxis rivalisait avec la nature au point que des oiseaux voulurent picorer ses raisins peints. Réalisme et illusionnisme étaient les conditions de l'éclosion d'un genre nouveau, la peinture de menus objets, ou rhopographie, vite appelée rhyparographie, peinture d'objets vils dont aucun exemple ne nous est parvenu. Les premières natures mortes connues du monde occidental sont des fresques et des mosaïques provenant de Campanie (Herculanum et Pompéi) ou de Rome : exécutés dans un style illusionniste, fruits veloutés, poissons et volailles posés sur une marche de pierre ou sur deux étagères, en trompe l'œil, parfois avec des ombres portées (la Chambre mal balayée, copie en mosaïque par Héraclite, iie s. ; d'après Sosos de Pergame, iiie s. av. J.-C., Rome, musée du Latran) évoquent le xenion antique, présent de vivres qu'un hôte offre à ses invités.
Le xive siècle
Un esprit propice à la représentation d'objets vrais dans un espace réel se développe dans l'Italie du xive s. : illusionnisme spatial de Giotto (lampes suspendues en trompe l'œil dans ses " chapelles secrètes " de la chapelle Scrovegni de Padoue, v. 1303-1305), de Pietro Lorenzetti (niche liturgique avec burettes, en trompe l'œil, dans le transept gauche de l'église inférieure d'Assise, v. 1320), de Taddeo Gaddi (niches liturgiques dans la chapelle Baroncelli à S. Croce de Florence, v. 1332-1338). À Avignon (1337-1339), les cages à oiseaux vides suspendues dans la chambre du pape au palais des Papes, exécutées dans l'entourage de Matteo Giovanetti, montrent un goût croissant pour l'objet.
Le xve siècle
Les sources immédiates de la nature morte sont au xve s. les miniatures, le plus souvent d'esprit flamand, et les marqueteries (" tarsie ") italiennes.
De tout temps, la miniature, qui appelle une grande précision descriptive, a permis une transcription exacte de la réalité : plantes et oiseaux du Dioscoride (Byzance, vie s.), coquillages et animaux marins du Traité Cocharelli (Italie, xive s. tardif), Tacuina Sanitatis des Lombards, enfin, au xive s., décor des pages des enlumineurs flamands de la seconde moitié du xve s. ; dans le Manuscrit de Marie de Bourgogne (fin du xve s.), parmi bien d'autres : fleurs et fruits dans des niches peintes minutieusement en trompe l'œil, bijoux épars à demi sortis d'un coffre sur le rebord d'une fenêtre.
Les marqueteries italiennes (" tarsie ") du xve s., d'autre part, ont donné une certaine autonomie à la représentation des objets en trompe l'œil dans le style " mathématique " issu de Piero della Francesca : placards ouverts sur des rayonnages de livres ou d'objets scientifiques, au dôme de Modène (1461-1465), aux studiolos de Frédéric de Montefeltre à Urbino (1476) et à Gubbio (Metropolitan Museum), à Monte Oliveto, à Sienne et, plus tard, à la Bastie d'Urfé (1545-1550, Metropolitan Museum).
Les différents genres de natures mortes — repas servis, fleurs et vanités — dériveront de 3 thèmes essentiels : les " Noces de Cana " ou la " Cène ", l'" Annonciation " (avec le bouquet de pureté aux pieds de la Vierge) ; enfin, un saint (souvent " Saint Jérôme ") méditant dans sa cellule. Dans l'aire culturelle dominée par le Réalisme flamand (Flandre, France, Allemagne), les éléments de nature morte gardent un sens symbolique, tels les natures mortes de livres sur des étagères du Maître de l'Annonciation d'Aix (1442-43, Bruxelles, M. R. B. A., et Rijksmuseum), Iris et lys dans un vase par Memling (v. 1490, Madrid, fondation Thyssen), Bassin et broc en cuivre (école flamande, v. 1480, Rotterdam, B. V. B.), Armoire aux bouteilles et aux livres (école allemande, v. 1470-1480, Colmar, musée d'Unterlinden). Il s'agit de revers de panneaux avec des scènes religieuses ou des portraits, donc non indépendants, ou de portes d'armoires dont le décor décrirait sommairement le contenu. Souvent considéré comme la première vraie nature morte indépendante occidentale, le tableau montrant une Perdrix et un gobelet, accroché sur un faux bois, signé et daté " Jac. de Barbari, 1504 " (Munich, Alte Pin.), est lui aussi une porte d'armoire peinte.
La nature morte se dégage enfin comme un genre isolé, au xvie s., grâce à la synthèse de la puissance de conception italienne et du " poids accordé aux objets par le Nord ". On notera que, dans la peinture de fleurs, à côté du bouquet de pureté de l'Annonciation, intervient également une source profane : le style décoratif hérité de l'Antiquité des grotesques de Giovanni da Udine, qui, outre les Loges du Vatican, a décoré v. 1555 le château de Spilimbergo, ce qui peut expliquer l'apparition en Allemagne des bouquets de Ludger Tom Ring (Iris et lys, 1562, musée de Münster).
Le xvie siècle : décor et Maniérisme
L'élément naturaliste gagne partout du terrain au xvie s., même chez Raphaël : les instruments de musique de Sainte Cécile (Bologne, P. N.) montrent un goût sinon nouveau, tout au moins plus marqué pour les choses qui nous entourent. La curiosité pour toutes les richesses de la nature et l'aspect décoratif du Maniérisme tendront à affranchir l'artiste de graves spéculations et feront éclore un goût particulier pour l'insolite. Un dessin précis, une observation sévère du détail réaliste, une lumière également répartie, un espace complexe où s'épanouit le compromis maniériste figure humaine-nature morte caractérisent aussi bien les bizarreries décoratives d'Arcimboldo, visages faits de légumes et de fruits, que la vision réaliste d'Aertsen, scènes religieuses ou non, dans des intérieurs rustiques. Plusieurs versions du Christ chez Marthe et Marie (1552, Vienne, K. M. ; 1559, Bruxelles, M. R. B. A.) présentent au premier plan et sur les deux tiers de la hauteur du tableau un vaste étalage complexe de morceaux de viande, de fromages, de pains et de légumes plus ou moins imbriqués avec une figure de cuisinière figée dans son geste ; au deuxième plan, de petites silhouettes, élancées et instables, s'ordonnent autour d'un thème religieux qui tend à s'effacer devant le décor du premier plan. Ce style large, dynamique, avec des couleurs vives, une matière dense, un espace complexe et souvent une juxtaposition de petites et de grandes figures, constitue une formule développée à Anvers par Beuckelaer, élève d'Aertsen qui séjourna dans cette ville de 1535 à 1555, et en Italie, peut-être par l'intermédiaire du marchand de " tableaux hollandais " Affaiati de Crémone, par G. Campi v. 1580 à Crémone et, à Bologne, par B. Passarotti et Annibale Carracci (la Boucherie, Oxford, Christ Church College).
Le précurseur de la nature morte florale est à l'extrême fin du xvie s. Georg Hoefnagel, qui transposera la technique minutieuse de la miniature à la peinture de chevalet ; dans le tableau de Téniers représentant Léopold-Guillaume visitant ses collections, on présente à l'archiduc un tableau de fleurs de Hoefnagel ; le style miniaturiste rappelle que le microscope vient d'être inventé à Middelburg et que le premier recueil florilège a été imprimé chez Plantin à Anvers v. 1550 — origine des nombreux herbiers d'Anvers et de Francfort ; un dessin incisif, une couleur claire, un soin extrême des détails caractérisent l'art de Hoefnagel, père de la peinture de fleurs du xviie s. La mode des chambres des merveilles et des cabinets de curiosités va fournir des ressources iconographiques inépuisables à la peinture d'objets considérée comme un inventaire de la nature.
Le xviie siècle : avènement d'un style international
De 1600 à 1620, un style international se développe en Hollande, en Flandre et en Allemagne et s'attache à 2 thèmes : les fleurs ou fruits et les repas servis, caractérisés par une présentation archaïque. Une perspective plongeante montre le maximum d'objets posés sur une table et bien séparés les uns des autres ; un dessin ferme cerne des volumes denses, dans une lumière uniforme, où des coloris vifs sont juxtaposés.
Ce style a pu être diffusé en Espagne par Juan Van der Hamen y León ou en Italie par Lodovico Susio et Fede Galizia. Les bouquets sont symétriques, composés d'un grand nombre de fleurs aux couleurs fines, comme ciselées, dont la tulipe de Hollande importée de Turquie par le relais de Vienne.
En Hollande, à Jacob de Gheyn et à A. Bosschaert, surtout, qui amplifie le thème en plaçant ses bouquets dans des niches devant des paysages, succèdent B. Van der Ast, séduit par la nacre et la forme des coquillages, et R. Savery, qui allonge ses bouquets et emplit les angles inférieurs de fleurs éparpillées. À Anvers, J. Bruegel de Velours, peut-être créateur du type du bouquet flamand parallèlement à Bosschaert, mêle bijoux et fleurs avec liberté et virtuosité technique. L'énergie plastique caractérise en Hollande les " repas servis " de N. Gillis, F. Van Dyck, Fl. Van Schooten et Roelof Koets ; elle se tempère, à Anvers, d'un aspect plus précieux, avec des verres de Venise chez O. Beert ; elle est plus intime chez Clara Peeters, Hans Van Essen, Jacob Van Es, Jacob Van Hulsdonck. En Allemagne, à côté des qualités plastiques de Peter Binoit et de celles de Soreau, Georg Flegel assouplit son métier et prélude aux effets luministes de Gottfried von Wedig.
La Hollande : du repas monochrome à la richesse décorative
Durant son siècle d'or, la Hollande va donner au genre ses lettres de noblesse et l'introduire définitivement dans la grande peinture. La nature morte est le reflet du goût néerlandais pour la réalité concrète des choses, mais aussi bien souvent la traduction de préoccupations morales. Son style suit l'évolution des autres catégories : peinture d'histoire, paysage, portrait, peinture de genre.
Vers 1620-1630, la représentation dominante de la nature morte hollandaise est le " déjeuner monochrome " : un nombre restreint d'éléments rassemblés sous un éclairage diagonal est présenté dans une harmonie brune ou grise, la perspective s'abaisse et la profondeur augmente — évolution parallèle à celle du paysage. À cette époque se fixe l'iconographie de la " vanité ". P. Claesz et W. Cl. Heda, tous deux originaires de Haarlem, interprètent respectivement le déjeuner, le premier dans un style bourgeois et monochrome gris-brun, le second avec plus de préciosité et dans une monochromie gris-vert. Dans le même répertoire, Jan Jansz den Uyl montre un art plus solide, au verticalisme accentué, et Harmen Van Steenwyck développe le thème de la vanité. En 1653, Rembrandt, dans le Bœuf écorché (Louvre), est le premier grand maître du Nord à exécuter une nature morte, d'ailleurs dans la lignée d'Aertsen, mais avec son goût personnel pour une pâte très travaillée et la suggestion d'une atmosphère qui noie l'accidentel. G. Metsu et G. Dou en Hollande, Christoph Paudisz en Allemagne prolongent son influence.
Dans la seconde moitié du xviie s., le souci de composition et de couleur, déjà visible dans les gibiers de Salomon Van Ruysdael, trouve son expression la plus décorative dans les buffets de J. D. de Heem et les orfèvreries de W. Kalff. Le Grand Buffet de De Heem (1640, Louvre), avec sa profusion de motifs, est l'œuvre d'un artiste " d'impulsion flamande ", mais l'éducation hollandaise se révèle par le dessin précis, la claire couleur locale ; le répertoire complexe (livres de Leyde, pâtés de Haarlem, fruits de mer de La Haye) se retrouve chez les élèves de De Heem (A. Mignon en Allemagne, Luttichuys, A. Coosemans, J. Van Son et P. Gillemans à Anvers, Benedetti en Italie), et la virtuosité de l'artiste inspire aussi l'œuvre de J. Van Huysum et de R. Ruysch. W. Kalf peignit des intérieurs de cuisine, puis des buffets avec aiguières d'orfèvrerie italienne ; enfin, à partir de 1653, des compositions avec orfèvrerie hollandaise. Il influença W. Van Aelst aux Pays-Bas et O. Ellinger à Berlin. Des influences italiennes marquent J. B. Weenix, M. Withoos et W. Van Aelst ; on décèle une gravité particulière d'esprit hispanique chez Adriaen Coorte, qui découpe violemment une Botte d'asperges (Oxford, Ashmolean Museum) éclairée sur un fond sombre.
Flandre : la verve baroque
On sait que Rubens demandait souvent à J. Bruegel d'exécuter les fleurs de ses compositions, et à F. Snyders les fruits et légumes. Le goût anversois pour l'accumulation opulente des objets et l'élan vital propre à l'école trouvent leur épanouissement dans l'œuvre de ce dernier, que suivent A. Van Utrecht, P. de Vos, Nicasius Bernaerts, qui travaillera en France : mouvement, richesse, coloris chaleureux caractérisent les natures mortes de Snyders, quelquefois animées par des insectes picorant les fruits : c'est la nature morte " habitée ", par opposition à l'austère nature morte hollandaise. À côté de Snyders, peintre des fruits, J. Fyt est le peintre du gibier : la distinction du coloris et la densité de la matière caractérisent ses grandes compositions dynamiques et décoratives. Il eut pour suiveurs P. Boel, P. Van Boucle, qui vint en France. Dans le sillage de Jan Bruegel, citons Jan Van Kessel et Daniel Seghers, dont les couronnes de fleurs sont disposées souvent autour d'une image sainte, et qui influença Mario dei Fiori en Italie. Le style flamand rhétorique et empreint de religiosité se propage partout en Europe à partir de 1630-1640.
Italie : Rome, Naples et Bergame
La nature morte en Italie est dominée par Caravage, qui scandalisait ses contemporains en disant : " Il me coûte autant de soin pour faire un bon tableau de fleurs qu'un tableau de figures. " La nature morte monumentale sous un éclairage franc est née avec la prodigieuse Corbeille de fruits que Caravage peignit à la fin du xvie s. pour le cardinal del Monte (Milan, Ambrosienne). Le Caravagisme se prolonge dans l'œuvre de T. Salini et d'un artiste insolite, Cagnacci (Fiasque avec des fleurs, pin. de Forlì).
Les grands centres de la nature morte en Italie sont ceux où les traditions classiques n'ont pas été trop fortes : Naples et la région de Bergame. À Naples, il existe deux courants, celui des caravagesques — Luca Forte, Ambrosiello Faro, qui formera Giuseppe Recco et G. B. Ruoppolo, Porpora — et celui de la peinture locale dans la tradition des grotesques issue probablement de la Renaissance tardive avec Giacomo Recco. Naples est en liaison avec le Nord et Bergame par Giuseppe Recco, avec Rome par Luca Forte et Porpora, avec l'Espagne par le mystérieux " Espagnol des poissons ". Les grands noms de la nature morte napolitaine, Recco et Ruoppolo, sont ceux de deux dynasties de peintres. Giacomo Recco, peintre de fleurs, eut deux fils : Giuseppe Recco, artiste spontané, inventif, peintre des fabuleux produits de la pêche, introduits quelquefois dans un paysage, et Giovanni Battista Recco, peintre d'intérieurs de cuisine avec une profusion d'objets arrangés dans un espace complexe, œuvres d'un esprit moins neuf.
G. B. Ruoppolo fut influencé par Giuseppe Recco, mais il chercha à composer plus vigoureusement ses étalages de fruits ou de produits de la mer, notamment huîtres et rougets gorgés d'eau ; Abraham Bruegel, d'origine flamande, fut son collaborateur. Le nom de Giuseppe Ruoppolo semble recouvrir 2 œuvres différents : l'un, d'effet monumental, représentant des coins de cuisine dans des tons bruns et rassemblant peu d'objets, serait attribuable au frère cadet de Giovanni Battista ; l'autre, montrant des étalages abondants de fleurs et fruits dans la manière de G. B. Ruoppolo, serait imputable à son neveu Giuseppe, qui signe G. R. U. Quant à Paolo Porpora, il a débuté chez Giacomo Recco et connu les caravagesques. Puis son style se développa dans un sens décoratif (grands bouquets somptueux) ou évocateur, avec ses sous-bois que l'artiste scruta avec précision et ferveur.
Dans le Nord, à Bergame, E. Baschenis associe le réalisme traditionnel de l'Italie du Nord à la poésie née d'une description volontiers objective d'instruments de musique. Ses premières œuvres sont des coins de cuisine avec poissons ou escargots divisés en 2 registres et dénotent déjà une volonté de composition ; les tableaux de sa maturité offrent d'infinies variations sur le thème du luth, de la viole, de la mandoline : peut-être y a-t-il filiation depuis le Joueur de luth de Caravage, peint pour le cardinal Francesco del Monte (1595, Ermitage), jusqu'à ces instruments abandonnés à la limite de la " vanité " où Evaristo, ironiquement, écrit en jouant dans la poussière " D. M. Tasso " (Rotterdam, B. V. B.). Au même répertoire, son élève Bettera donnera un accent plus précieux : il utilise les coloris plus clairs et plus acides.
Ailleurs, c'est souvent le compromis entre la figure et la nature morte qui est pratiqué : à Bologne, dans la suite d'Annibale Carracci, Paolo Antonio Barbieri, frère de Guerchin, accentue le contraste ombre-lumière et la richesse de la matière. À Florence, Jacopo da Empoli développe la leçon de Campi et de Passarotti sur un ton plus sensuel. À Gênes, une forte influence flamande est la conséquence du passage de Snyders en 1608, de Boel et de Fyt en 1640, et de grands peintres comme Strozzi, A. M. Vassallo, Castiglione, V. Castello associèrent dans leurs tableaux figure et nature morte.
À la fin du xviie s., Rome redevient un centre international où se développe la nature morte décorative représentée par Francesco Fieravino, dit le Maltais, actif à Rome de 1650 à 1680, dont le répertoire est constitué de tapis d'Orient, de vaisselle d'argent luxueuse, d'instruments de musique de caractère bergamasque, mais aussi de fruits de style romain, le tout composé sur le mode baroque. Le Maltais a influencé Meiffren Conte, artiste provençal spécialisé dans les natures mortes d'objets d'orfèvrerie, exécutés dans une riche matière picturale. À côté de ce grand style, Mario Nuzzi, dit dei Fiori, reprend les fleurs de Daniel Seghers, et Cerquozzi adapte la plasticité des fruits caravagesques à la composition baroque confuse de ses " fruits dans un paysage ".
Espagne : complexité des sources et austérité
En Espagne, la nature morte a existé dès la fin du xvie s. On conserve les tableaux archaïques signés par Blas de Ledesma, et les textes de Pacheco parlent des fruits et fleurs de Vasquez ainsi que du mystérieux Juan de Labrador, célèbre aussi en Angleterre et cité par Félibien.
La nature morte espagnole se caractérise par la clarté de la composition, en général l'alignement des motifs, un fond noir, une forte lumière latérale découpant des volumes fermes. Les influences exercées sur elle sont nordiques, par l'intermédiaire de Juan Van der Hamen l'Ancien, installé en 1595 à Madrid, italienne par les grotesques de Giovanni da Udine, connus à travers Vasquez, ou le type maniériste apporté par Campi en 1584, italienne encore par Caravage, peut-être transmise par Juan de Labrador, ce qui expliquerait l'esprit réaliste décoratif et monumental de Blas de Ledesma. Plus que le " repas servi " de style international représenté par Juan Van der Hamen le Jeune, l'art un peu archaïque de Ledesma (fruits ou fleurs en frise, fortement éclairés) conduit au style de Sánchez Cotán, artiste dont le Melon, citrouille, chou et coing (musée de San Diego) résume le style : tons acides, construction mathématique, lumière découpant les formes. Dans la lignée de Cotán s'épanouit l'art de Zurbarán, dont les rares natures mortes, comme celles de la Norton Simon Foundation de Pasadena, définissent la rigueur espagnole : objets peu nombreux détachés en frise sous un vif éclairage et sur fond noir. L'austérité des formes géométriques de la nature morte espagnole reflète le goût du temps pour " la perfection de la figure cubique " (Juan de Herrera) et se situe dans le courant spirituel d'un mysticisme rationnel. À côté des artistes purement espagnols, Velázquez va interpréter le schéma maniériste de la nature morte et de la figure dans un style plus caravagesque, où le rôle de l'ombre augmente, où la matière est plus riche et où l'étalage complexe du premier plan maniériste est supprimé : Servante noire (Chicago, Art Inst.).
France : de l'intimisme au style de Versailles
De nombreux artistes flamands, groupés dans la confrérie de Saint-Germain-des-Prés, introduisent la nature morte flamande, dont les caractères vont se modifier au contact du milieu français, motifs moins nombreux, composition plus claire, ton local atténué ; la nature morte française du début du xviie s. est austère et correspond aux idées des milieux soit protestants, d'où sont issus de nombreux peintres de nature morte, soit jansénistes, ce qui explique le succès en France de la vanité. Le plus grand peintre de nature morte de la première moitié du xviie s. est le mystérieux Baugin (peut-être Lubin Baugin durant sa jeunesse) qui travaille à Paris v. 1630, a dû être formé par le Flamand Van Boucle et dont le style évolue vers des couleurs froides, une structure géométrique, un nombre d'objets de plus en plus restreint (Nature morte à l'échiquier et Dessert de gaufrettes, Louvre). Jacques Linard, marqué par la précision et la profusion flamandes, montre une prédilection pour le thème des Cinq Sens, plus ou moins lié à la vanité. De formation flamande, l'Alsacien Stoskopff vient à Paris, mais il est influencé par le Caravagisme et marque enfin ses œuvres de maturité d'une rigueur toute française faite de verticales et d'horizontales insistantes, comme dans l'Été et l'Hiver ou la Grande Vanité de 1641 (musée de Strasbourg). L'humble coupe de fruits française constitue l'essentiel de l'œuvre de peintres protestants comme François Garnier, René Nourisson, à la matière dense, et Louise Moillon, dont l'œuvre débute par des fruits avec personnages et se poursuit par des corbeilles décrites dans un style archaïque qu'elle prolonge en plein siècle de Louis XIV. Deux artistes font la transition entre le métier simple des peintres de la réalité et les fastes décoratifs de Versailles : Paul Liégeois, dont l'atmosphère chaude et luxueuse entoure encore de simples corbeilles de fruits, et Pierre Dupuis, dont les compositions s'ornent de paysages et de balustrades de pierre. L'inflexion du style français vers l'agrément décoratif est dû au mouvement continuel des Flamands vers la France (J. M. Picart, aux délicates fleurs placées dans un vase de verre ; Jan Fyt et Nicasius Bernaerts, maîtres de la nature morte de gibier) et à une politique artistique cherchant l'effet : l'opulence des matériaux, tissus et aiguières, chez Monnoyer, s'accorde aux compositions complexes des Buffets de Desportes ou des Trophées de guerre des sœurs Boullongne ; l'effet de trompe-l'œil des rubans, lettres et divers accessoires accrochés à de faux bois (Wallerand Vaillant, Le Motte) annonce les jeux du xviiie s. ; le mécénat royal, à travers la ferme direction de l'Académie par Le Brun, favorise la peinture d'objets en tant que genre nécessaire au décor des tapisseries qui font partie de suites somptueuses où Monnoyer peint les fleurs et fruits, Boel et Nicasius les animaux, Yvart les rideaux. La peinture de fleurs montre l'évolution vers l'opulence depuis Baudesson, Catherine Duchemin, première femme académicienne et influencée par de Heem, J.-B. Monnoyer, aux étalages complexes de fleurs et draperies, et son suiveur Belin de Fontenay, aux fleurs mêlées à des bustes classicisants dans des paysages évocateurs des fastes de Versailles.
Le xviiie siècle : le siècle de Chardin
La France : des buffets aux apprêts du dîner
La nature morte reflète les préoccupations qui passionnnent l'opinion de l'époque (les Arts et les Sciences, dont Chardin, Subleyras, A. Vallayer-Coster ou Jeaurat de Bertry peindront les attributs, remplacent les trophées militaires du xviie s.) et le retour à la nature ou à la vie bourgeoise et simple, dont on représentera les objets familiers. La peinture, confinée dans les trumeaux, favorise les œuvres de moyen ou de petit format, et l'accent décoratif, mêlé au goût pour les effets de virtuosité, explique la vogue du trompe-l'œil (Gabriel Gaspard de Gresly, Boilly, Sauvage). Du point de vue technique, la liberté croissante devant l'objet, la disposition de plus en plus naturelle (le Pot de Delft, par Louis Tessier, où un vase de porcelaine trône dans le désordre du bureau de M. de Marigny) se traduisent aussi dans les coloris, moins rompus sur la palette que juxtaposés pour être recomposés à distance.
La transition du xviie au xviiie s. est assurée par les Buffets de Desportes et les Fruits opulents de Largillière, d'inspiration flamande, puis par l'art déjà plus sobre d'Oudry, limitant ses natures mortes à un ou deux objets (le Tabouret de laque, 1742 ; le Canard blanc, 1750, Grande-Bretagne, coll. part.) : la ligne précise enserre des coloris encore vifs, quoique fort raffinés, dans des compositions toujours décoratives.
Chardin consacre progressivement son œuvre aux choses humbles présentées dans une composition simple ; son art évolue d'une inspiration flamande démonstrative (la Raie et le Buffet, ses morceaux de réception à l'Académie, 1728, Louvre) à l'évocation d'une atmosphère intime rendue par des compositions plus sobres d'objets disposés dans une lumière douce, peints avec une matière dense, mais une grande liberté de touche (la Brioche, le Bocal d'olives, Louvre). Roland de La Porte et Jean-Honoré Bounieu le suivent de très près, mais Anne Vallayer-Coster, académicienne à vingt-six ans en 1770, introduit dans le même répertoire une couleur délicate et une matière plus fluide ; elle connaît un très grand succès et " attire la cohue générale au Salon ". Hors de France, en Suisse, Liotard réduit le nombre des objets, solitaires dans un grand espace vide, et allège la matière picturale de son poids et de sa couleur en utilisant le pastel (Pêche et figue, 1789, musée de Genève).
Espagne et Italie : le maintien des traditions
L'Espagne reste fidèle à l'austérité, à la fermeté et à la clarté traditionnelles : Luis Mélendez confère aux objets rustiques et aux fruits une présence intense, due à une lumière crue et à une matière très dense. Goya peint des natures mortes qui appartiennent déjà au xixe s. par la spontanéité de la vision et l'audace technique. L'Italie semble prolonger sa tradition : Belvedere étale dans le goût napolitain des fleurs décoratives ; Cristoforo Munari, dans la descendance du goût bergamasque, présente ses instruments de musique dans des coloris précieux, une lumière précise, selon un schéma de verticales et d'horizontales ; Bartolomeo Bimbi allie à une abondance baroque une couleur froide et une ligne nette de caractère florentin ; Carlo Magini, peintre de Fano, offre la version ultime, dans une interprétation un peu froide, du Naturalisme caravagesque en pleine époque rococo, pendant qu'à Venise Margarita Caffi annonce Francesco Guardi, dont les fleurs légères et multicolores se déploient en frises décoratives au gré d'un vent imaginaire.
Le xixe siècle : la mort d'un genre
Presque tous les peintres français du xixe s. ont pratiqué la nature morte, mais celle-ci a perdu ses caractères propres avec ses lois, son répertoire et ses spécialistes ; elle renaîtra avec Cézanne. Dans la suite de l'art décoratif du xviiie s., et en exploitant le dessin précis et le faire lisse du Néo-Classicisme (Boilly), se situent Berjon, peintre de fleurs à Lyon, puis Redouté, le " Raphaël des fleurs ", et Desgoffe, peintre d'objets d'art.
La Nature morte au homard de Delacroix (1824, Louvre) est unique dans l'œuvre de l'artiste, qui peindra plus tard des fleurs. Mais au milieu du xixe s., les natures mortes de Courbet peintes à Saintes ou à Sainte-Pélagie (gibier, poissons, fleurs et fruits), exécutées dans une matière riche, des couleurs brun-vert et restituées au cœur d'une atmosphère chaude, témoignent, dans un somptueux style réaliste, du goût pour la " tranche de vie " qu'affectionneront les impressionnistes. Bonvin et Bai témoignent de l'engouement pour la peinture hollandaise, et Théodule Ribot allie l'influence espagnole à celle des Pays-Bas dans ses natures mortes, où les clairs-obscurs violents révèlent avec sensualité la matière des objets représentés : pots de grès, fruits veloutés ou triviale poêle à frire. Fantin-Latour représente la dernière phase du Réalisme sous une vision plus mouvante : des fleurs, un coin de table rendus par une touche encore précise, des couleurs claires sur fond souvent sombre, une atmosphère qui dilue les contours.
L'art simplificateur de Manet pose les fondements de l'art moderne : abandon de l'atmosphère, couleur de moins en moins rompue, liberté dans le choix du sujet (une asperge ou une pivoine sont aussi nobles qu'une vaste composition), tons purs, touche libre. Pour l'Impressionnisme, le problème essentiel est l'étude de la lumière ; la nature morte accompagne alors les figures (le Déjeuner sur l'herbe, en 1865, par Manet, ou le Déjeuner de canotiers, v. 1883, par Renoir) et sera l'un des champs d'expérience, mais non privilégié, de l'esthétique nouvelle. Le ton fondamental et le dessin perdent de leur importance, et, sur le double plan de la technique et de l'inspiration, la réaction en faveur de la peinture pure va ramener vers la nature morte Émile Bernard (Pommes et pot de grès, 1887, musée d'Orsay), Gauguin et Bonnard. La nature morte retrouve également une place de choix dans le Symbolisme et favorise l'évasion onirique : bouquets étranges et précieux d'Odilon Redon. Dans la lignée du goût passionné pour la nature exprimé par le groupe de Barbizon, mais un peu à part, on rencontre Monticelli, initié par Diaz et qui retint l'attention de Van Gogh ; les natures mortes de Monticelli sont peintes dans une matière épaisse et coruscante, au service d'une inspiration baroque. À côté de la tranche de vie impressionniste, le besoin d'expression formelle et psychologique de Van Gogh lui fait donner à la nature morte une grande place dans son œuvre : les objets, compagnons quotidiens, les fleurs sont restitués avec amour et vérité par le grand solitaire (Fauteuil et Tournesols, 1886, Amsterdam, Stedelijk Museum). Ensor fait passer en revanche son ironie féroce dans sa Raie (1892, Bruxelles, M. R. B. A.).
Le xxe siècle
Les bases d'un art nouveau : Cézanne
Cézanne appartient chronologiquement au xixe s., mais, par la nouveauté de sa vision, il introduit à la révolution cubiste. Les pommes et les oranges sont surtout pour lui un champ d'application à ses théories : " réduction des apparences à trois formes élémentaires, le cylindre, le cône et la sphère " et définition de la forme par la couleur (" Quand la couleur est à sa richesse, la forme est à sa plénitude "). Son œuvre débute par une couleur sombre, une ligne impétueuse et baroque, puis tend à se discipliner et à se construire (la Pendule noire, 1869) ; l'éclaircissement de la palette mène ensuite à une ascèse de la matière picturale (Nature morte au panier, Paris, musée d'Orsay), puis à une synthèse inédite où de fines pellicules de couleur, empiétant plus ou moins les unes sur les autres, modulent l'objet dans un espace bleuté souplement articulé (Nature morte aux oignons, id.).
Le Cubisme
C'est en 1907, année de la rétrospective Cézanne, que naquit le Cubisme, esthétique illustrée surtout par trois peintres : Braque, dont la nature morte fut le thème d'élection, Picasso et Gris. Le problème par excellence du Cubisme, celui des rapports entre la forme et l'espace, va être résolu en particulier au moyen de nombreux tableaux de natures mortes. Entre 1908 et 1914, l'évolution de Braque et de Picasso est parallèle, à partir d'un style cézannien où les formes sont solides, la couleur sobre, posée par touches obliques parallèles (Braque, Instrument de musique, 1908) ; puis, v. 1910-11, le Cubisme analytique conduit à une décomposition du motif en facettes modulées dans une seule couleur ; l'hermétisme est évité par l'introduction de " clefs " du sujet : détail éloquent (crosse d'un violon), lettres ou autres signes (Braque : As de trèfle, 1913, Paris, M. N. A. M.) ; les cubistes réintroduisent dès 1912 la réalité sous forme de couleur ou de matière dans une technique nouvelle, le papier collé. La Première Guerre mondiale marque la dispersion des artistes et la fin du Cubisme proprement dit, mais Picasso, comme Braque, poursuit ses recherches à travers le thème de la nature morte, exploité avec bonheur dans le Cubisme dit " synthétique " et dans le style plus éclectique qui s'est épanoui dans les années 1920. Tous les peintres qui ont été en contact avec le Cubisme ont exécuté des natures mortes, et certains, comme La Fresnaye, leur doivent leurs meilleurs sujets (Nature morte aux trois anses, 1912, Paris, M. A. M. de la Ville). Pour Braque, la nature morte est surtout l'instrument de musique, qui lui " plaît parce qu'on l'anime en le touchant ", mais aussi, à partir de 1918, le guéridon avec ses lignes sinueuses, les " cheminées " monumentales et les " tables " que recouvrent des nappes de couleur. La moitié de l'œuvre de Gris est constituée de natures mortes, souvent dans des tons rompus à dominante gris-bleu avec quelques rehauts et révélant un certain classicisme (1910-1915, le Petit Déjeuner, Paris, M. A. M. de la Ville).
Dans une quête délibérée de simplification, dès 1918, le Purisme d'Ozenfant et de Jeanneret affirma l'autonomie des objets, choisis parmi les plus usuels, et en fixa l'essence au moyen d'un style ascétique où le dessin est une épure.
Léger a été un moment le compagnon de route des puristes, dont il enrichit le répertoire par des emprunts au monde de la machine ou en associant des éléments humains aux objets (Nature morte au bras, 1927, Essen, Folkwang Museum). En Allemagne, certains peintres de la Nouvelle Réalité, marqués par Cézanne et le Cubisme, firent preuve d'une belle rigueur constructive, en particulier Alexandre Kanoldt (Nature morte à la guitare, 1926, Stuttgart, Staatsgal.). Ces différents développements se situent dans l'évolution logique du Cubisme. Il y eut d'autres courants, entre 1918 et 1930 env., notamment celui d'un Néo-Réalisme assez lourd, dont le champion fut Dunoyer de Segonzac et que l'éclectisme de Derain cautionna également. Un courant expressionniste assez marginal est principalement représenté par Soutine (Bœuf écorché, 1926, musée de Grenoble) et par Fautrier, sur un mode plus sombre et austère (Lapins pendus, 1927).
Le Fauvisme, qui a précédé de quelques années le Cubisme, s'est peu intéressé à la nature morte ; le souci de la construction plastique s'est pourtant manifesté chez Derain et surtout chez Matisse, qui l'a traduit en termes de couleurs, et la leçon de Cézanne est explicite dans les grandes natures mortes de 1908 et de 1911. L'évolution du style de Matisse le conduisit à la fin de sa carrière aux audaces de la Nature morte au magnolia (1941, Paris, M. N. A. M.), où la couleur pure, posée en aplats, est vivifiée par le cerne noir. Chagall a simplifié ses volumes par l'intermédiaire du Cubisme, mais c'est un indépendant fidèle seulement au surnaturel ; l'étrangeté du Miroir (1916), reflétant une lampe, vient de la différence d'échelle entre divers éléments et annonce le Surréalisme en appelant le rêve et en faisant naître l'insolite de la juxtaposition arbitraire d'éléments banals. La nature morte a pu être le support du rêve soit sur le mode ironique avec Dada, générateur du Surréalisme, soit sur le mode sérieux, dans la peinture métaphysique de De Chirico, classique par la forme et romantique par l'inspiration ; dans l'Incertitude du poète (1910, Londres, anc. coll. Penrose), un torse sculpté de femme et des bananes solitaires dans une sèche architecture relèvent d'un évident symbolisme sexuel. L'œuvre de Morandi, surtout consacrée à la nature morte, s'inscrit d'abord dans la ligne futuriste de Carrà, puis se rapproche de la métaphysique de De Chirico et enfin, apr. 1940, acquiert un style propre : sérénité émanant de quelques objets ordinaires et de volumes simples, blottis les uns contre les autres au centre du tableau et peints dans une matière dense, des coloris clairs.
Les surréalistes tirèrent d'une description minutieuse des objets en trompe l'œil un effet de fantastique ; c'est le dernier avatar de la peinture objective avec Ernst, Tanguy, Roy et surtout Dalí : le monde réel est mort, mais les fantasmes de ces artistes s'expriment à travers des objets tronqués dans leur réalité quotidienne (téléphone sans fil de Dalí) ou dans leurs propriétés physiques (montres de métal visqueux épousant un angle de table de Dalí). Après la Seconde Guerre mondiale, tandis que s'affrontaient tenants de l'Abstraction et de la Figuration, la nature morte connut encore quelques interprétations inédites grâce à de Staël et à Fautrier, le premier restituant le motif (bouteille, vase) dans une vigoureuse plasticité colorée, le second traduisant la forme de manière beaucoup plus allusive, la niant aussitôt qu'affirmée (exposition des Objets, Paris, 1955). Braque développait vers la même époque une ample et ultime réflexion sur l'espace plutôt que sur les choses (le Billard, 1944, Paris, M. N. A. M. ; 9 versions de l'Atelier à partir de 1949). Dans la thématique très étendue que couvrent ses recherches, Dubuffet a rencontré la nature morte, dans un sens parfois proche de la tradition (Table aux objets, 1951, Paris, musée des Arts décoratifs) ; plus fréquemment, à partir de l'Hourloupe, il a restitué une morphologie véhémente et hagarde (le Lit, 1964 ; Théière, 1966, id. ), contemporaine du pop art et du Nouveau Réalisme.
L'Américain Stuart Davis fut un des précurseurs du pop art dans sa suite de peintures inspirées par le paquet de cigarettes Lucky Strike (1921). Les objets de la vie courante sont projetés sans transposition dans le pop art des années 60, qui " vient de la vie et reflète ses problèmes ", selon Rauschenberg (Grand Nu américain de Wesselmann, Boîte de Campbell Soup de Warhol).
Le Nouveau Réalisme, qui s'est épanoui en Europe parallèlement au pop art, a suscité un regain d'intérêt analogue pour l'objet, qui occupe tout le champ de la toile et reflète un univers aliéné, déshumanisé (téléphones de Klapheck, pneus de Stampfli, robinetterie et bustes féminins de Klasen).