Henri de Toulouse-Lautrec
Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de la peinture ».
Peintre français (Albi 1864 – château de Malromé, Gironde, 1901).
Le comte Alphonse de Toulouse-Lautrec Monfa avait épousé sa cousine germaine Adèle Tapié de Celeyran. Cette consanguinité fut peut-être une des causes de la faible constitution de leur fils. Celui-ci naquit à Albi, mais passa son enfance à Paris et dans l’Aude, au château de Celeyran, dans une atmosphère familiale aristocratique où prévalaient le sens de la gloire et du courage et le goût passionné du cheval et de la chasse. Mais, comme son père, comme son aïeul, comme ses deux oncles, Henri de Toulouse-Lautrec adorait dessiner. Lorsqu’il fut atteint, en 1878, d’un mal osseux qui, après deux fractures des fémurs, s’avéra incurable, il surmonta son infirmité en s’acharnant au travail : il reçut alors des leçons de René Princeteau, peintre animalier de talent, qui était un ami de son père. Très vite, à son exemple, il peignit des chevaux fringants (Artilleur sellant son cheval, 1879, musée d’Albi) et brossa des « portraits » de chevaux et de chiens, études de têtes très sensibles (Cheval blanc, Gazelle, 1881, musée d’Albi). Le Mail-Coach du Petit Palais (Paris) [Alphonse de Toulouse-Lautrec Monfa conduisant son mail-coach à Nice, 1881] est le plus fameux exemple d’une facture déjà très libre. Toulouse-Lautrec ressentit alors l’influence de Manet et des impressionnistes : séduit par la peinture claire, il exécuta en 1883 un portrait de sa mère (la Comtesse de Toulouse-Lautrec à Malromé, musée d’Albi) qui exprime par la solidité de la mise en page et la simplification des plans la tendresse pensive du modèle. Il interprète également A. Stevens (la Pose du modèle, 1885, musée de Lille). Entré à l’école des Beaux-Arts en 1882, après sa réussite au baccalauréat, il étudia successivement dans les ateliers de Bonnat et de Cormon, où il se lia d’amitié avec Émile Bernard, Anquetin, François Gauzi et surtout Van Gogh, qu’il fréquenta régulièrement de 1886 à 1888. Il s’intéressa comme ce dernier à la technique pointilliste et nous a laissé de lui un superbe portrait au pastel (1887, Amsterdam, M. N. V. Van Gogh) où il a utilisé une technique de hachures vigoureuses proche de celle de son célèbre compagnon. Sous l’influence de ses maîtres académiques, il adopta parfois une vision plus traditionnelle et une palette plus foncée (Jeune Fille aux cheveux roux, 1889).
Vers 1890, il se détacha, en effet, de l’impressionnisme triomphant et se lia plutôt avec des indépendants comme Renoir, Zandomeneghi ou les nabis. Par eux, il rencontra aussi leurs amis, en particulier les frères Natanson, fondateurs de la Revue blanche, mais il resta ennemi des théories et des enrôlements. L’admiration qu’il portait à Degas fut son véritable révélateur : à son exemple, il accorda la priorité à la force expressive du dessin et de la mise en page et adapta, sans cesse, comme lui, sa technique au modèle et à l’atmosphère. Si Raffaëlli et Forain lui firent découvrir le cachet populiste des pauvres de Montmartre, ce fut encore à Degas qu’il dut son sens aigu de l’observation des mœurs parisiennes et le choix de ses sujets « modernes » (la Blanchisseuse, 1889). Comme lui, il peignit le monde factice des cabarets et des lupanars, mais il fut moins cruel et méprisant. Nabot, grotesque, douloureux, Toulouse-Lautrec avait plus de bonté et de compréhension humaine. Après avoir vécu de longues années à Montmartre, il s’installa aux Champs-Élysées, mais revint, chaque soir, noceur mélancolique, boire et dessiner dans les bars, les beuglants et les maisons closes, où sa place était toujours réservée. Il fréquentait ainsi, avec son cousin le docteur Tapié de Celeyran, le Moulin-Rouge, le Rat-Mort, le bal du Moulin de la galette ou celui de l’Élysée-Montmartre. Il connaissait le Chat-Noir de Salis, le Mirliton de Bruant et se montrait assidu au Divan japonais, à la Scala ou aux Ambassadeurs. Il y rencontrait les étoiles des spectacles nocturnes, qu’il dessinait et peignait avec une véracité indulgente qui les magnifie. Il n’était impitoyable que pour le spectateur libidineux et le souteneur faisandé. Il admirait avant tout les danseuses du Cancan, Grille-d’Égout, Rayon-d’Or, Nini Patte-en-l’Air, Trompe-la-Mort et surtout la plantureuse Goulue avec son haut chignon roux (Au Moulin-Rouge, entrée de la Goulue, 1892, New York, M. o. M. A.). Il étudiait sans relâche le rythme endiablé de la danse, des jambes qui s’élèvent, du linge qui s’envole (la Troupe de Mlle Églantine). Il dessinait aussi Valentin le Désossé, l'artiste de cirque Chocolat et Jane Avril, la célèbre Mélinite, sa préférée, dont il excellait à rendre l’élégance maniériste aux diaboliques bas noirs (Jane Avril dansant, v. 1891-1892, musée d’Orsay). Il s’attacha de même à l’analyse naturaliste des filles de joie et exécuta rue des Moulins plusieurs chefs-d’œuvre, impudiques, désenchantés, mais transfigurés par un curieux lyrisme fait de beauté, d’artifices et d’ironie (Au salon de la rue des Moulins, 1894, musée d’Albi). Après 1892, il s’intéressa aux chanteuses célèbres : miss May Belfort, Irlandaise en mousseline rose (May Belfort, 1895, musée de Cleveland), Polaire ou Yvette Guilbert, dont il immortalisa le nez pointu et les longs gants noirs. Il ressentit de même le charme pailleté et mélancolique du cirque Fernando, dont il étudiait les écuyères, les acrobates et les clowns. Il peignit plusieurs fois la silhouette massive et étincelante de la Clownesse Cha-U-Kao (1895, musée d’Orsay). Spectateur fervent des premières de théâtre, il fit des acteurs en vogue un des thèmes de prédilection de ses lithographies (Réjane et Galipaux dans « Madame Sans-Gêne », 1894, litho), se passionnant pour les attitudes dramatiques de Coquelin Aîné, de Leloir et de Sarah Bernhardt. L’agitation sportive et colorée du Vélodrome Buffalo le séduisit aussi (Coureur cycliste, 1894, Louvre, cabinet des Dessins) et il fut un des premiers à donner à la « petite reine » ses lettres de noblesse en célébrant le coureur Zimmermann.
Très influencé par l’art de Degas, Toulouse-Lautrec recherchait les mises en page savantes, le découpage arbitraire de la toile, les grands vides dynamiques (M. Boileau au café, 1893, musée de Cleveland). Mais il refusait de créer le modelé par les passages et préférait associer la couleur unie posée en aplats et l’arabesque soulignée du dessin. Il empruntait ce parti au japonisme, mais aussi à sa découverte personnelle, après 1892, de Cranach et des primitifs.
Sa couleur restait somptueuse avec des verts et des rouges intenses, des ombres bleues, des lumières artificielles étranges. C’était un art fort, lucide et concerté (Au Moulin-Rouge, 1892, Chicago, Art Inst.). Il peignit sur papier-calque (Artilleur et femme, 1886, musée d’Albi), sur panneau de bois non préparé (la Modiste, 1900, id.) et le plus souvent sur un épais carton dont le brun ou le gris apparent formait le fond du tableau (Femme au boa noir, 1892, musée d’Orsay). Il employait des couleurs fluides que le carton buvait : il dessinait avec le pinceau les contours du dessin (Femme qui tire son bas, 1894, musée d’Albi), puis exécutait les personnages soit à l’huile, soit à l’essence (Marcelle, 1894, id.) avec parfois des rehauts de gouache claire (Missia Natanson, 1895, coll. S. Niarchos). Cette technique, innovée par Raffaëlli, devait être reprise ensuite par les peintres nabis.
Toulouse-Lautrec fut en toutes circonstances un remarquable dessinateur : le trait, aigu, rapide, expressif, suggère les silhouettes (Au lit, v. 1896, Londres, Courtauld Inst.). Dès 1884, pour Cormon, il illustrait Victor Hugo. Puis il dessina sans cesse, sur des carnets, sur les nappes, sur n’importe quel bout de papier, et son dessin définissait, choisissait, déformait, éludait, exprimant la psychologie du modèle. Et ses propres portraits étaient d’insolentes caricatures. Ses audaces de dessin, ses mises en page hardies, son sens de la composition, son goût de la simplification japonisante firent de lui le maître de l’affiche. Lorsque l’imprimerie mécanique ouvrit ses horizons à l’affiche en quatre couleurs, que Chéret et Bonnard adoptèrent cette technique, Toulouse-Lautrec créa d’un seul coup un style révolutionnaire d’affiche publicitaire. Son Au Moulin-Rouge, la Goulue (1892), où se détache l’ombre chinoise dégingandée de Valentin le Désossé, et son Aristide Bruant dans son cabaret (1891) firent sensation. Alors suivit la plus exceptionnelle des séries : Aristide Bruant aux Ambassadeurs (1892), le Divan japonais (1892), Jane Avril au Jardin de Paris (1893), la Revue blanche (1895), la Troupe de Mlle Églantine (1896). À l’habileté dynamique des plans et des gestes s’ajoutaient le jeu superbe des couleurs, les oppositions sonores d’orange et de bleu, de rouge et de noir. Toulouse-Lautrec montra une hardiesse décorative comparable dans les nombreuses lithographies qu’il exécuta à partir de 1892. Il ressentait fortement l’influence des estampes japonaises de Hiroshigé et d’Utamaro. Il y retrouvait ce qu’il appréciait déjà dans le xviiie s. français, l’esprit dans l’étude des mœurs, le goût de la femme et de l’érotisme ironique (Elles, 1896). Mais il y découvrit surtout le sens de l’arabesque, la simplification de l’espace, l’économie du détail. Solitaire, il s’intégrait cependant, par sa science de l’aplat et de la stylisation, aux recherches européennes de l’Art nouveau et préfigurait en quelque sorte le style Sécession. De 1892 à 1899, il exécuta plus de 300 lithographies. Ouvrier attentif, il surveillait le grain de la pierre, la qualité du papier, le nombre des épreuves. Il reprit pour elles tous ses thèmes favoris : le théâtre, le cirque, les courses, la bicyclette enfin au vélodrome Buffalo. Nous ne citerons qu’Yvette Guilbert au visage de fauve ou ce Profil de Marcelle Lender (1895) aux cheveux roux couronnés de choux roses. Toulouse-Lautrec exécutait à l’occasion des dessins pour les journaux : le Mirliton, le Courrier français, Paris-illustré, le Rire publièrent ses croquis satiriques (Alors vous êtes sage ?, 1897, musée d’Albi pour le Rire).
L’artiste illustra aussi des rengaines à la mode (le Petit Trottin) et collabora avec Lugné-Poe pour le théâtre de l’ Œuvre et avec Antoine pour le Théâtre-Libre à l’exécution de maquettes de décors et de programmes (décor du premier acte du Chariot de terre cuite de Barrucand, en 1895, au théâtre de l’Œuvre).
Lors de sa première exposition, en 1893, dans la gal. de la Maison Goupil, Toulouse-Lautrec avait été vivement admiré. En 1895, sa réputation de grand artiste était faite. La même année, il réalisait la célèbre décoration de la baraque de la Goulue à la foire du Trône, évocation rapide, brutale mais géniale d’un monde abêti (la Danse mauresque ou les Almées, musée d’Orsay). Et cependant, bien que justement ambitieux, il s’enlisait peu à peu dans sa tragi-comédie quotidienne. Il buvait de plus en plus. Cette intempérance invétérée devait le conduire en 1899 à sa première crise de delirium tremens et à l’internement dans une maison de santé de Neuilly, où il exécuta de mémoire, aux crayons de couleurs, sa série de dessins illustrant le cirque, dont 22 furent édités en fac-similé par Manzi et Joyant (1905) [Au cirque, le salut, 1899]. Mais il refusa de renoncer à l’alcool.
Il peignit en 1899 quelques œuvres superbes, dont Au Rat-Mort (Londres, Courtauld Inst.), où les obliques de la composition, les rouges et les verts intenses, les lumières stridentes montrent l’exaspération de sa vision et de ses nerfs. Après sa première attaque de paralysie, Toulouse-Lautrec liquida son atelier et se réfugia près de sa mère au château de Malromé, en Gironde, où il mourut en 1901.
Sa mère donna au musée d’Albi tout ce qu’elle avait recueilli : toiles, dessins, gravures formèrent un ensemble d’une qualité exceptionnelle qui affirme d’emblée l’importance de l’œuvre et son retentissement. Car, si la force du graphisme et la netteté des aplats colorés ont influencé à la fois les nabis, Gauguin et les débuts de Picasso, la stridence du coloris, les ombres vertes et bleues ont annoncé, dès 1895, les audaces des fauves et des expressionnistes. Toulouse-Lautrec fut, de plus, sans conteste, le créateur d’une vision légendaire du Montmartre de la fin du siècle. Aux bas-fonds crapuleux, aux courtisanes équivoques, il substitua un monde nocturne, artificiel, coloré, fiévreux, lyrique, et, pourrait-on dire, presque épique.
Une rétrospective a été consacrée à l’artiste (Londres, Hayward Gallery ; Paris, Grand Palais) en 1991-1992.