Pierre Bonnard
Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de la peinture ».
Peintre français (Fontenay-aux-Roses 1867 – Le Cannet 1947).
Issu d'une famille aisée, Bonnard commence très jeune à peindre, dans un style proche de celui de Corot, des paysages du Dauphiné (où son père possédait une maison au village du Grand-Lemps). Après d'excellentes études secondaires, puis supérieures, il se destine à la carrière administrative. En même temps, il s'inscrit en 1887 à l'académie Julian. Il y fait la connaissance de Maurice Denis et de Paul Ranson, avec qui il formera en 1889, sous l'influence de Paul Sérusier (revenu de Pont-Aven converti au Synthétisme) et lorsque se seront joints à eux Vallotton, Vuillard et Maillol, le groupe des Nabis, qui se présente comme celui des " élèves de Gauguin " (M. Denis).
Bien que Bonnard ait souvent été considéré comme le plus brillant des continuateurs de l'Impressionnisme, ses œuvres de jeunesse prouvent qu'il connaissait alors mal la peinture de Monet et de Renoir ; au contraire, il était marqué par le climat résolument hostile à l'Impressionnisme qui caractérise la jeune peinture parisienne des années 1890. Il semble également avoir toujours été réservé à l'égard de Gauguin et des milieux symbolistes, et il était beaucoup trop ironique et modeste pour partager les préoccupations sentimentales et vaguement mystiques des Nabis. Les influences qu'il reçoit à cette période sont pourtant décisives et persisteront à travers toute son œuvre. Comme tous les " élèves de Gauguin ", il " simplifie la ligne et exalte la couleur " (à tel point qu'un critique, à l'occasion de sa première exposition, parle de " tachisme violent "), utilise celle-ci de façon souvent arbitraire et sans se préoccuper de ses rapports avec la lumière, préfère l'arabesque au modelé, néglige délibérément la perspective et les lointains, resserre la composition et tend à amener l'ensemble des plans à la surface du tableau. Il pratique volontiers la déformation expressive et caricaturale, et interprète la réalité d'une façon décorative, souvent capricieuse et humoristique. Bonnard est avant tout un décorateur (" Toute ma vie, dira-t-il en 1943 à George Besson, j'ai flotté entre l'intimisme et la décoration "), et c'est à travers la liberté, la fantaisie et l'irréalisme que permet la décoration qu'il élabore son style personnel. Il se plaira longtemps à exécuter des panneaux décoratifs (Femmes au jardin, 1891, Paris, Orsay ; les deux Place Clichy, 1912 et 1928, musée de Besançon), et ses premiers chefs-d'œuvre sont des lithographies en couleurs (Quelques Aspects de la vie de Paris, publiés par Vollard en 1899), des paravents, des illustrations pour des livres (Daphnis et Chloé, 1902 ; les Histoires naturelles de Jules Renard, 1904), des affiches (France-Champagne, 1891 ; la Revue blanche, 1894). Dans cette partie de son œuvre, Bonnard se souvient des estampes japonaises (ses amis l'avaient surnommé le " Nabi très japonard "), auxquelles il doit son goût pour certains motifs décoratifs (ramage d'une étoffe, carreaux d'une nappe : la Partie de croquet, 1892, Paris, Orsay ; la Nappe à carreaux rouges, 1910, Winterthur, villa Flora), pour les perspectives plongeantes et les découpages imprévus (la Loge, 1908, Paris, Orsay). Il exprime ainsi autour de 1900 le pittoresque de la vie quotidienne dans de nombreuses scènes et de nombreux paysages parisiens que l'on a souvent décrits comme " verlainiens " et qui, beaucoup moins larges et colorés que les tableaux impressionnistes de même sujet, sont remarquables par leur mélange de cocasserie et de mélancolie, leur souci de réduire la scène à une sorte de décor intime et familier (le Cheval de fiacre, 1895, Washington, N. G.). Cet intimisme se retrouve dans les scènes d'intérieur, qui évoquent avec la plus subtile poésie les plaisirs et les rêveries de la vie domestique (Jeune Femme à la lampe, 1900, musée de Berne), et dans les nus, genre qu'il aborde autour de 1900, peut-être sous l'influence de Degas, et dont il ne cessera pas, jusqu'en 1938, d'explorer toutes les possibilités. Les premiers nus, sombres et d'une atmosphère assez " fin de siècle " (l'Indolente, 1899, Paris, Orsay), font place, vers 1910, à des " nus à la toilette " plus clairs, plus largement traités, sans aucune intention névrotique et sensuelle, qui évoquent avec la plus spirituelle négligence le décor de l'intimité féminine (le Nu à contre-jour, 1908, Bruxelles, M. R. B. A.), et lorsque, entre les deux guerres, les baignoires remplaceront les cuvettes et les pots à eau évocateurs d'une hygiène assez rudimentaire, ce sera l'extraordinaire série des " nus au bain ", qui sont peut-être les chefs-d'œuvre de Bonnard, dont la vision est la plus sensible à l'inépuisable variété des reflets, des passages et des accidents que la lumière introduit dans la couleur (Nu dans la baignoire, 1937, M. A. M., ville de Paris).
C'est en effet dans le thème du " nu " que Bonnard a trouvé l'occasion de modifier son attitude à l'égard de la réalité. On le voit progressivement découvrir le modelé, réintroduire la perspective et les plans en profondeur à travers tout un système de reflets et de miroirs d'une extraordinaire ingéniosité (la Glace du cabinet de toilette, 1908, Moscou, musée Pouchkine), élargir la scène, éclaircir sa palette, faire circuler l'air autour des corps et des objets, abandonner le point de vue strictement coloriste qui était le sien et retrouver la lumière impressionniste. En 1912, il a acheté une petite maison, " Ma Roulotte ", à Vernon, où il a souvent l'occasion de voir Monet, qui habite à Giverny, et le paysage fait son entrée dans son œuvre : d'abord prudemment, à travers une fenêtre, puis plus largement — bien que Bonnard ait toujours préféré l'univers clos du jardin aux vastes horizons — pour s'épanouir en vastes compositions conçues un peu à la manière d'une tapisserie, mais d'une splendeur lyrique et décorative inégalée (la Terrasse de Vernon, v. 1930, Düsseldorf, K. N. W.).
Comme la plupart de ses contemporains, Bonnard traverse une époque de crise et d'incertitude entre 1914 et les années d'après-guerre. Crise d'autant plus forte qu'il a été victime du climat intellectuel créé par le Cubisme dans la peinture européenne. C'est au moment où Bonnard a rejoint l'Impressionnisme que celui-ci est dénoncé par les tenants de la logique et de la géométrie constructive comme le symbole même de la décadence sensualiste et de l'abandon aux certitudes fugitives du sentiment. Bonnard se préoccupe alors d'ordonner la dispersion lumineuse de ses toiles autour d'une solide armature de plans obliques et contrariés, comme le montre le motif de la porte-fenêtre qui apparaît dès 1913 dans la Salle à manger de campagne (Minneapolis, Inst. of Arts). Au lendemain de la guerre, cette crise est surmontée, comme le prouve une série de toiles exécutées autour de 1925 : la Table et le Bain (Londres, Tate Gal.), la Salle à manger (Copenhague, N. C. G.), qui résument l'essentiel de son art. Bonnard se limite désormais à quelques thèmes : scènes de jardin, déjeuners, marines et de très nombreuses natures mortes et scènes d'intérieur, genre où il excelle. Dès 1906, Bonnard séjourne régulièrement sur la Côte d'Azur. En 1926, il achète une villa au Cannet : le paysage qui entoure celle-ci, les pièces qui la composent fourniront le motif de plus de deux cents tableaux. Les toiles des années 1930-1940 sont en général remarquables par leur intention monumentale, le caractère beaucoup plus libre de la composition, la richesse et la complexité, l'étrangeté parfois de leur coloris (Nu devant la glace, 1933, Venise, G. A. M. Ca' Pesaro ; l'Intérieur blanc, 1929, musée de Grenoble). La vision de la nature devient chez Bonnard d'un lyrisme presque désordonné (le Jardin, 1937, musée du Petit Palais, Paris), parfois extatique (l'Atelier au mimosa, 1939, M. N. A. M.) et il livre alors une étonnante série d'Autoportraits. D'importantes rétrospectives ont été consacrées à l'artiste en 1948 (New York), 1955 (Bâle), 1964-65 (New York, Chicago, Los Angeles), 1967 (Paris) et 1984 (Paris, Washington, Dallas).