Roman de Renart
Parodie de chanson de geste (entre 1170 et 1250).
Le Roman de Renart est un cycle de poèmes pour la plupart anonymes, composés à des époques diverses, depuis environ 1170 jusqu'en 1250 environ, et réunis au cours de ce même xiiie siècle. Il apparaît comme une épopée animale ou, plus exactement, comme une parodie des chansons de geste et des romans courtois qui exaltaient la société chevaleresque. Il se présente sous la forme d'un recueil, incohérent et chaotique, de 27 narrations en vers octosyllabiques rimant deux à deux. Cet ensemble de 27 000 octosyllabes a été groupé en parties indépendantes, ou « branches », qui se sont cristallisées autour d'un thème central : la lutte du goupil (nom commun du renard en ancien français) et du loup, c'est-à-dire de la ruse contre la force brutale et niaise. La grande popularité de ce récit a fait que le nom propre de « renard » s'est imposé dans la langue, vers 1250, pour devenir le nom commun désignant le goupil.
Origines et décadence
Un lien de parenté existe entre le Roman de Renart et les fables d'animaux ou les récits issus, dans des conditions obscures, de la tradition populaire de l'Antiquité classique et recueillis, à l'usage des écoles, dans des livres que le Moyen Âge a appelés isopets, du nom d'Ésope. Ainsi, Alcuin, au temps de Charlemagne, fut l'auteur d'un poème du Coq. Épopée dans laquelle les moines d'un couvent sont incarnés dans divers personnages d'animaux, le poème de l'Ecbasis cujusdam captivi per tropologiam (Moralité sur l'évasion d'un captif), qui date du xe siècle et fut composé par un religieux du monastère de Saint-Èvre, à Toul, raconte le conflit du goupil et du loup. Celui-ci sera écorché, sur les conseils de son ennemi, pour permettre la guérison du roi. Un autre poème de la fin du xie siècle, le De lupo, célèbre un loup pèlerin et moine. Dans l'immense (près de 6 500 vers) poème de l'Ysengrimus, sans doute écrit vers 1150 par un moine de Gand appelé Nivard, œuvre riche de tous les thèmes et de tous les épisodes de l'épopée animale, chaque personnage s'élève jusqu'au type, en même temps qu'il est revêtu d'un nom : Reinardus le goupil, Ysengrimus le loup, Carcophas l'âne, Bertiliana la chèvre.
Cependant, le Roman de Renart, tout en relevant des fables ésopiques et des contes populaires, révèle la création individuelle des auteurs conscients de la richesse d'une production collective et spontanée due à la tradition orale. La partie la plus ancienne, la branche II, fut composée vers 1170 par Pierre de Saint-Cloud.
Le noyau primitif du Roman de Renart a connu de nombreux développements : Renart le Bestourné (Rutebeuf), le Couronnement de Renart (anonyme flamand), Renart le Nouvel (Jacquemart Gellée) : les branches ne cessent de se développer et de se multiplier. Si certaines d'entre elles ne manquent ni de saveur (Renart mange son confesseur), ni d'invention (le Pèlerinage de Renart), peu à peu, cependant, la verve se fait rare et les successeurs attardés sont trop souvent dépourvus de naturel et d'invention ; au xive siècle, Renart le contrefait (vers 1330), racontera en soixante mille vers toute l'histoire du monde.
Satire de la société du Moyen Âge
Épopée vivante, mi-sérieuse, mi-comique, où les animaux, avec des caractères et des noms d'hommes, vivent en société à la mode féodale, le Roman de Renart apparaît comme une satire de la société du Moyen Âge et une parodie des chansons de geste : éloge de la ruse contre la force brutale et niaise, c'est une sorte de revanche de la bourgeoisie contre les féodaux qui la méprisaient. La société où Renart accomplit ses exploits est calquée sur la société féodale, avec le roi suzerain, Noble le lion ; les barons avides et brutaux, Grimbert le blaireau, Brun l'ours et Ysengrin le loup (ainsi que son épouse Hersent) ; Renart le bourgeois ; les gens d'Église, pédants et rapaces : Tiercelin le corbeau, Tibert le chat, Bernart l'âne et Musart le chameau ; les petites gens, Couart le lièvre, Belin le mouton, Tardif le limaçon, Chanteclair le coq et ses sœurs les poules Blanche, Noire, Roussotte, etc. Tout ce monde est muni d'un état civil précis, pourvu de famille, et organisé sur le modèle de la société humaine.
Un recueil aussi décousu que l'est le Roman de Renart se prête mal à l'analyse ; cependant, quelques épisodes sont justement célèbres.
Renart et les anguilles
Voyant venir deux hommes qui transportent sur une charrette des paniers de poissons, Renart fait semblant d'être mort, étendu sur la route. Les marchands le ramassent pour tirer quelque argent de sa peau. Mais, en chemin, Renart se régale sans bruit de harengs frais, puis s'enfuit avec trois « colliers » d'anguilles autour du cou, non sans crier un adieu railleur à ceux qu'il vient de berner. Ysengrin le loup, alléché par l'odeur du repas de Renart, voudrait bien, lui aussi, se régaler d'anguilles. Le goupil lui persuade qu'il faut pour cela entrer dans les ordres, et lui verse sur la tête de l'eau bouillante sous prétexte de lui faire une tonsure. Puis Renart invite Ysengrin à pêcher dans un étang glacé en laissant pendre sa queue dans un trou de la glace. Ysengrin donne dans le piège, mais bientôt la glace se reforme et le trou se referme : la queue du pauvre loup est prise dans la glace ; il n'échappe aux chasseurs que grâce à un coup d'épée maladroit qui le délivre en lui coupant la queue.
Le procès de Renart
Les exploits de Renart s'étant multipliés, ses victimes l'accusent auprès de Noble, le lion ; le roi des animaux réunit une cour plénière pour le juger, mais le goupil fait défaut. Cependant Noble désire avant tout la paix et incline à l'indulgence, quand apparaissent Chanteclair, le coq, et les poules Pinte, Noire, Blanche et Roussotte, portant sur une litière le cadavre de leur sœur Dame Coppée, tuée à coup de dents par Renart. Le roi, en colère, fait appeler le coupable, et Brun, l'ours, est chargé d'aller le quérir ; mais Renart lui réserve un tour à sa façon. Il engage Brun, qui est gourmand, à chercher du miel dans le tronc fendu d'un chêne, maintenu écarté par de gros coins de bois ; au moment où l'ours a le museau engagé à l'intérieur du tronc, Renart retire les coins et l'arbre se referme en meurtrissant son prisonnier. Brun revient donc ensanglanté, les oreilles arrachées et la tête pelée. Tybert, le chat, envoyé à son tour, n'est pas plus heureux. Enfin, Grimbert, le blaireau, ramène Renart ; celui-ci se défend habilement, triomphe d'Ysengrin en combat singulier, et échappe au supplice en promettant de partir pour la croisade.
Une grande postérité
La branche XVII, qui reprend tous les personnages de l'épopée animale pour les funérailles de Renart, semble apporter une conclusion définitive au récit de ses aventures. Cependant, le rusé personnage ressuscite, au moment même où il est enterré.
Il faut toutefois noter que, à partir de la première moitié du xiiie siècle, le caractère du goupil se transforme et prend une valeur symbolique inverse : il personnifie le mal (dont le roux est la couleur symbolique), l'hypocrisie. Cette métamorphose dénonce une tendance générale de l'époque, sensible à la gravité didactique et volontiers soucieuse de moraliser ; c'est le cas, par exemple, dans la branche nouvelle composée vers 1250 par Philippe de Novare, un juriste d'origine lombarde (v. 1195-après 1265). Dans son court poème de Renart le Bestourné (1261-1270), Rutebeuf vise, dans la personne de Renart, les ordres mendiants et l'hypocrisie religieuse. Les mêmes attaques et les mêmes intentions se retrouvent dans Renart le Nouvel, de Jacquemart Giélée (v. 1288). La satire du mensonge et de l'hypocrisie, de la renardie, est plus violente encore dans le Couronnement de Renart, œuvre dont l'auteur anonyme (v. 1330), qui ne manque pas de verve, dénonce le triomphe de la ruse et la toute-puissance de l'argent.
Le Roman de Renart eut une grande vogue et fut souvent imité, particulièrement en Allemagne. Il a encore inspiré Rabelais, La Fontaine, voire Edmond Rostand (Chanteclerc) et Louis Pergaud (De Goupil à Margot).