sacrifice
Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de mythologie grecque et romaine ».
Mise à mort d'un humain ou d'un animal dans le but de s'attirer les faveurs divines afin de conjurer une calamité qui frappe une région ou un peuple, d'expier une faute (à titre individuel) et de se racheter, d'obtenir une victoire ou toute autre faveur, ou dans le but de connaître la volonté divine.
Au cours des siècles, le sacrifice s'« humanise » ; les victimes sont choisies parmi les criminels et les condamnés à mort, puis on n'offre plus aux dieux que des animaux : Numa se rend maître de Picus et de Faunus, en mettant du vin et du miel dans la fontaine où ils ont coutume de boire. Quand ils sont en son pouvoir, ils changent plusieurs fois de forme et prennent des figures de spectres et de fantômes aussi extraordinaires qu'effrayantes : mais lorsqu'ils se voient si bien liés qu'il leur est impossible d'échapper, ils découvrent à Numa plusieurs choses futures et lui enseignent l'expiation des foudres, les sacrifices aux dieux au moyen d'oignons, de cheveux et d'anchois.
Le sacrifice et, dans une moindre mesure, l'offrande, sont une reconnaissance de la divinité ; celle-ci, réciproquement, finit par avoir besoin de ce don, qui pourtant ne procède que d'elle-même, pour assurer sa pérennité. Il s'agit là d'un échange de « bons procédés » : dieux et mortels vivent en interdépendance, en interreconnaissance.
Selon Théophraste, les tout premiers sacrifices sont offerts par les Egyptiens ; il s'agit d'herbes soumises aux flammes. On sacrifie ensuite les animaux qui détruisent ces mêmes herbes destinées aux divinités. Les sacrifices sont différents selon les dieux auxquels on veut plaire. Aux divinités célestes on sacrifie des animaux de couleur blanche, de même sexe que le dieu, et en nombre impair ; aux divinités infernales, des victimes noires « arrosées » de vin et de lait chaud. Les dieux marins reçoivent des « hosties » (du latin hostia, « victime ») noires et blanches ; leurs entrailles sont jetées le plus loin possible du rivage.
Dans tous les cas, l'animal doit être sain, exempt de tares et « consentant » ; en d'autres termes, une fois paré d'ornements, il ne doit pas manifester de résistance lorsqu'il est mené à l'autel. Le prêtre, qui s'est lavé et purifié, commence la cérémonie par une confession de ses propres péchés, demandant son pardon à la divinité. Ceux qui ne sont pas initiés aux cultes des dieux, les criminels, parfois les filles et les esclaves se retirent. Chez les Grecs, une prière est prononcée ; chez les Romains, le prêtre débute le sacrifice par une invocation à Janus et à Vesta. L'animal ayant été préparé (libatio), le victimaire frappe la bête avec un maillet ou une hache ; un autre ministre lui enfonce son couteau dans la gorge, un troisième recueille le sang (immolatio). Le prêtre répand ensuite ce sang sur l'autel. La victime est soit écorchée, soit brûlée ; ses entrailles offertes à la divinité (redditio) ; on orne sa tête tranchée de guirlandes et on l'expose sur quelque temple. La sacrifice ayant été accompli dans les règles, le peuple est congédié (litatio).
Chez les Grecs, après le rituel de purification, le sacrificateur frappe la victime avec une hache, puis l'égorgé, parmi la clameur sacrée des femmes. Les entrailles sont extraites et examinées aux fins de présages. La carcasse de la bête est ensuite méticuleusement découpée : une part, brûlée et arrosée de libations, est offerte aux dieux ; une deuxième part, rôtie et non salée, est consommée sur place par quelques privilégiés, dignes de cet honneur ; enfin, une troisième part, bouillie, est distribuée aux assistants, qui la mangent lors d'un repas en commun, ou l'emportent chez eux. Ainsi prend fin la cérémonie.
La devotio
Chez les Romains, quand un général cherche à assurer la victoire à son armée, il consacre sa propre personne aux dieux, en prononçant une formule « magique », et tout en tenant fermement la lance de Mars ; par la suite, le général peut se faire remplacer par un soldat, et même par l'armée ennemie. Quoi qu'il en soit, une victime est nécessaire. Si le général ne tombe pas sur le champ de bataille, on enterre alors un mannequin censé le représenter, et on procède à un sacrifice expiatoire : c'est la devotio : le général prend sur lui les péchés dont le peuple romain s'est rendu coupable envers le dieu de la guerre ; quand il meurt, les péchés disparaissent avec lui, et ainsi l'armée, rendue pure, peut-elle s'en aller combattre l'ennemi. Si le général tombe alors que le combat vient de s'engager, c'est que le dieu accepte son sacrifice ; l'armée, lavée de toute souillure, peut ainsi compter sur l'appui des divinités : elle est invincible.
En 340 av. J.-C., alors que l'issue du combat contre les Latins reste incertaine, le consul Decius fait acte de devotio, c'est-à-dire se dévoue pour l'armée : le pontife l'invite à revêtir la toge prétexte, à se couvrir la tête et à prononcer les paroles suivantes, en se touchant le menton avec sa main passée sous sa toge, tout en se tenant debout sur un javelot couché par terre : « Janus, Jupiter, Mars notre père, Quirinus, Bellone, Lares, divinités nouvelles et dieux nationaux, dieux qui avez pouvoir d'agir sur nos soldats et sur les ennemis, dieux Mânes, je vous prie et vous supplie, je vous demande cette grâce et la soumets à votre agrément : accordez au peuple romain des Quirites la force et la victoire et envoyez aux ennemis du peuple romain des Quirites la frayeur et la mort. [...] » Après quoi il va se jeter seul au milieu des ennemis.
Voir aussi : Religion des Grecs, Religion des Romains
Un sacrifice, par le devin aveugle Tirésias
Sacrifice de Tirésias, secondé par sa fille Mantô, en présence d'Œdipe, afin de connaître le meurtrier de Laïos.
mantô. La blanche victime est au pied de l'autel.
tirésias. Adresse aux dieux solennels prières, et fais brûler sur l'autel un pur encens.
mantô. J'en ai déjà rempli l'auguste brasier.
tirésias. Et la flamme ? a-t-elle consumé les viandes sacrées ?
mantô. Non, ce n'a été qu'une lueur soudaine qui s'est éteinte au même instant.
tirésias. A-t-elle au moins été claire et brillante ? a-t-elle monté vers le ciel en colonne droite et pure dont le sommet s'est perdu dans les airs ? ou bien la vois-tu serpenter autour de l'autel, indécise et obscurcie par des flots de fumée ?
mantô. Cette flamme offre un aspect changeant et divers, comme les couleurs de l'arc-en-ciel qui, embrassant une vaste étendue, annonce la pluie par les nuances dont il se colore. Il est impossible de déterminer chacune de ses teintes successives. D'abord, elle était bleuâtre et parsemée de taches brunes, puis d'un rouge sanguin, puis noire en s'éteignant. La voici maintenant qui se partage en deux flammes rivales, et la cendre d'un même sacrifice se divise pour se combattre. Ô mon père ! je frémis de ce que je vois. Le vin répandu se change en sang et une épaisse fumée enveloppe la tête du roi. Une fumée plus épaisse encore se répand autour de son visage, et couvre d'un sombre nuage cette lumière ténébreuse. Quel est ce présage, ô mon père ! dites-nous-le ?
tirésias. Puis-je parler dans le trouble qui m'agite et dans le désordre de mes esprits ? Que dirai-je ? ce sont d'affreux malheurs, mais un voile les couvre encore. Le courroux des dieux s'annonce d'ordinaire par des signes certains. Quel est donc ce mystère qu'ils veulent me révéler, et qu'ils dérobent ensuite à mes regards ? Pourquoi me cachent-ils le secret de leur colère ? On dirait que la honte les arrête. Prends vite la farine sacrée, et répands-la sur la tête des victimes. Sont-elles paisibles, et souffrent-elles patiemment la main qui les touche ?
mantô. Le taureau a levé la tête. Tourné vers l'orient, il a peur du jour, et il cherche à éviter la vive lumière du soleil.
tirésias. Les deux victimes sont-elles tombées du premier coup ?
mantô. La génisse est venue d'elle-même s'offrir au glaive : un seul coup a suffi pour l'abattre, mais le taureau, déjà frappé deux fois, s'agite en tous sens, et il expire avec peine, épuisé par sa résistance.
tirésias. Le sang s'échappe-t-il à flots de la blessure étroite, ou ne tombe-t-il que goutte à goutte des larges blessures ?
mantô. Par l'ouverture faite à la poitrine, il sort comme un fleuve débordé ; par les grandes issues, ce n'est qu'une pluie légère. Mais voilà qu'il se refoule, et se dégorge en abondance par la bouche et les yeux.
tirésias. Je suis épouvanté de ces funestes présages. Mais, dis-moi, quels signes certains remarques-tu dans les entrailles ?
mantô. Ô mon père ! quel est ce phénomène ? au lieu de palpiter doucement, comme d'ordinaire, elles bondissent violemment sous la main qui les touche, et un sang nouveau ruisselle par les veines. Le cœur blessé s'affaisse et reste enfoncé dans la poitrine ; les veines sont livides, et une grande partie des fibres a disparu ; le foie corrompu écume d'un fiel noir ; et (ce qui est un présage toujours fatal aux monarchies) il présente deux têtes pareilles. Une membrane légère, et qui ne peut cacher longtemps les secrets qu'elle nous dérobe encore, enveloppe ces deux têtes. La partie hostile des entrailles se gonfle avec violence, et les sept veines sont tendues. Une ligne oblique les coupe toutes par derrière et les empêche de se rejoindre. L'ordre naturel est troublé ; rien n'est à sa place, tout est interverti. Le poumon, plein de sang, au lieu de l'air qui devrait le remplir, n'est point à droite ; le cœur n'est point à gauche ; la membrane des intestins ne les enveloppe point d'un tissu moelleux. Dans la génisse, la nature est renversée ; toutes les lois sont violées. Tâchons de savoir d'où vient ce gonflement extraordinaire des entrailles. Ô prodige épouvantable ! la génisse a conçu, et le fruit qu'elle porte n'est point à sa place. Il remue ses membres en gémissant, et ses articulations débiles cherchent à s'affranchir. Un sang livide a noirci les fibres. La victime horriblement mutilée fait effort pour marcher. Ce fantôme se dresse pour frapper de ses cornes les ministres sacrés. Les entrailles s'échappent de leurs mains. Cette voix que vous entendez, ô mon père, n'est point la forte voix des bêtes mugissantes, ni le cri des troupeaux effrayés : c'est la flamme qui gronde sur l'autel, c'est le brasier qui pétille.
Œdipe. Dis-moi ce que signifient ces phénomènes terribles ; je l'apprendrai sans pâlir. Souvent l'excès des maux rassure.
tirésias. Vous allez regretter le malheur dont vous cherchez à vous délivrer.
Œdipe. Apprends-moi la seule chose que les dieux m'ordonnent de savoir. Quel est celui qui a souillé ses mains du meurtre de Laïus ?
tirésias. Ni l'oiseau qui fend l'air de ses ailes rapides, ni les fibres arrachées des entrailles vivantes ne peuvent nous révéler son nom. Il faut tenter une autre voie. Il faut évoquer, du sein de la nuit éternelle et du fond de l'Érèbe, Laïus lui-même, pour qu'il nous dénonce l'auteur de sa mort.
Sénèque
L'opinion de Lucrèce sur les sacrifices
Peut-être diras-tu que ma philosophie
Ouvre la route au crime en rendant l'homme impie ;
Non, non, l'impiété, le crime est trop souvent
De la religion même l'horrible enfant.
Vois comme dans Aulis avec ignominie
On souilla les autels du sang d'Iphigénie ;
C'étaient pourtant des rois que tous ces meurtriers,
Oui, les chefs de la Grèce et la fleur des guerriers.
Contemple tout d'abord la pieuse famille
Prenant le soin cruel d'orner la jeune fille,
Pour que des deux côtés de ce front virginal
Tous les rubans sacrés flottent en nombre égal.
Pour ce cœur ingénu quel coup, quelle lumière
Quand elle vit debout, devant l'autel, son père,
Les yeux baissés, l'air morne, et sous leur saint manteau
Des prêtres assassins cachant mal leur couteau ;
Plus loin, en cercle affreux, toute la foule émue
Portant les yeux sur elle et pleurant à sa vue !
Muette de terreur et les implorant tous,
Cette royale enfant tombe sur les genoux ;
Mais rien ne peut sauver celle qui la première
Pourtant au roi des rois donna le nom de père ;
On l'entraîne, on la porte effarée à l'autel,
Non pour y célébrer en rite solennel
La fête de l'amour, pour être accompagnée,
Jusqu'au toit de l'époux, d'un beau chant d'hyménée ;
Non, sur ce chaste corps, à l'âge de l'hymen,
C'est un ministre vil qui va porter la main ;
Il faut qu'elle périsse, et pour plus de misère
Se sente encor mourir par l'ordre de son père.
Et pourquoi ? Comprenez leur saint raisonnement
C'est pour sortir du port, au souffle d'un bon vent ;
Que l'on va t'égorger, noble et tendre victime !
Tant la religion peut enfanter le crime !
Lucrèce