Héraclès furieux

Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de mythologie grecque et romaine ».

Tragédie d'Euripide (représentée vers 424 av. J.-C.), qui se rattache aux légendes de Thèbes.

Pendant qu'Héraclès est aux Enfers, occupé à en faire sortir Thésée, le tyran Lycos tue Créon, roi de Thèbes et père de Mégare, la femme d'Héraclès. Afin d'échapper à la mort, Amphitryon, Mégare et les trois enfants se rendent à l'autel de Zeus (piètre refuge, puisque Lycos ordonne à ses gardes de rassembler du bois de chêne autour de l'édifice et d'y mettre le feu).

Conscient de la précarité de leur situation, Amphitryon accepte de se rendre, à la condition qu'il soit tué en premier et Mégare en second : ils ne supporteraient pas d'assister à la mort des enfants. Mégare demande en outre à Lycos une deuxième faveur : celle de revêtir ses fils de la parure des morts.

La mort prochaine de ses enfants tire à Mégare une tirade pathétique :

« Eh bien, où est le prêtre, le sacrificateur, le meurtrier qui doit frapper de mort mon âme ?

Voilà les victimes ! elles sont prêtes ! qu'on les conduise chez Hadès ! Triste cortège, mes enfants ! la vieillesse avec le jeune âge, la mère avec ses enfants. Destin malheureux d'une mère, de ses enfants qu'elle ne reverra plus ! Je ne vous ai donc donné le jour que pour devenir la risée, le jouet d'ennemis cruels, acharnés à votre perte.

» Ah ! combien elles m'ont abusée les espérances dont m'entretenait votre père ! À toi ce père qui n'est plus destinait Argos ; tu devais habiter le palais d'Eurysthée, régner sur les fertiles campagnes de la terre des Pélasges ; déjà il parait en idée ta tête de la peau de lion dont lui-même armait la sienne. Et toi, tu devais être le roi de Thèbes, de la ville amie des chars ; tu avais obtenu de celui qui t'a fait naître, l'héritage de ta mère ; à ta main était réservée, présent trompeur ! la massue qui dompta tant de monstres. Toi enfin, c'était Œchalie avec l'arc qui la soumit, qu'il devait te donner. Ainsi tous trois vous élevait sur autant de trônes le noble orgueil d'un père. Et moi, je vous cherchais dans les plus illustres familles, à Athènes, à Sparte, à Thèbes, les plus dignes épouses, afin qu'assurée contre les orages, votre vie eût un cours prospère. Tout cela n'était qu'un songe, maintenant évanoui. La fortune a changé : pour épouses elle vous donne les Parques, et à moi, malheureuse, des larmes en place du bain nuptial. C'est chez Hadès, dont vous serez les gendres, que votre aïeul doit célébrer la triste fête de votre hymen.

» Oh ! qui de vous serrer d'abord contre mon sein ? par qui finir ? quelles lèvres chercheront d'abord les miennes ? oh ! que, volant sur toutes, comme l'abeille à l'aile dorée, j'y recueille, dans ces embrassements, un trésor de douleur et de larmes !

» Ô cher époux, si une voix de la terre peut se faire entendre jusqu'au séjour des morts, Héraclès, je t'invoque. Ton père meurt avec tes fils ; je vais périr, moi que les mortels proclamaient heureuse à cause de toi. Secours-nous, viens, parais, ne fusses-tu qu'une ombre. C'est assez de ta présence pour nous sauver. Que sont-ils près de toi, ceux qui veulent tuer tes fils ? »

Lycos accepte et se retire.

Héraclès paraît soudainement, au grand étonnement des suppliciés qui le croyaient mort. Mais la surprise d'Héraclès n'est pas moins grande à la vue de ses enfants revêtus des ornements funèbres. Quand il apprend la vérité, il accompagne Mégare et les enfants dans le palais puis, avec l'aide d'Amphitryon, il tue Lycos.

Tout semble s'annoncer sous les meilleures auspices lorsqu'un dialogue entre Iris, la messagère d'Héra, et Lyssa, la Fureur, nous apprend que le héros de Tirynthe, frappé de folie par Héra, tuera sa femme et ses propres enfants, croyant tuer ceux d'Eurysthée. Pallas, d'une pierre jetée en pleine figure, met un terme au délire meurtrier du héros qui tombe alors dans un profond sommeil. Amphitryon en profite pour l'attacher à une colonne, car qui sait quels crimes nouveaux il pourra commettre à son réveil ?

« Devant la flamme allumée sur l'autel de Zeus étaient déjà les victimes. On allait purifier la maison, hors de laquelle Héraclès avait fait jeter le corps du tyran égorgé. En cercle se tenaient rangé le chœur gracieux de ses fils et son père et Mégare ; la corbeille sacrée circulait ; nous retenions nos voix. Au moment où le fils d'Alcmène allait de sa main droite prendre un tison sur l'autel pour le plonger dans l'eau lustrale, il s'arrêta en silence et, comme il hésitait, ses fils le regardèrent avec étonnement. Il ne semblait plus le même ; on avait peine à le reconnaître ; ses yeux étaient renversés, ses prunelles sanglantes s'élançaient hors de leurs orbites ; l'écume dégouttait sur sa barbe touffue. Tout à coup il s'écria, avec un rire d'insensé : “Mon père, pourquoi songer à des purifications, avant d'avoir tué Eurysthée ? Pourquoi, pouvant tout faire en une fois, m'imposer double peine ? Quand j'aurai apporté ici la tête d'Eurysthée, alors il sera temps de laver aussi ce premier meurtre. Allons, faites écouler cette eau ; jetez cette corbeille ; qu'on me donne mon arc, la massue dont s'arme ma main ! je m'en vais à Mycènes. Il faut emporter des leviers, des instruments de fer, des machines pour renverser les murs construits, avec la règle et le ciseau, par les Cyclopes.” Et il semblait faire ses apprêts de départ, se figurant monter sur un char et prendre en main le fouet pour frapper les chevaux.

» Ses serviteurs incertains étaient tentés de rire et en même temps s'effrayaient ; se regardant entre eux, ils se disaient : “Assurément notre maître veut s'amuser de nous, ou bien il a perdu la raison.” Cependant il parcourt en tout sens sa demeure. Arrivé à la salle où se font les repas des hommes, il croit voir la ville de Nisus, il croit y entrer, s'y étendre à terre, y prendre de la nourriture ; puis, repartant, après un moment de relâche, approcher des bois de l'Isthme. Là, se dépouillant de ses vêtements, il lutte contre je ne sais quel adversaire et se proclame vainqueur. Ensuite, il se dit à Mycènes et fait entendre de terribles menaces contre Eurysthée. Son père alors, touchant sa main puissante, lui adresse ces paroles : “Mon fils, qu'as-tu donc ? Quel est cet étrange voyage ? Le sang que tu viens de versera-t-il troublé ton esprit ?” Héraclès croit que c'est le père d'Eurysthée, qui, tremblant pour un fils, touche sa main, en suppliant ; il le repousse et s'arme de son arc et de ses flèches contre ses propres enfants, qu'il croit ceux d'Eurysthée. Ceux-ci fuient, pleins de frayeur et cherchent un asile, l'un sous le voile de sa mère, l'autre derrière une colonne, le troisième, comme un oiseau timide, près de l'autel. La mère s'écrie : “Malheureux père ! que fais-tu ? veux-tu donc tuer tes enfants ?” Ainsi crient le vieillard et, aussi, les serviteurs. Lui, il poursuit un des enfants autour de la colonne, le rejoint, le précède et, lui faisant face, d'un trait lui perce le foie. L'entant tombe à la renverse et, en expirant, arrose le marbre de son sang. Héraclès cependant pousse un cri d'allégresse : Déjà, dit-il, un des rejetons d'Eurysthée, tombé sous ses coups, a payé pour leur odieux père, et il apprête son arc, le tournant contre celui des enfants qui, tapi contre l'autel, se croyait à l'abri. Le malheureux, d'un élan rapide, se précipite aux genoux de son père, élevant des mains suppliantes : “Mon père chéri, s'écrie-t-il, ne me tue pas ; je suis à toi ; je suis ton fils ; ce n'est pas le fils d'Eurysthée que tu vas percer.” Héraclès attachait sur lui le regard farouche d'une Gorgone et, comme l'enfant se tenait en deçà de l'arc, du bois de l'arme terrible qu'il élève en l'air et fait retomber, ainsi qu'un forgeron le marteau, il brise sa tête blonde. Non content de ces deux victimes, il court à une troisième ; mais la malheureuse mère le prévient, emportant son enfant, dans l'intérieur de la maison, où elle s'enferme. Il s'imagine alors qu'il assiège, qu'il abat les murs des Cyclopes ; à l'aide d'un levier il enfonce les portes et d'une même flèche fait tomber sa femme avec son fils. Il se hâtait déjà pour aller immoler aussi son vieux père, quand parut, on put la voir, sa lance à la main, et sur sa tête son casque orné d'aigrettes, la déesse Pallas. Une pierre qu'elle lança contre la poitrine d'Héraclès l'arrêta au moment où il allait commettre un horrible meurtre. Plongé dans un profond sommeil, il tomba sur le sol, heurtant le fût d'une colonne qui s'était rompue et renversée sur sa base, lorsqu'il ébranlait les murs de la maison. Délivrés du soin de le fuir, nous avons alors aidé le vieillard à le lier au tronçon de la colonne, afin qu'il ne puisse, lorsqu'il se réveillera, se livrer à de nouvelles fureurs. Il dort en ce moment, le malheureux, d'un bien triste sommeil, souillé du sang de ses enfants et de sa femme. Je ne crois pas, pour moi, qu'il y ait au monde un mortel plus malheureux. »

Héraclès revient à lui doucement. Il s'étonne de ses chaînes. Son père, avec tact, lui dévoile la vérité. Héraclès est effondré, il ne songe plus qu'à se tuer.

Intervient alors Thésée : il tâche de lui faire comprendre que tout malheur, si grand soit-il, doit être regardé en face, sous peine de lâcheté. Thésée finit par redonner du courage à Héraclès. Délivré, celui-ci fait ses adieux à sa femme et ses enfants morts, salue son vieux père puis accompagne Thésée en Attique.