piano
Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de la musique ».
Instrument de musique à cordes frappées et à clavier.
Un cas unique dans l'histoire des instruments de musique
En effet, sa naissance entre les mains de Bartolomeo Cristofori, facteur des clavecins du grand-duc Côme III de Médicis, à Florence en 1698, ne correspond en rien au goût musical de l'époque. Le public italien de ce temps est attiré par l'opéra et par une musique instrumentale fondée sur la basse continue où le clavecin est roi. Cet instrument brille encore dans les grandes œuvres solistes de Domenico Scarlatti, Bernardo Pasquini, François Couperin ou Jean-Philippe Rameau et bien d'autres. Le piano ne répond pas non plus au désir particulier d'un compositeur ou d'un interprète avide de sonorités nouvelles. Son apparition est seulement liée au génie d'un homme capable de l'avoir porté dès sa création à un point de perfection, car le piano de Cristofori est irréprochable en son genre. Après le prototype de 1698, le luthier construit d'autres exemplaires jusqu'en 1720, mais le manque d'acheteurs le contraint à retourner rapidement au clavecin pour éviter la ruine. Le succès du piano auprès du public devra attendre environ cinquante ans, jusqu'en 1770.
Le principe fondamental en est la percussion des cordes au moyen de petits marteaux, par l'intermédiaire d'une mécanique appropriée et d'un clavier. L'organologue trouve donc ses racines dans le tympanon médiéval fait à l'image du santur oriental, et dans le clavicorde connu en Europe du xive au xviiie siècle, car les cordes de ces instruments sont également frappées.
Les développements au xviiie siècle
L'invention de Cristofori, qui consiste donc à placer sous les cordes non pas un sautereau de clavecin, mais un petit marteau poussé par un pilote fixé à l'extrémité de la touche du clavier, s'intitule « Gravicembalo col pian'e forte » (clavecin à clavier pouvant jouer doux et fort), et marque ainsi l'innovation par rapport au clavecin : selon le toucher, le musicien peut passer de la nuance piano à la nuance forte, d'où le terme diminutif « piano-forte ».
Par la suite, oublié à Florence, le système mécanique en est décrit en 1709 par le marquis Scipione di Maffei dans son Giornale dei letterati d'Italia publié en 1711, et cette publication vient entre les mains d'un organier allemand de Freiberg, Henry Silberman. À partir de là, le piano-forte réalise un véritable « tour d'Europe » avant de s'imposer au public musical, particulièrement en France. Plus que celle de tout autre instrument de musique, l'histoire du piano nécessite pour une bonne compréhension un regard attentif sur l'aspect sociologique inhérent à son implantation dans la société européenne entre 1750 et 1850, alors en pleine mutation.
Henry Silberman, d'esprit assez commerçant, entreprend de fabriquer l'instrument en série vers 1750, tout en simplifiant la mécanique de Cristofori par souci d'économie. Il présente à Jean-Sébastien Bach âgé ses pianos « en forme de clavecin », mais on ignore précisément l'avis du grand musicien sur la nouveauté. D'ailleurs, l'idée d'« améliorer » le clavecin est généralement sous-jacente, car d'autres facteurs y songent, et en revendiquent la paternité : Jean Marius présente plusieurs projets en 1716 à l'Académie des sciences de Paris, et Johann Schrœter demande des subsides en 1721 à l'Électeur de Saxe, afin de réaliser un instrument dans le même esprit. L'originalité de Henry Silberman consiste à poursuivre opiniâtrement sa petite production, et surtout à former bon nombre d'ouvriers qui essaiment en Europe vers les années 1750-1770.
Parmi ceux-ci, Frederici, installé à Géra, impose vers 1758 l'idée de placer la mécanique-piano-forte dans une caisse de virginal, de forme rectangulaire : la construction en est moins délicate et le gain de place est judicieux. Ainsi le piano-forte dit « carré » peut-il intéresser une nouvelle clientèle bourgeoise aux intérieurs moins spacieux que ceux de l'aristocratie, et son prix de revient est beaucoup moins élevé.
Signalons au passage que le piano carré n'est pas la seule forme de caisse de piano-forte inaugurée alors. En effet, le public amateur désire inclure l'esthétique de l'instrument au style de mobilier en vigueur : ainsi verra-t-on, particulièrement en Europe du Nord (Suisse, Belgique, Allemagne et pays scandinaves), jusqu'à la fin du xixe siècle, des pianos aux contours plus qu'évocateurs : piano-armoire, piano-table, piano-secrétaire, piano-pyramide, piano-lyre, piano-girafe, etc.
Andreas Stein, autre ouvrier de Silberman, se fixe à Augsbourg où il invente une mécanique différente dite « viennoise », que nous retrouverons un peu plus tard avec Mozart. Zumpe, également disciple de Silberman, part vers 1760 pour Londres, où il assure au piano carré un succès considérable, et en propage un grand nombre. Son collaborateur Tschudi s'associera plus tard au célèbre facteur et inventeur anglais John Broadwood. Ainsi s'établissent les premières filiations de maître à disciples spécialisés dans la facture du piano-forte, transmettant les principes d'un art en pleine évolution.
Ce tour d'Europe du piano-forte au xviiie siècle s'achève donc par la France, toujours attachée au clavecin. Nicolas Sejan, Johann Schobert, Jean-François Tapray, Étienne-Nicolas Méhul ou Adrien Boieldieu composent toutefois pour le piano-forte sonates, concertos, duos avec le clavecin, ou encore une grande quantité d'accompagnements de romances. C'est sous la « forme clavecin » que le piano-forte fait sa première apparition publique à Paris en 1768 au Concert spirituel. Vers 1790, la majorité des piano-forte vendus en France est importée d'Angleterre ou d'Allemagne, et la quasi-totalité des facteurs de pianos à Paris (en province il n'y en a pratiquement pas) sont des Allemands.
La Révolution de 1789 a ici valeur de symbole : en détruisant et brûlant les clavecins des aristocrates, les sans-culottes vont consacrer l'engouement pour la « nouveauté », et en conséquence la fondation d'une véritable facture nationale. Cette longue gestation du piano-forte entre 1710 et 1800 explique les incertitudes du répertoire et de la technique de jeu. Personne ne peut affirmer ni infirmer que telle fugue de Jean-Sébastien Bach, telle suite de Jean-Philippe Rameau, ou surtout telle sonate de Domenico Scarlati soit écrite dans l'ignorance absolue du piano-forte.
Dans un second temps, grâce à la propagation relative de l'instrument, les éditeurs de musique trouvent intérêt à préciser sur la page de titre d'une œuvre : « Pour le clavecin ou le forte-piano », car il gagnent un double public. Cette habitude, persistante jusqu'à la publication de la sonate Au clair de lune de Beethoven en mars 1802, concerne les productions de Carl Philipp Emanuel Bach, Joseph Haydn et Wolfgang Amadeus Mozart entre autres. À la similitude du répertoire se superpose celle des interprètes, passant naturellement d'un instrument à l'autre. Cependant une écriture spécifique apparaît peu à peu au piano-forte : indication des nuances, vélocité habituelle des traits à la main droite, voire à la main gauche, octaves, sauts du registre aigu au grave, trémolo préromantique.
Le mécanisme du piano-forte
Lors de son passage à Augsbourg en 1777, W. A. Mozart, âgé de vingt et un ans, s'enthousiasme pour les piano-forte du facteur Andreas Stein, au point qu'il décide d'abandonner le clavecin ; cette date peut être représentative, dans la mesure où il s'agit du plus grand musicien de l'époque. Andreas Stein est un des meilleurs facteurs de piano-forte viennois, et nous pourrions observer l'un de ses instruments.
Les dimensions restreintes de ce piano-forte nous surprendraient si nous le placions à côté de l'un de nos pianos modernes. Les pianos viennois sont en général aisément reconnaissables, par la forme de leur caisse, dont l'éclisse ne décrit pas une arête vive comme celle du clavecin, mais marque la belle sinuosité d'une courbe suivie d'une contrecourbe. Cet instrument n'a pas de pédales : il possède parfois deux genouillères placées sous le clavier, l'une soulevant les étouffoirs pour permettre aux cordes de vibrer, l'autre intercalant un feutre entre cordes et marteaux pour adoucir la sonorité. Le clavier ne comprend que cinq octaves, de fa1 à fa5. Le corps sonore est formé d'une charpente entièrement en bois appelée barrage, qui supporte seule la tension des cordes. Sur le barrage est posée la table d'harmonie, en épicéa (variété de sapin), qui amplifie les sons de l'instrument. Cette table épaisse de quatre millimètres environ (c'est-à-dire deux fois moins que l'épaisseur de nos tables d'harmonie modernes) est souvent laissée à nu, n'étant pas ornée comme celle des clavecins, et le vernissage n'intervenant qu'au début du xixe siècle.
La sonorité de ce piano-forte est délicate, claire, voire transparente, et ses basses ont une légèreté qui explique les accords « compacts » écrits pour la main gauche dans le grave jusqu'à Beethoven, accords si lourds lorsqu'ils sont joués sur les pianos modernes.
Les cordes sont tendues entre les deux extrémités formées par le sommier d'accroche et le sommier de chevilles. Le sommier d'accroche est une pièce de bois dur, qui épouse la forme de la caisse depuis la pointe du piano-forte jusqu'à l'avant, en suivant l'éclisse. Dans ce sommier d'accroche sont enfoncées des pointes autour desquelles on passe les boucles pratiquées à l'extrémité des cordes. Sur le devant de la caisse, au fond du clavier et au-dessus de la table d'harmonie, est fixé le sommier de chevilles, dans lequel les chevilles en acier sont enfoncées et plus ou moins vissées, ce qui permet l'accordage. Le plan des cordes est surélevé au-dessus de la table d'harmonie : par un sillet côté chevilles, qui sert à les répartir avec précision sur le lieu de leur percussion, et par un chevalet côté accroche, vissé et collé sur la table d'harmonie, à laquelle il transmet les vibrations des cordes. Celles-ci, au nombre de deux par note, sont choisies en différents matériaux : acier mou pour l'aigu et le médium, laiton pour le bas médium, et cuivre ou cuivre filé sur acier pour le grave.
La mécanique viennoise, ou « Prellmechanik », est placée sous le plan des cordes, et attaque celles-ci par en dessous ; quelques essais ont été faits pour réaliser une mécanique attaquant les cordes par au-dessus, afin d'en renforcer la puissance (pour Beethoven notamment), mais ils ont été abandonnés. Le marteau possède un manche assez court, à petit angle de rotation, et la chasse (distance du repos à la corde) n'est pas grande : l'élan ou force de percussion du marteau est faible. La tête du marteau, petite, recouverte de cuir (pas encore de feutre), est légère : un demi à un gramme (le quadruple sur un piano moderne). La pièce principale de la mécanique, dite « pilote », fixée à l'extrémité de la touche du clavier, envoie le marteau contre la corde.
L'inconvénient des mécaniques primitives est de « tambouriner » si le pianiste joue trop fort (répétition de la même note, par rebond du marteau), ou de ne pas atteindre la corde si le pianiste cherche à jouer pianissimo. En outre, il arrive à certains pianos de céder sous la tension des cordes, et de se détruire. Mais on peut tout de même admirer l'équilibre de construction de ces piano-forte construits avec grand soin : leur structure entièrement en bois, sans l'apport d'aucun métal, résistait à une tension de cent vingt cordes, et la simplicité de leur mécanisme leur conférait une grande légèreté. D'où un piano-forte à sonorité sans grande ampleur, mais assez pure, permettant les traits les plus rapides et transparents de la vélocité.
Une époque charnière : 1790-1830
L'orée du xixe siècle, et les années 1790-1830 en particulier, voient un bond extraordinaire dans l'évolution de la facture de l'instrument, au point qu'il y a peu de rapports entre le gracile piano-forte que nous venons de décrire et le robuste instrument des romantiques, assez proche de notre piano. Deux raisons s'imposent à cette constatation : d'une part les interprètes désirent un champ de nuances beaucoup plus large pour exprimer tant le déferlement de leurs passions que l'intimité d'une douce confidence ; d'autre part, le concert n'est plus réservé à quelques invités des salons aristocratiques, mais l'ouverture de grandes salles de concert à un vaste public bourgeois exige des pianos plus sonores. Tous les efforts des facteurs se concentrent maintenant sur la construction de pianos robustes et puissants.
Au milieu d'innombrables petits inventeurs à la recherche d'un brevet, et excités par la formidable émulation des médailles et des prix attribués lors des expositions industrielles, John Broadwood et Sébastien Érard sont les deux grands artisans de la naissance du piano moderne. À partir d'une percussion plus nerveuse, opérée par un marteau plus lourd sur une corde de diamètre plus fort (on place alors jusqu'à quatre cordes pour une même note), il faut épaissir la table d'harmonie et renforcer toute la caisse de l'instrument, sa charpente en bois recevant l'aide de l'acier pour équilibrer les tensions. Peu à peu l'expression « piano-forte » disparaît du langage courant, pour céder la place à celle, plus rapide et commode, de « piano ». Quelques pianistes romantiques, dont Johann Nepomuk Hummel se fait le porte-parole, vantent le léger piano-forte viennois, et critiquent le nouveau piano jugé trop lourd de toucher.
Les virtuoses Daniel Steibelt, Jan Ladislas Dussek, Ignaz Moscheles, John Field, Jean-Baptiste Cramer doivent modifier considérablement leur technique de jeu, apprise auprès de professeurs formés au clavecin : l'articulation des doigts et de l'avant-bras ne suffit plus à faire parler le piano selon ses nouvelles possibilités : il faut utiliser le poids du bras entier depuis l'épaule. Cet élargissement permet d'ouvrir un horizon infini de combinaisons techniques : accords répétés, doubles trilles, gammes en tierces chromatiques, glissandos, octaves staccato ne sont qu'une faible partie des éléments pianistiques apparus chez Beethoven, et amplifiés par Chopin, Liszt et leurs émules… ou adversaires.
Sébastien Érard est à l'origine du succès du piano en France : il fonde son atelier à Paris en 1780, soit à l'époque où presque tous les pianos sont importés de l'étranger, et réalise une magnifique percée commerciale en fabriquant à partir du Consulat une moyenne de deux cents pianos par an, chiffre comparable aux plus grandes firmes du temps (Broadwood à Londres, Streicher à Vienne). Ses pianos carrés bénéficient des améliorations apportées à la facture de ses grands pianos « en forme de clavecin », présentés dès 1794. Sébastien Érard étudie la mécanique anglaise à échappement de John Broadwood : dans celle-ci, le pilote n'est plus fixé à la touche du clavier, mais il est mobile, et s'échappe après avoir imprimé un élan au marteau, rendu de ce fait plus libre, précis et nerveux.
À partir de cette mécanique, Érard conçoit la sienne, puis dépose plusieurs brevets, jusqu'à l'invention en 1823 du système dit « à double échappement ». Ici, le but est de rendre la mécanique très rapide pour les traits, les trilles et surtout les notes répétées : un premier échappement lance le marteau contre la corde, et tandis que le second échappement le maintient très près de celle-ci, il suffit de relever la touche de deux millimètres pour que le premier échappement soit apte à relancer le marteau. Cette prodigieuse mécanique est finalement adoptée par tous les facteurs concurrents, et c'est celle qu'on utilise encore de nos jours.
L'apogée à l'époque romantique
Le nouvel instrument appelle une nouvelle musique pour le clavier, et le double don fait par Sébastien Érard d'un grand piano au Conservatoire de musique de Paris en 1809 et à Beethoven à Vienne en 1803 paraît hautement symbolique. Créé en 1795, le Conservatoire abandonne très vite l'enseignement du clavecin, et, telle une école d'avant-garde, se livre à celui du piano qu'il va propager dans la société grâce à son renom, ses professeurs, ses lauréats, favorisant la création d'un répertoire musical et d'un public mélomane averti : en 1812, la moitié des élèves de l'établissement (en particulier des jeunes filles) sont des élèves de piano !
En offrant à Beethoven l'un des pianos les plus perfectionnés de son temps, Sébastien Érard satisfait un des compositeurs les plus exigeants envers les facteurs de pianos, car Beethoven désire tirer de l'instrument le maximum de possibilités, techniques et surtout expressives. En se consacrant au « genre sérieux » par ses sonates et ses concertos, il donne au piano ses lettres de noblesse ; après lui, et suivant son influence, tous les compositeurs voulant s'imposer se feront une obligation d'écrire pour le piano. L'Allemagne inaugure l'ère du pianiste-compositeur, virtuose brillant : ainsi Carl Maria von Weber, Felix Mendelssohn, Robert Schumann, plus tard Johannes Brahms, et, dans un autre style, Franz Schubert.
L'habitude étant alors de mêler le chant et divers instruments dans un même concert, l'apparition du récital pour un interprète unique est une nouveauté qui échoit en premier lieu au piano, avec un détail significatif : le pianiste romantique extraverti souhaite s'exprimer et se montrer ; ses mains jusque-là cachées dans le clavier du clavecin ou du piano-forte seront visibles, grâce au clavier à découvert.
L'influence de Frédéric Chopin est profonde sur la technique de jeu du piano, car il en attend une grande variété d'attaques et de touchers, et une souplesse que ses contemporains Frédéric Kalkbrenner, Alkan ou Ferdinand Hiller ne connaissent pas toujours. Le style musical plus que la manière harmonique de Chopin a marqué son siècle : ses pièces d'évocation (Nocturnes, Préludes, Berceuse) et ses danses stylisées (Valses, Mazurkas, Polonaises) suscitent bien des émules.
Franz Liszt occupe dans l'histoire du piano une place prépondérante ; créateur de la très grande virtuosité, il continue la tradition des duels pianistiques en luttant publiquement contre certains de ses contemporains, sa rivalité contre Sigismond Thalberg étant la plus célèbre. Il rassemble un nombre d'élèves considérable, et l'influence de sa pédagogie (en partie codifiée par sa disciple Marie Jaëll) demeure très importante. Franz Liszt donne les premiers récitals de piano, et l'on peut avancer qu'il est l'inventeur du « grand piano », par ses Études transcendantes, ses Rhapsodies, et aussi sa Sonate.
Liszt fait encore du piano le propagateur de la musique dans la société, par un nombre impressionnant de transcriptions, permettant aux amateurs de pratiquer eux-mêmes les œuvres entendues dans les concerts symphoniques. Cet exemple est suivi : de multiples éditeurs font travailler des transcripteurs, le plus souvent dans la version piano « à quatre mains ». Enfin, en abandonnant l'improvisation pianistique vers 1850, Liszt sonne le glas de cette activité sauvegardée de nos jours par les seuls organistes, et confère au texte musical écrit une valeur inconnue jusque-là, mais que les générations suivantes lui reconnaîtront.
Le piano, né sous l'Empire et la Restauration, entre vers 1830 dans l'ère industrielle : jamais un instrument de musique n'aura été fabriqué en telle quantité. Des musiciens (Pleyel, Herz), ou d'anciens ouvriers facteurs (Blanchet, Pape) ne s'y trompent pas, et fondent leur propre atelier, parfois assorti, pour montrer les qualités de leurs pianos, de salons qui deviendront nos grandes salles de concerts parisiennes encore actuelles : Ignaz Pleyel en 1807, Joseph Emmanuel Gaveau en 1847, et, à l'étranger, Friedrich Bechstein à Berlin en 1853, Ignaz Bösendorfer à Vienne en 1828, Heinrich Steinweg à Brunswick en 1835 (qui en 1853 se rebaptise Steinway à New York).
L'industrie du piano veut aussi la division du travail, requise par certaines spécialités : fabricants de mécaniques, de claviers, de barrages ou de cadres en fonte ; cela explique le nombre élevé d'assembleurs et de revendeurs, notamment dans les provinces. À cet épanouissement de la facture correspond l'abandon du vieux piano carré vers 1860-1880, concurrencé par le piano droit dès les années 1830-1850, et des autres formes de piano dont nous avons déjà parlé. Depuis 1880, la facture du piano connaît des progrès de détail, mais aucun changement fondamental ; elle poursuit son évolution vers un instrument plus sonore et plus souple à la fois. Le piano à queue moderne s'est agrandi jusqu'à 2,90 mètres pour les grands modèles de concert ; la caisse renforcée contient en dessous un robuste barrage en bois qui supporte une grande table d'harmonie de huit millimètres d'épaisseur, vernie, elle-même surplombée du plan des cordes, puis du barrage en fonte recouvrant toute la surface de la caisse. À l'extrémité du piano, le sommier d'accroche en bois est remplacé par des pointes directement fondues sur le barrage. À l'avant, le même barrage en fonte est moulé en forme de plaque percée de trous au travers desquels les chevilles tendant les cordes rejoignent au-dessous le sommier en bois.
Le croisement des cordes sur deux plans différents permet un appréciable gain de place, sans modifier les proportions des cordes graves, modification qui leur ôterait leurs belles résonances. Les cordes sont au nombre de trois par note pour l'aigu, deux pour le médium, et une pouvant atteindre huit millimètres de diamètre pour chaque note grave. Le clavier s'étend à sept octaves, de la1 à la6. Dans la mécanique à double échappement, les facteurs cherchent surtout à faciliter le travail des articulations, afin de ne pas la rendre trop fatigante aux doigts du pianiste ; le manche du marteau est allongé, et sa tête recouverte de feutre peut peser jusqu'à cinq grammes. La chasse agrandie permet une percussion plus franche.
Le son des pianos modernes a une durée beaucoup plus longue que celui des anciens piano-forte, dans lesquels il s'éteignait rapidement après la percussion. Cette continuité du son est le résultat d'une époque de recherches patientes, et d'améliorations de la facture, afin de permettre l'interprétation de mélodies romantiques, et de transformer le piano d'instrument-percussion en instrument-mélodie. Jusqu'à la Seconde Guerre mondiale, chaque marque tient à cœur de produire des pianos dont la sonorité particulière réponde à l'esthétique du fabricant, et aux désirs de sa clientèle. Depuis lors, nous assistons à une évolution vers un « piano international », unifié par les associations commerciales entre les facteurs, le commerce international, et le souhait des grands virtuoses voyageant dans le monde entier de retrouver des pianos semblables dans les différents pays.
Le piano depuis un siècle
En explorant les zones d'influence liées à la carrière prodigieuse de Franz Liszt, et en rappelant le lien établi par Beethoven entre les carrières de compositeur et de pianiste, nous tenons les clefs de l'histoire pianistique à la fin du xixe siècle et au xxe siècle.
En effet, le piano est inséré à tel point dans la vie musicale que son histoire est celle du style de composition de l'époque considérée. L'école française renaissante après le désastre de 1870 en est un bon exemple. Camille Saint-Saëns, Georges Bizet, César Franck, Ernest Chausson, Emmanuel Chabrier composent pour un piano oscillant entre la virtuosité de Franz Liszt, l'évocation de Frédéric Chopin, la simple description d'agrément, ou plus rarement la méditation de type beethovénien. Ces termes indiquent bien que le piano est devenu un moyen du discours musical, tant est parfaite son adéquation à la société bourgeoise qui l'a adopté.
À la génération suivante, nous constatons, sous une présentation différente, la même relation entre l'instrument et l'évolution du style musical : Gabriel Fauré, Paul Dukas, Maurice Ravel, Gabriel Pierné, Albert Roussel, Erik Satie, Florent Schmitt sont pianistes parce qu'ils sont compositeurs. Claude Debussy lui-même apporte un renouveau considérable en tant que pianiste, et plus encore en tant que compositeur, car il enrichit le langage du piano, comme il enrichit celui de l'orchestre : la virtuosité de Feux d'artifice évoque Liszt, comme l'infinie délicatesse de toucher des Pas sur la neige rappelle Chopin.
Si, à la génération romantique, les pianistes virtuoses jouaient eux-mêmes leurs œuvres, l'époque que nous venons de retracer assiste à une scission entre compositeur et interprète, et à l'apparition des premiers virtuoses, chevaliers servants des productions d'autrui, eux-mêmes n'étant pas (ou très peu) créateurs : ainsi Anton Rubinstein, Ricardo Viñes et beaucoup d'autres.
L'extraordinaire fortune du piano consiste à avoir happé dans son sillage l'expression des écoles nationales : il a attiré les Espagnols Isaac Albéniz, Enrique Granados, José Turina et Manuel de Falla, comme le Hongrois Béla Bartók, les Italiens Ferruccio Busoni, Ottorino Respighi, Alfredo Casella, comme le Norvégien Edvard Grieg, ou le Polonais Karol Szymanowski, les Tchèques Leoš Janáček, Bohuslav Martinů, comme les Américains George Gershwin, Aaron Copland et Charles Ives. L'école russe est particulièrement brillante : si les auteurs du renouveau, comme Piotr Ilitch Tchaïkovski, Alexandre Glazounov ou Alexandre Balakirev s'intéressent peu au piano, leurs successeurs Serge Rachmaninov, Alexandre Scriabine, Serge Prokofiev, Dimitri Chostakovitch exigent une grande virtuosité, dans l'expression d'un répertoire alliant un fond de romantisme à d'originales recherches d'écriture.
Le piano est partout. Le moindre théâtre, la moindre salle de concert se doivent d'en posséder, il est l'auxiliaire pédagogique des écoles de musique : pour l'accompagnement de tous les instruments, de la danse, pour le solfège, l'harmonie, le contrepoint, voire la composition ; le jazz lui réserve une place toujours importante, et on le retrouve même au Théâtre national de Pékin. En 1975, on a vendu 15 000 pianos en France, tandis que les facteurs en fabriquaient environ 700 000 de par le monde ; une marque japonaise se targue même de fabriquer un piano toutes les deux minutes.
Le piano a-t-il un avenir ?
Le milieu du xxe siècle lui a fait perdre la fonction, jusque-là répandue, de prolonger le concert en interprétant soi-même des transcriptions ou des réductions d'œuvres pour orchestre symphonique. Le piano s'est d'abord adapté au désir de reproduction automatique du son, dans ses modèles de « piano mécanique », « auto-piano », ou plus tard « piano pneumatique », modèles de plus en plus destinés à une musique de divertissement. Mais l'enregistrement discographique ou magnétique, moins exigeant et plus fidèle, lui retire cette activité.
Il n'est pas sûr, non plus, que le piano maintienne sa position privilégiée dans l'arsenal pédagogique : les moyens télématiques et les nouvelles méthodes apporteront bientôt des résultats au moins semblables.
Quant à la fortune des récitals pianistiques, il est à remarquer que les derniers grands virtuoses au sens romantique du mot sont morts ou âgés, et que leurs jeunes successeurs ne conçoivent plus leur carrière de la même façon, ne serait-ce que par la disparition d'un répertoire pianistique contemporain, analogue à celui qui a été créé jusque-là. Les œuvres récentes de Henri Dutilleux, Olivier Messiaen, Pierre Boulez ou John Cage font rarement partie des récitals traditionnels, composés le plus souvent des noms de Bach, Mozart, Beethoven, des romantiques et des compositeurs du début du xxe siècle, comme Debussy, Ravel, et parfois Bartók ou Prokofiev. Nos créateurs contemporains sont défendus par de courageux interprètes, qui leur vouent des récitals « spécialisés », attirant en conséquence un public plus restreint.
Le piano survit parce que le grand public s'intéresse surtout à la musique du passé, mais lorsqu'un jeune public s'éveillera à la musique de son temps avec des moyens nouveaux, le piano aura vécu, ou il devra subir, à l'image d'autres instruments de musique, une profonde métamorphose actuellement imprévisible.