Johannes Brahms
Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de la musique ».
Compositeur allemand (Hambourg 1833 – Vienne 1897).
L'histoire de Johannes Brahms, c'est d'abord celle de son père. Johann Jakob Brahms, né en Basse-Saxe en 1806, reçut sa formation de contrebassiste (et, accessoirement, de flûtiste et de violoniste) dans une Stadtpfeiferei (orchestre municipal), institution typiquement allemande dont l'origine remontait au Moyen Âge : les membres de cette confrérie jouaient surtout des instruments à vent et se tenaient à la disposition de quiconque avait besoin de musiciens pour un bal, une cérémonie ou une fête publique ou privée. Dès qu'il eut son diplôme en poche, le jeune homme prit la route comme le voulait la tradition. La première étape de ce voyage à travers l'Allemagne fut aussi la dernière. Ayant facilement trouvé à s'employer à Hambourg, il s'y fixa pour toujours. En 1830, âgé de 24 ans, il épousa sa logeuse, Christiana Nissen, qui avait 41 ans et n'était guère plus riche que lui, mais joignait à une certaine culture toutes les vertus domestiques. De cette union naquirent trois enfants, dont Johannes en 1833.
Un enfant prodige
La gêne financière qui pesa longtemps sur la famille (Johann Jakob avait depuis longtemps élevé ses enfants quand il trouva enfin une situation stable de contrebassiste à l'orchestre philharmonique) explique en grande partie les débuts de Johannes. Si précocement doué qu'il imagina un système de notation musicale avant de savoir qu'il en existait déjà un, l'enfant n'avait qu'un défaut aux yeux de son père : sa passion de la composition et du piano. Malgré ses préventions contre cet « instrument de riche » (d'ailleurs absent du minuscule logis familial) qu'il jugeait peu rentable, Johann Jakob fit donner des leçons au jeune garçon par un maître très estimé, Otto Cossel, lui-même disciple d'Édouard Marxsen, dont la réputation était grande dans toute l'Allemagne du Nord. À 10 ans, Johannes donnait en privé son premier récital, qui lui valut d'être adopté par l'illustre Marxsen en personne. Et celui-ci devait lui enseigner beaucoup plus que l'art de jouer du piano. Compositeur sans génie, mais technicien de premier ordre, il forma son élève dans le culte de Bach, de Mozart et de Beethoven.
Parallèlement à ces études classiques, le jeune Brahms, tenu de contribuer au maigre budget familial, se livra bientôt à des travaux pratiques qui absorbèrent la plus grande partie de son temps. Entre 12 et 20 ans, il enseigna, accompagna des chanteurs ou des spectacles de marionnettes au théâtre municipal, publia sous divers pseudonymes quantité de morceaux de danse et de fantaisies sur des airs à la mode, donna quelques concerts, joua de l'orgue à l'église et, le soir, tint le piano dans des tavernes à matelots. C'est même dans ces lieux malfamés que l'adolescent assouvit une autre de ses passions, celle de la lecture : tout en « tapant » des valses et des polkas, il ne quittait pas des yeux un livre ouvert sur le piano. Puis il rentrait chez lui par le chemin des écoliers et se couchait à trois heures du matin, la tête pleine de musique qu'il notait à son réveil, quitte à la détruire ensuite. Très perfectionniste, il ne devait rien conserver de cette production de jeunesse qui comprend notamment d'innombrables lieder inspirés par ses lectures. Ce goût des livres et des longues promenades à pied n'allait jamais le quitter. Une nuit, s'étant trop éloigné de la ville et ayant pris le parti de dormir à la belle étoile, il contracta une angine. Survenant en pleine mue, cet accident l'affligea pour longtemps d'une « voix de fille » qui, vraisemblablement, ne surprenait guère chez ce garçon fluet, aux longs cheveux blonds. Il en paraissait simplement encore plus jeune qu'il n'était.
Des rencontres décisives
En 1849, Brahms avait fait la connaissance d'un violoniste hongrois, Eduard Reményi, ancien condisciple du déjà illustre Joseph Joachim. Ce spécialiste de la musique tzigane, qui apportait beaucoup de fantaisie à son interprétation des classiques, reparut à Hambourg en 1853 et décida Brahms, son cadet de trois ans, à l'accompagner en tournée. Cette tournée, d'ailleurs fructueuse, aboutit à Hanovre où Joachim exerçait les fonctions de Kapellmeister de la Cour. Joachim, qui ne tenait pas son compatriote en très haute estime, fut, en revanche, conquis par la personnalité et le talent de Brahms ; leur rencontre fut le point de départ d'une amitié et d'une collaboration qui allaient durer toute leur vie. Précédés d'une lettre de recommandation de Joachim pour Liszt, Brahms et Reményi se rendirent ensuite à Weimar. Il ne semble pas que le jeune pianiste ait été séduit par l'ambiance mondaine qui régnait à l'Altenburg, où son glorieux aîné faisait l'objet d'un véritable culte. Plus tard, considéré à son corps défendant comme le chef de file des adversaires de la « musique de l'avenir », Brahms devait rendre justice à Franz Liszt et à Richard Wagner. À cette époque, l'élève de Marxsen était, à l'image de son maître, rebelle à toute innovation ; même Robert Schumann le laissait indifférent.
Aussi quitta-t-il l'Altenburg sans regret, seul, Reményi ayant préféré s'attacher aux pas de Liszt. Muni par Joachim de nombreuses lettres qui lui garantissaient l'hospitalité chaleureuse des musiciens rhénans, il descendit à pied la vallée légendaire, s'attardant à Mayence, Bonn et surtout Mehlem, où un riche banquier mélomane, Deichmann, avait sa résidence d'été. Ce fut à Mehlem qu'il commença à apprécier la musique de Schumann, se préparant ainsi à la fameuse rencontre de Düsseldorf, le 30 septembre 1853. Dès le premier contact, les deux hommes sympathisèrent. Brahms, qui s'était mis au piano, joua sa sonate en ut majeur op. 1. Schumann l'interrompit à la fin du premier mouvement, appela sa femme Clara et pria son jeune confrère de recommencer. Clara Schumann, la première femme au monde et longtemps la seule à avoir fait profession de virtuose du clavier, fut à son tour conquise. Brahms, retenu à dîner, entra d'emblée dans l'intimité de la famille Schumann. Lui qui n'avait prévu qu'une brève halte à Düsseldorf y resta un mois, bientôt rejoint par Joachim. Avant le départ de Brahms, le 3 novembre 1853, Schumann décida en secret d'offrir un cadeau à Joachim, et c'est Brahms qui composa le scherzo de la sonate dite F-A-E (Frei aber einsam, la maxime de Joachim). À Brahms Schumann réserva une autre surprise de taille : un article dithyrambique dans l'influente Neue Zeitschrift für Musik, qu'il avait fondée vingt ans plus tôt à Leipzig. Après dix ans de silence, le maître reprit la plume pour annoncer au monde musical allemand, d'autant plus stupéfait que les héros du jour étaient Liszt et Wagner, sa découverte d'un « nouveau messie de l'art ». C'est aussi grâce à Schumann que Breitkopf et Härtel édita quelques-unes de ses premières compositions.
Le jeune Brahms fut plus intimidé qu'encouragé par la gloire soudaine que lui valut cet article retentissant. Il ne lui échappa pas que les louanges de Schumann, exprimées en des termes qui ne ménageaient pas les susceptibilités du camp adverse, allaient l'exposer à de sévères critiques. De retour à Hanovre, il mit aussi peu d'empressement à publier ses quatre premiers opus qu'à faire le voyage à Leipzig, « cerveau » de l'Allemagne musicale, où Schumann et Joachim le pressaient de se rendre. La cité saxonne lui réserva pourtant un accueil chaleureux ; il y rencontra son premier admirateur français Hector Berlioz et, de nouveau, Liszt, qui lui faisait toujours bonne figure. La fin de cette année triomphale le trouva dans sa ville natale, où il passa les fêtes en famille. Puis, il regagna Hanovre avec l'intention de s'y installer pour quelque temps, mais, le 20 janvier 1854, Robert et Clara Schumann y arrivèrent à leur tour pour entendre l'oratorio de Schumann, le Paradis et la Péri, en présence du roi George V. Schumann, dont l'équilibre nerveux laissait à désirer depuis plusieurs années, n'avait jamais paru plus heureux de vivre. Mais, dès son retour à Düsseldorf, il allait se jeter dans le Rhin. Brahms vola à son secours : Schumann se trouvait dans une clinique de Bonn, d'où il ne devait plus sortir. Pendant les deux années de son agonie, Brahms ne quitta guère Düsseldorf, consacrant la plus grande partie de son temps à la famille nombreuse de son ami : six enfants, puis, le 11 juin 1854, un petit Félix dont il fut le parrain.
Cette situation avait naturellement favorisé entre Johannes et Clara une amitié propice à l'épanouissement d'un amour réciproque, qui ressemblait fort à l'idylle de Werther et Charlotte, au point que Brahms songea au suicide. Sans doute se faisait-il une trop haute idée de ses devoirs envers l'absent, et de l'amour en général, pour succomber jamais à la tentation. Notons aussi que la fréquentation des dames de petite vertu aidait Brahms à garder son équilibre. Par la suite, il devait lui arriver plus d'une fois d'aimer et d'être aimé, d'être tenté par le mariage et cette vie de famille qui avait pour lui tant d'attraits. Il rompit toujours au dernier moment, sous divers prétextes, non sans déchirement, redoutant en fait de perdre l'indépendance qu'il jugeait indispensable à lui-même et à l'accomplissement de son œuvre. Mais la tendre amitié qui le liait à Clara Schumann, son aînée de quatorze ans, dura toute leur vie ; Brahms l'accompagna dans ses tournées, et l'on ne saurait sous-estimer la part que prit la grande pianiste à la diffusion de sa musique.
De Hambourg à Vienne
Cette douloureuse épreuve n'avait pas empêché Brahms d'approfondir ses connaissances musicales et littéraires, ni de donner des concerts en Allemagne du Nord, seul ou avec Joachim. En 1857, il sollicita et obtint le poste de chef des chœurs à la cour du prince de Lippe, à Detmold, poste qu'il devait occuper jusqu'en 1859, non sans poursuivre son activité de compositeur et de concertiste. En janvier 1859 eut lieu à Hanovre la première audition du concerto no 1 op. 15 en ré mineur pour piano. Ce fut un succès d'estime, que suivit, cinq jours plus tard, un fiasco complet à Leipzig. Une troisième audition à Hambourg, en mars, fut accueillie de manière à le consoler de cet échec, mais il allait délaisser la musique orchestrale au profit du lied et de la musique de chambre pendant les deux années suivantes, après avoir démissionné de ses fonctions de musicien de cour, décidément incompatibles avec son caractère extrêmement timide. Ces deux années, Brahms les passa à Hambourg, dans l'espoir toujours déçu que ses concitoyens lui offriraient un poste officiel. Ou, plus exactement, il fit de Hambourg son port d'attache, d'où il s'éloigna fréquemment pour des séjours plus ou moins longs à Hamm (un village des environs), dans le Harz, à Oldenbourg, à Cologne, etc. En fait, depuis qu'il ne vivait plus chez ses parents, Brahms n'avait jamais passé et ne devait jamais passer six mois au même endroit, pas même à Vienne où il allait bientôt trouver son point de chute définitif.
À la fin de 1862, las d'attendre, Brahms se rendit à Vienne, où il bénéficia d'un accueil qui passa ses espérances, notamment de la part du célèbre critique Hanslick. Il avait 30 ans. En pleine possession de ses moyens pianistiques, il multiplia les concerts et en profita pour imposer ses propres compositions, dont les Variations et fugue sur un thème de G. Fr. Haendel pour piano, que Clara avait créées en 1861. Le 6 février 1864, il eut une cordiale entrevue avec R. Wagner aux environs de Vienne. Un peu plus tard, il rencontrait le « roi de la valse », Johann Strauss, près de Baden-Baden. De 1866 à 1868, ses tournées le conduisirent jusqu'en Hollande, à Presbourg, Budapest, Copenhague et en Suisse, où il devait souvent retourner. De cette période d'intense activité datent le Requiem allemand et la Rhapsodie pour alto, chœur d'hommes et orchestre. En 1870, Brahms fit la connaissance de l'éminent pianiste et chef d'orchestre Hans von Bülow, que Wagner venait de trahir en lui prenant sa femme Cosima, la fille de Liszt. Hans von Bülow allait bientôt se faire l'un des plus actifs propagandistes de son nouvel ami.
1872, un tournant dans la carrière de Brahms
Nommé directeur de la Société des amis de la musique à Vienne, le compositeur décida de louer un véritable appartement, son premier et dernier domicile fixe puisqu'il devait y mourir. Il exerça avec conscience et succès ses fonctions à la tête des grands concerts viennois, et, s'il démissionna en 1875, c'est qu'il estimait avoir encore mieux à faire dans le domaine de la composition. D'ailleurs, l'indépendance matérielle lui était désormais acquise. Les droits d'auteur gonflaient son compte en banque d'autant plus qu'il y touchait à peine, ses cachets de concertiste suffisant à son modeste train de vie de célibataire que le luxe ne tentait pas. Cependant, le rythme de son existence allait être toujours à peu près le même, partagé entre les concerts pendant la saison d'hiver et, l'été, quelque retraite en pleine nature où rien ne venait le distraire de la composition. C'est au bord du lac de Starnberg, en Bavière, qu'il acheva les Variations sur un thème de J. Haydn ; à Rügen, village de pêcheurs sur la mer du Nord, il termina la symphonie no 1 en ut mineur ; à Pörtschach, en Carinthie, il composa la symphonie no 2 en ré majeur, le concerto pour violon, créé, naturellement, par Joachim, la première sonate pour violon et piano et les deux Rhapsodies pour piano. Au fil des années, la part du concertiste se réduisit. Brahms, qui n'avait jamais aimé le métier de virtuose (de l'avis de tous les témoins, y compris Clara Schumann, il jouait beaucoup mieux en petit comité qu'en public), délaissa le piano au profit de la direction d'orchestre. En 1874, le roi Louis II de Bavière lui décerna l'ordre de Maximilien en même temps qu'à Richard Wagner, son aîné de vingt ans. Si l'on songe à ce que représentait Wagner pour le jeune souverain, cette distinction donne la mesure de la réputation que Brahms avait acquise. En 1877, il fut aussi nommé doctor honoris causa de l'université de Cambridge, mais refusa obstinément de franchir le détroit pour revêtir la toge.
Au printemps de 1878, Brahms visita l'Italie, pays qu'il aimait beaucoup, jusqu'en Sicile, escorté de son ami Billroth, un éminent chirurgien suisse qui le connaissait bien. Brahms se rendit souvent au-delà des Alpes. En 1879, c'est l'université de Breslau qui, à son tour, le nommait doctor honoris causa ; il la remercia en lui dédicaçant l'Ouverture académique, composée l'année suivante, ainsi que l'Ouverture tragique, non pas à Pörtschach, mais à Ischl, où il était plus tranquille. Entre-temps, le triomphe de sa symphonie no 2, à Hambourg, lui avait donné la satisfaction d'être enfin apprécié dans sa ville natale. Les années suivantes, jusqu'en 1885, furent dominées par son intense collaboration avec Bülow, qui venait de réorganiser l'orchestre du duc de Saxe-Meiningen et en avait fait l'un des meilleurs d'Allemagne. C'est Bülow qui lança le slogan flatteur des « trois B » (Bach-Beethoven-Brahms) ; il établit ses programmes en conséquence et partagea la baguette avec Brahms dans de brillantes tournées. Les troisième (fa majeur) et quatrième (mi mineur) symphonies, le deuxième concerto pour piano en si bémol majeur (achevé à Florence) datent de cette époque. Puis Bülow, surmené, peut-être agacé par la tranquille assurance de son collaborateur, se fâcha avec lui et donna sa démission. La brouille devait durer jusqu'en 1887.
Le Brahms légendaire
Aux approches de la cinquantaine, Brahms s'était laissé pousser la barbe et apparaissait désormais tel que le représente l'iconographie classique. L'embonpoint aidant, son côté « gros ours " s'en trouvait accentué. La physionomie ouverte était bien celle d'un bon vivant, gros mangeur, franc buveur et grand amateur de cigares et de café, doué d'une santé de fer et d'une résistance peu commune. Sportif à sa manière, il plongeait au petit matin dans les eaux glacées du lac de Starnberg et couvrait à pied des distances invraisemblables. En société, c'était un boute-en-train d'une bonne humeur inaltérable, partout accueilli à bras ouverts, bien que son franc-parler eût parfois la dent dure. Ses tourments intimes, il les gardait pour lui et les exorcisait par la musique, avec la pudeur qui caractérisait toutes ses actions et principalement les bonnes. Antón Dvořák, qui végétait misérablement à Prague, n'a jamais caché ce que sa carrière ultérieure devait à la générosité de Brahms. Mais bien d'autres personnes on ne le sut qu'après sa mort avaient bénéficié d'une pareille munificence.
C'est sous son aspect le plus débraillé que Brahms passa les étés de 1886, 1887 et 1888, en vue du lac de Thoune et de la Jungfrau ; dans ce site qui l'enchantait, il composa le double concerto pour violon, violoncelle et orchestre, les sonates pour violon en la majeur et ré mineur, la sonate no 2 pour violoncelle, son quatrième trio, bon nombre de chœurs et de lieder, et les Onze Chants tziganes. Il y reçut la visite de la jeune cantatrice Hermine Spies, pour qui il éprouva un tendre sentiment et qui contribua à l'inspirer. Mais cette idylle tardive ne devait pas plus aboutir que les autres ; et Brahms n'écrivit plus de lieder avant les Quatre Chants sérieux (1896), son chant du cygne.
Le séjour d'Ischl, son ancienne résidence d'été, où il allait séjourner chaque année à partir de 1889, ne fut pas aussi fécond sur le plan musical : on ne peut y rattacher que les Intermezzi et Caprices op. 116 et 117. Qu'il fût là ou ailleurs, et bien qu'il continuât de manifester une prodigieuse vitalité quand il s'agissait de faire bombance entre amis ou de participer à des excursions périlleuses en Suisse ou en Sicile, quelque chose s'était brisé en lui. Une série de deuils et autres chagrins n'y furent sans doute pas étrangers.
Douleurs et solitude
En 1891, année du merveilleux quintette en si mineur op. 115 et du trio op. 114 pour clarinette et cordes, se produisit une brouille avec Clara Schumann, vieillie, malade et aigrie. L'année suivante, il perdit sa sœur Élise et se fâcha avec son ami Billroth à propos de Massenet, dont il détestait la musique. En 1893, réconcilié avec Clara, il se réfugia en Italie pour se soustraire aux festivités organisées pour son 60e anniversaire. Mais au lieu de le célébrer le 7 mai à Venise, comme il en avait l'intention, il le passa à Messine au chevet d'un de ses compagnons, le poète Widmann, qui s'était brisé la cheville. En 1894 disparaissaient successivement Billroth, Bülow et le musicologue Alfred Spitta, dont la mort l'affecta profondément. Brahms, comme Mozart, avait heureusement rencontré « son » clarinettiste, et c'est ainsi que sa musique de chambre, un des domaines les plus riches et inspirés de son œuvre (sonates ; trios, quatuors, quintettes souvent avec piano ; sextuors à cordes), se trouve enrichie d'un trio en la mineur, du quintette et de deux sonates, qui devaient être pratiquement ses dernières œuvres avant les tragiques et prémonitoires Chants sérieux op. 121. Ce clarinettiste, nommé Richard von Mühlfeld, Brahms l'avait remarqué parmi les musiciens du duc de Saxe-Meiningen.
En mai 1896, Brahms arriva à Bonn après quarante heures de chemin de fer pour enterrer Clara Schumann. Dès le mois suivant, sa magnifique santé l'abandonna. Il perdit l'appétit, maigrit et s'affaiblit jusqu'au 3 avril de l'année 1897, où il succomba à un cancer du foie et rejoignit au cimetière de Vienne ses confrères Mozart, Beethoven et Schubert.
Brahms, « nouveau messie de l'art »
Deux séries de faits ont longtemps empêché une juste appréciation de la grandeur et du caractère « avant-gardiste » de la musique de Brahms : d'une part, les controverses qui, dans la seconde moitié du xixe s., opposèrent les tenants de la « musique de l'avenir » (Wagner et Liszt) à ceux pour qui les grandes formes instrumentales héritées du passé n'étaient pas épuisées, et, qui, plus d'une fois, tentèrent d'enrôler Brahms sous leur bannière ; d'autre part, les liens évidents de Brahms avec le passé, reflétés tant dans ses œuvres que dans l'admiration qu'il porta à des maîtres anciens, en son temps, inconnus ou tenus pour négligeables. Paradoxalement, ce second facteur est le principal fondement de la grandeur de Brahms et de son importance pour la musique du xxe siècle. Schönberg le vit bien, il fut le premier à se réclamer à la fois de Wagner et de Brahms.
À la différence de ses prédécesseurs immédiats, Brahms s'intéressa au passé de façon vitale, un passé qui, pour lui, ne s'arrêtait pas à Bach, mais remontait jusqu'aux polyphonistes de la Renaissance, voire jusqu'aux origines du lied allemand. À son époque, il fut à peu près le seul à vouer un culte à Haydn, et ses séries de variations sur des thèmes de Haendel (pour piano) ou de Bach (finale de la symphonie no 4) furent les premières œuvres importantes depuis la Renaissance à puiser leurs thèmes chez des compositeurs disparus depuis des lustres. Cela n'empêcha pas l'ombre de Beethoven d'avoir sur lui des effets parfois inhibants, qui le poussèrent à détruire de nombreuses partitions d'une qualité probablement comparable à celle d'autres qu'il jugea dignes de survivre, ou à attendre la quarantaine pour se faire connaître comme auteur de quatuors à cordes, puis de symphonies.
Mais, de cette attitude fondamentale, plus intense et plus vivifiante chez lui que chez n'importe quel autre compositeur avant le xxe siècle, de cette attitude qui explique largement (tout en les réduisant à l'état de péchés véniels) les citations ou quasi-citations que contient sa musique, Brahms tira un sens de l'ordre et de l'architecture. Cette rigueur est d'autant moins réactionnaire qu'elle alla de pair avec une liberté et une invention linéaire et rythmique toutes novatrices, même révolutionnaires son écriture harmonique n'est pas exempte d'audaces, mais, contrairement à celle de Wagner, elle apparaît toujours fonctionnelle, génératrice de formes au sens classique. Les superpositions et les oblitérations rythmiques existent chez Brahms, au point de parfois annihiler le sens de la barre de mesure, mais présentent en soi un haut degré d'organisation, où d'aucuns ont vu l'annonce du principe de la modulation métrique cher à Elliott Carter, ou, plus généralement, « la source de la structure polyrythmique de bien des partitions contemporaines » (Schönberg). Tout aussi important est le fait que, par-delà sa complexité rythmique (ou plutôt de pulsation), la densité de sa polyphonie linéaire et la richesse de ses relations motiviques, la musique ne perd jamais le sens de la direction, en particulier à cause du soin que le compositeur prit à conserver à ses lignes de basse agilité et mobilité. Brahms fut un admirable coloriste, en particulier dans la demi-teinte, mais il préféra toujours la substance au brillant extérieur et, après Bach et Haydn, il s'imposa comme le troisième grand artisan (au sens le plus noble du terme) de l'ère classico-romantique en Allemagne. D'où, malgré la splendeur de ses symphonies ou de ses concertos, ses trois domaines d'élection, tous synonymes d'intimité : le piano, la musique de chambre et le lied (il n'aborda ni le poème symphonique ni l'opéra). Le sextuor à cordes la Nuit transfigurée de Schönberg (1899) provient de Brahms autant que de Wagner, et c'est avec pertinence qu'Adorno a fait remarquer que Schönberg ne se serait jamais détourné de la pompe de son temps s'il n'avait puisé dans l'écriture « obligée » des quatuors à cordes de Brahms.
Tout cela étant admis, il faut se garder de qualifier Brahms, ce Nordique attiré par Vienne, par les Tziganes et par l'Italie, de conservateur sur le plan esthétique (par opposition à son langage). Chez lui, esthétique et langage ne font qu'un. Comme nul autre à son époque, il réussit d'une part à mettre en rapport la science musicale la plus élaborée et les origines populaires de son art, d'autre part à « énoncer clairement cela même qui ne se conçoit qu'à peine et qui vit en nous obscurément en des régions où la raison n'a pas de prise… Il est probable que, sans sa science de l'écriture, Brahms se fût perdu, égaré dans sa propre forêt, étouffé par ses propres ombres, [alors que] la mélancolie la plus vague, les désirs les plus ambigus, les mouvements les plus flottants, les plus changeants, les plus indéfinis du cœur, s'expriment dans le langage le plus net, le contrepoint le plus clair qui soient » (Romain Goldron). Si, comme d'autres musiques postérieures (Mahler, Alban Berg), la musique de Brahms évoque globalement un paradis perdu, elle reste la première à avoir fait sienne cette démarche, et la seule à baigner dans la nostalgie avouée de ce paradis, dans le regret avoué d'être née trop tard. Le paradis perdu était encore proche : d'où la possibilité de la démarche de Brahms, qui ne pouvait qu'exclure les « feux et tonnerres » d'un Berlioz et qui explique aussi les côtés lucidement désabusés, amers parfois, de l'homme et du musicien. Brahms ne songea jamais, comme avant lui Schumann ou après lui Mahler, à se lancer à la poursuite d'un idéal inaccessible. Cela éclaire les réserves qu'il suscita, mais aussi sa position unique dans la musique germanique du xixe siècle.