Domenico Scarlatti
Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de la musique ».
Compositeur italien (Naples 1685 – Madrid 1757).
Sixième des dix enfants d'Alessandro Scarlatti, il eut comme marraine la vice-reine de Naples, et, dès 1701, il était organiste et compositeur de la chapelle royale de Naples. En 1702, il effectua avec son père un séjour à la cour de Toscane et, à son retour à Naples, composa coup sur coup trois opéras, Ottavia ristituita al trono (1703), Giustino (1703) et Irene (1704). En 1705, Alessandro l'envoya à Venise avec une lettre de recommandation adressée à Fernando de Médicis : « Ce fils est un aigle dont les ailes ont poussé. Il ne faut pas qu'il reste oisif dans son nid, et il ne m'appartient pas de l'empêcher de prendre son vol. »
À Venise, Domenico prit des leçons auprès de Francesco Gasparini (1668-1727), et il est probable que, grâce à lui, il fut initié à l'art de Frescobaldi. De 1709 à 1719, il vécut à Rome, où il fit la connaissance de Haendel auquel l'opposa une joute légendaire qui se termina par la victoire du Saxon à l'orgue et du Napolitain au clavecin et du musicien anglais Thomas Roseingrave, qui, une vingtaine d'années plus tard, devait faire beaucoup pour la diffusion à Londres de ses premières sonates.
Il fut d'abord (jusqu'en 1714) maître de chapelle de la reine exilée de Pologne, puis (à partir de décembre 1713) à la chapelle Giulia au Vatican. En 1714, après le départ de Rome de la reine de Pologne, il devint également maître de chapelle de l'ambassadeur du Portugal, le marquis de Fontes. De cette époque datent sans doute son Miserere en sol et son magnifique Stabat Mater à dix voix. Il composa aussi durant ces années des cantates de circonstance et de nombreux opéras parmi lesquels Tolomeo (1711), Orlando (1711), Ifigenia in Aulide (1713), Ifigenia in Tauri (1713), Ambleto (1715) et l'intermezzo Dirindina (1715). Sa dernière œuvre en ce genre fut Berenice (1718).
Le grand tournant de la carrière de Domenico Scarlatti intervint en 1719, date à laquelle il s'installa à Lisbonne comme maître de chapelle du roi João V de Portugal. On crut longtemps qu'en 1719 il s'était rendu en Angleterre, mais Ralph Kirkpatrick a réduit à néant cette hypothèse, tout en avançant de plusieurs années l'installation à Lisbonne. Là, Domenico Scarlatti fut chargé de l'éducation musicale du frère du roi, don Antonio, et surtout de sa fille, la princesse Maria Barbara, pour laquelle il écrivit la plupart de ses sonates. Il ne retourna en Italie qu'en 1724 (à Rome), en 1725 (à Naples pour y revoir une dernière fois son père) et en 1728 (il épousa alors à Rome sa première femme, Maria Catalina Gentili). Durant les trente-sept dernières années de son existence, il ne quitta donc plus, exception faite de ces trois voyages, la péninsule Ibérique.
En 1729, la princesse Maria Barbara de Portugal épousa l'infant d'Espagne, futur Ferdinand VI. Domenico la suivit à Madrid, qu'il ne devait plus quitter. Il n'écrivit plus désormais que de la musique pour clavier, à l'exception d'un Salve Regina pour soprano et cordes que l'on suppose être sa dernière œuvre. Fait en 1738 chevalier de l'ordre de Santiago par João V de Portugal, il le remercia avec la dédicace des célèbres Essercizi per gravicembalo, parus à Londres la même année, et qui ne sont autres que les trente premières sonates de la numérotation de Kirkpatrick. Sa femme étant morte en 1739, il se remaria au plus tard en 1742. De ses neuf enfants, quatre survécurent, mais aucun ne devint musicien.
Tant qu'il vécut en Italie, Domenico Scarlatti ne fut qu'un compositeur parmi tous ceux qui œuvraient dans le domaine de l'opéra napolitain, genre alors dominé par son père. De cette époque datent aussi ses dix-sept sinfonie pour ensemble instrumental. Son départ pour le Portugal lui permit de se libérer du monde de l'opéra, de faire ses propres expériences et de découvrir ce pour quoi il était né : la sonate pour clavier (clavecin).
Domenico Scarlatti, exact contemporain de Bach et de Haendel et de deux ans le cadet de Rameau, est effectivement un des plus grands maîtres du clavier de tous les temps. La préface des Essercizi étant un des deux seuls textes de Scarlatti ayant survécu, il vaut la peine de le reproduire ici : « Lecteur, que vous soyez dilettante ou connaisseur, n'attendez pas de ces compositions un profond enseignement, mais plutôt un ingénieux badinage artistique destiné à vous familiariser avec la majesté du clavecin. Je n'ai été poussé à les publier ni par des considérations d'intérêt ni par ambition, mais simplement par l'obéissance. Peut-être vous seront-elles agréables : je répondrai alors d'autant plus facilement à d'autres commandes, pour vous plaire dans un style plus facile et varié. Montrez-vous donc plus humains que critiques, et par là, accroissez votre plaisir. En ce qui concerne la position des mains, sachez que par D est indiquée la droite, et par M la gauche. Adieu. »
Des 555 sonates (moins de dix sont incomplètes ou d'authenticité douteuse) de Scarlatti dénombrées par Kirkpatrick, aucun autographe ne nous est parvenu, et très peu furent publiées du vivant du compositeur. À peu près toutes les éditions d'époque sont anglaises, et toutes sont fondées sur l'unique publication signée par Scarlatti lui-même, les trente Essercizi de 1738. En 1739, Thomas Roseingrave y ajouta douze sonates, parvenant ainsi à un total de quarante-deux. Une nouvelle édition des Essercizi parut à Amsterdam en 1742, plusieurs éditions d'un nombre très limité de sonates virent le jour à Paris entre 1741 et 1746. Au début du xixe siècle, Muzio Clementi, le seul compositeur italien de son temps sur lequel Domenico Scarlatti ait laissé des traces autres qu'épisodiques, publia en Angleterre un recueil intitulé Scarlatti's Chefs d'Œuvre, for the Harpsichord or Piano-Forte. En 1839, Czerny fit paraître deux cents sonates, mais en les adaptant au goût d'une époque qui les considérait surtout comme d'utiles études pour délier les doigts.
En 1906 seulement, on assista à une première tentative d'édition complète : celle d'Alessandro Longo, qui publia un total de 544 sonates groupées par « suites » dans telle ou telle tonalité, mais dans un ordre totalement arbitraire ne tenant aucun compte de la chronologie. L'édition Longo fit longtemps autorité, malgré ses concessions au postromantisme, et sa numérotation reste en vigueur jusqu'à l'apparition de celle de Kirkpatrick. Une édition complète selon la numérotation Kirkpatrick a été réalisée dans les années 70 par Kenneth Gilbert.
Pour établir sa classification chronologique, d'ailleurs parfois sujette à caution, Kirkpatrick eut recours aux sources fondamentales de notre connaissance des sonates de Scarlatti : pour l'essentiel, deux groupes de manuscrits de quinze volumes chacun, copiés parallèlement entre 1742 (voire 1752) et 1757, et ayant appartenu à Maria Barbara. Un groupe (treize volumes numérotés de I à XIII et totalisant 496 sonates plus deux volumes non numérotés) se trouve à la bibliothèque de Saint-Marc à Venise, l'autre (quinze volumes totalisant 463 sonates) à la Bibliothèque palatine à Parme. Les deux volumes de Venise non numérotés à l'origine, et numérotés par Kirkpatrick XIV et XV, furent copiés respectivement dès 1742 et dès 1749 : ils comprennent les sonates les plus anciennes, dont les trente Essercizi de 1738.
À l'autre extrême, les volumes Venise XIII et Parme XV, copiés l'un et l'autre en 1757, contiennent des sonates qu'une autre source, la collection des manuscrits de l'abbé Fortunato Santini (1778-1862), préservée à Münster, présente comme les « Dernières Sonates pour Clavecin de Domenico Scarlatti composées en 1756 et en 1757 l'année de sa mort ». Les cinq volumes de Münster totalisent 349 sonates. Enfin, sept volumes ayant appartenu à Johannes Brahms et totalisant 308 sonates sont conservés à la Société des amis de la musique à Vienne.
L'origine des manuscrits de Venise et de Parme est assez claire. En même temps que Domenico Scarlatti, vécut à la cour de Madrid le célèbre castrat Carlo Broschi, dit Farinelli. Arrivé en Espagne en 1737, Farinelli y resta jusqu'en 1759, date de la mort du roi Ferdinand VI. Il reçut de la reine Maria Barbara non seulement ses plus beaux clavecins, mais ses manuscrits de sonates de Scarlatti, et c'est certainement par l'intermédiaire de Farinelli, qui termina ses jours en Italie, que les deux groupes de quinze volumes chacun aboutirent respectivement à Venise et à Parme.
Quant à l'abbé Santini, « collectionneur authentique au meilleur sens du terme » (Mendelssohn), et dans la maison duquel Cramer et Liszt jouèrent du Scarlatti, ce sont ses manuscrits qui servirent à Czerny pour son édition de 1839.
Voici comment se répartissent, selon les diverses sources, les 555 sonates de Scarlatti selon la numérotation Kirkpatrick :
K.1-30 : Essercizi per gravicembalo (Londres, 1738) ;
K.31-42 : Douze sonates ajoutées aux Essercizi par Thomas Roseingrave dans son édition de 1739 ;
K.43-93 : Venise XIV (1742) ;
K.94 : Manuscrit de Coïmbre ;
K.95-97 : Édition parisienne (avant 1746) ;
K.98-138 : Venise XV (1749) ;
K.139-144 : Manuscrit londonien (après 1746) ;
K.145-146 : Manuscrit de Cambridge ;
K.147 : Münster I ;
K.148-176 : Venise I (1752) ;
K.177-201 : Venise II (1752) ;
K.202-205 : Parme IV (1752) ;
K.206-235 : Venise III (1753) ;
K.236-265 : Venise IV (1753) ;
K.266-295 : Venise V (1753) ;
K.296-325 : Venise VI (1753) ;
K.326-355 : Venise VII (1754) ;
K.356-357 : Parme IX (1754) ;
K.358-387 : Venise VIII (1754) ;
K.388-417 : Venise IX (1754) ;
K.418-451 : Venise X (1754) ;
K.452-453 : Münster II ;
K.454-483 : Venise XI (1756) ;
K.484-513 : Venise XII (1756) ;
K.514-543 : Venise XIII (1757) ;
K.544-555 : Parme XV (1757).
Dans la mesure où cette chronologie est fondée uniquement sur les dates des sources, elle ne correspond pas toujours aux dates ni à l'ordre de composition, et l'on peut supposer, en l'absence du moindre autographe, que telles qu'elles nous sont parvenues certaines sonates ne sont que la version définitive d'ouvrages conçus différemment à une époque antérieure. Kirkpatrick a néanmoins tenté de dégager, pour les divers volumes copiés, des caractéristiques générales : statisme des Essercizi, par opposition au dynamisme des volumes suivants ; impression de maturité à partir de Venise III et IV, avec notamment dans ces volumes d'admirables mouvements lents ; transparence de l'écriture et renonciation aux effets extérieurs dans Venise V-VII ; sommets et synthèses à partir de Venise VIII. En 1967, une classification chronologique fondée sur des critères uniquement stylistiques a été tentée par Giorgio Pestelli : elle aussi reste largement incertaine.
Les sonates de Scarlatti sont toutes en un seul mouvement (ce qui ne veut pas toujours dire un seul tempo), et numérotées individuellement dans toutes les sources, mais les manuscrits de Venise et de Parme les réunissent souvent par groupes de deux (plus rarement de trois), en général dans la même tonalité (mais pas toujours groupées de la même façon dans les divers manuscrits). On peut admettre que Scarlatti en faisait autant lorsqu'il les jouait lui-même. Par leur caractère, les sonates ainsi réunies (chez Kirkpatrick, numéros se succédant) peuvent aussi bien s'opposer que se compléter. La forme est toujours binaire, chacune des deux parties étant en principe répétée, et les fins de chaque partie sont toujours identiques (fin de la première partie à la dominante ou à ce qui en tient lieu, fin de la seconde partie à la tonique).
Mais, différence essentielle avec la forme sonate classique, le début de la sonate n'est pratiquement jamais repris au cours de la seconde partie (quelques exceptions cependant, comme K.159 ou K.256). Le sentiment de « réexposition » est donc fortement atténué, malgré le rôle de « développement modulant » fréquemment assumé par le début de la seconde partie. En fait, dans ce cadre apparemment restreint et uniforme, Scarlatti déploie les trésors d'une imagination inépuisable.
On peut en gros distinguer deux types de sonates : celles de forme « fermée » aux deux parties semblables, et celles (plus dynamiques) de forme « ouverte », aux deux parties dissemblables par la succession des thèmes et des tonalités. Dans toutes ces œuvres, et c'est un aspect de leur étonnant modernisme, la structure harmonique est plus importante que la structure thématique. Scarlatti ne recule devant aucune modulation, oppose brutalement les tonalités les plus éloignées, emprunte de fulgurants raccourcis enharmoniques, et s'aventure même jusqu'à la polytonalité. Il eut de la dissonance une conception dynamique, et ses sonates, bien davantage que n'importe quel ouvrage de Bach, de Haendel ou même de Jean-Philippe Rameau, sont une succession d'événements dramatiques articulés : à ce titre, elles annoncent de très près le classicisme viennois.
Les rythmes sont tout aussi prodigieux et variés, et contribuent grandement à la grâce, à l'élégance ou à la vigueur d'un discours exempt de la moindre lourdeur. D'autant que Domenico se passionna pour la musique populaire, en particulier pour le folklore ibérique, au point qu'on le prendrait presque pour un compositeur espagnol. Il emprunta certaines tournures modales étranges au flamenco andalou, et son écriture évoque souvent la guitare : d'où ces grappes d'accords dissonants que de nombreux éditeurs et copistes crurent devoir corriger, alors qu'en réalité on a là des « fausses notes pour le plaisir » qui rapprochent Scarlatti de compositeurs pour piano du xxe siècle comme Albéniz ou Ravel : plus sans doute qu'aucun maître du clavier, il sut user de l'acciaccatura. Mais on trouve aussi chez lui des dissonances expressives, des chromatismes annonçant Schumann ou Brahms. Dans sa musique, l'imitation du chant des charretiers, des muletiers et d'autres gens du peuple, les sonorités de chasse ou de bals populaires coexistent avec les plus profondes méditations.
Cette musique est aussi suprêmement virtuose, souvent d'une difficulté technique extrême : sauts, croisements de mains, batteries, gammes, arpèges, elle intègre tout ce qu'il y a de plus difficile pour les doigts. Relativement isolé en son temps, Domenico Scarlatti n'eut comme disciples directs que des compositeurs ibériques, avec à leur tête le padre Antonio Soler. Son œuvre est comme un diamant unique, un solitaire : elle en a l'éclat et la perfection.