Yves Bonnefoy
Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire mondial des littératures ».
Poète français (Tours 1923 – Paris 2016).
Poète, critique, théoricien, il a occupé la chaire de poétique au Collège de France (1981-1993). Il est l'auteur d'une poésie très personnelle, reconnaissable à son accent, à son timbre. Il s'intéresse d'abord aux mathématiques, à la philosophie et, jusqu'en 1947, au surréalisme, dont les aspirations au rêve et le souci de la beauté le séduisent. Ses juvenilia en ont les accents.
Gloire et reconnaissance lui viennent avec la publication de Du mouvement et de l'immobilité de Douve (1953), œuvre majeure. Quelqu'un habite ces vers ; une voix est née, grave, solennelle, profonde. Ce monde propre de l'esprit et du réel, sorte de dramaturgie à la fois intime et universelle, opère la synthèse virtuose d'apports divers : le référent de l'opéra, une très classique tradition orphique, et un travail sur le vers indissociable de la modernité baudelairienne. Créature autant que femme ou encore paysage, Douve est, dans le sillage probable de la Nadja de Breton, et en continuité surréaliste, ordonnatrice du réel. Ce théâtre mental est le lieu (la problématique poétique bonnefidienne par excellence) d'une tragédie organisée en actes. Douve incarne – au sens fort, précis du mot – l'idée centrale de la quête de Bonnefoy, la présence. La poésie est affaire de présence. Comment rendre la présence (à soi, à l'autre, au monde de l'espace peut-être encore davantage) est le souci de tels poèmes. Cette présence s'oppose au monde des Idées, au platonisme (Anti-Platon, 1947). Là où le philosophe pense en termes de dualité, de concept, le poète recherche l'unité. La vérité de l'homme de chair et de sang soumis à l'empire de la finitude s'oppose au concept ; l'imperfection, dont Bonnefoy écrit qu'elle est la cime, à la creuse perfection.
Hier régnant désert (1958), Pierre écrite (1965) complètent ce premier versant, modulant les interrogations lancinantes. Dans le premier recueil, sur un ton qui accueille volontiers la mélancolie, Douve cède la place à une très mystérieuse statue d'orante ; dans le second, une luminosité, un « éblouissement » se font jour, redevables au sentiment amoureux et sensuel qui lie le « je » et le « tu », fondus en un « nous », un couple primitif. À la manière des trois coups d'une pièce, les recueils inaugurent la démarche mais aussi traduisent une évolution positive allant du mythe à la réalité, de l'esprit à la chair, de l'ombre à la lumière.
Il faut attendre 1975 et la publication d'un volume lentement élaboré, Dans le leurre du seuil, point d'orgue de cette parole, pour qu'aussi bien l'expérience biographique et la réflexion sur la nécessité même de la pratique poétique s'éclairent. Baudelaire encore : le poète s'accompagne d'un critique et travaille moins en aveugle qu'en homme réfléchissant sur son parcours propre. Que cette réflexion ardue s'accomplisse en termes accessibles qui ne renoncent pas à la transparence, que ceux-ci soient dotés d'une présence quasi charnelle (celle d'un lieu précis en Provence) n'est pas l'une de moindres gageures d'un recueil pointant toutefois la tendance possible vers un esthétisme qui séparerait le moi du monde, de lui-même, et peut-être d'abord de l'autre en deuxième personne. Le réel est parfois pris comme un seuil, qui est un leurre, ce qui nous prive du contact direct, plénier avec le monde, tel que le réalise de manière simple et naturelle l'enfant. Fort de cette quasi-révélation qui lui aura pris des années, le je de ces poèmes, mais aussi le père que le poète est devenu, consentent au réel imparfait, lacunaire, inachevé. La poésie dit enfin oui au monde.
Le mouvement de retour sur l'évolution de la parole se poursuit avec Ce qui fut sans lumière (1987) et Début et fin de la neige (1991), obéissant à un vœu de simplicité que traduit aussi la prose poétique, présente très tôt chez Bonnefoy, et qui sera la modalité de « récits en rêve », du titre d'un recueil de 1987. Prose et rêve ont beaucoup à se dire. Le rêve est une manière d'établir la continuité entre l'homme et le monde, unité qui est le lot de toute poésie authentique, et peut-être plus encore de la peinture. Après Baudelaire et Apollinaire, Bonnefoy lie en effet écriture et picturalité. Là où un langage de survol, toujours suspect de conceptualisation, de « seuil », nous menace d'« excarnation », la peinture, celle des primitifs ou des premiers baroques italiens, celle encore de Zeuxis, rapproche du réel. L'auto-élucidation dans et par la langue s'accompagne d'une importante réflexion critique (l'Improbable, 1959 ; Entretiens sur la poésie, 1990) où la prose, révélant encore sa souplesse, se fait réflexion globale sur l'acte de la création dans son rapport au monde. C'est un même souci qui explique un travail de traducteur, notamment de Shakespeare (Shakespeare et Yeats, 1998), matrice inépuisable dont les exergues ou les intrigues (the Winter's Tale in Dans le leurre du seuil) nourrissent une réflexion sur les enjeux de la présence au monde. Oublier celui-ci est alors, et d'une certaine manière moralement, une sorte d'injustice. Autrui non plus ne saurait être réduit à une simple image et privé de densité existentielle.
Pris dans la globalité de cinquante ans de création, le parcours de Bonnefoy est à l'image de la poésie française : venu du surréalisme, il s'en écarte, préférant à l'image la réalité sensible. Par la poésie, par la prose, par l'essai, par d'autres arts, le poète moderne, souvent obscur à lui-même, tente d'éclairer sa démarche dans le monde.