Henri Michaux

Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire mondial des littératures ».

Peintre et poète français d'origine belge (Namur 1899 – Paris 1984).

Soucieux avant tout de préserver sa solitude et de « ne pas laisser de trace », Michaux a fui toute publicité : jamais il n'accorda de véritable entretien, ses portraits photographiques sont rares et sa voix n'a jamais été enregistrée. Il s'est toujours efforcé d'offrir peu de prise aux biographes mais a tout de même livré Quelques renseignements sur cinquante-neuf années d'existence (1958).

Né le 24 mai 1899 dans une famille bourgeoise ardennaise et wallonne, c'est un enfant solitaire et maladif, qui « boude la vie, les jeux » et s'évade par la lecture. Il interrompt en 1920 des études de médecine commencées un an plus tôt pour embarquer comme simple matelot et voyager un an jusqu'en Amérique du Sud. Au retour, à la lecture de Lautréamont (1922), l'écriture s'impose comme un besoin « longtemps oublié ». Soutenu par Franz Hellens, il publie un premier texte en revue (Cas de folie circulaire) puis deux plaquettes. En 1924, il s'installe à Paris où, encouragé par Supervielle et Paulhan, il publie chez Gallimard Qui je fus (1927), un premier recueil d'inspiration surréaliste.

Parallèlement, il se met à dessiner et à peindre pour se « libér[er] des mots, ces collants partenaires » : les deux registres pictural et verbal deviendront vite inséparables, souvent réunis dans les mêmes livres. Ses dessins à l'encre de Chine, aquarelles, lavis, gouaches, acryliques se déroulent sur la page en trajets idéogrammatiques et autobiographiques qui esquissent des « gestes intérieurs » (Mouvements, 1951), des réseaux de neurones, des têtes sans visages, les silhouettes évanescentes d'êtres filiformes (Meidosems, 1948).

Si, dans Ecuador (1929) et Un barbare en Asie (1933), il rend compte de nouveaux voyages (Équateur, Asie, Espagne et Portugal), Michaux réduit toutefois peu à peu le champ de ses pérégrinations à son aventure intérieure. Durant cette période féconde, il publie ses premiers chefs-d'œuvre : Mes propriétés (1929), La nuit remue (1935), Lointain intérieur (1938), Plume (1938). Le personnage de Plume, double inadapté et comique, étranger au monde et à lui-même, en proie à une angoisse et à une culpabilité ontologiques, peine à maintenir son intégrité morale et physique face aux agressions du dehors, et sa situation se dégrade jusqu'à l'absurde. Dans les récits de voyages imaginaires écrits avant la guerre et réunis dans Ailleurs (1948), le poète s'avère un grand inventeur d'êtres et surtout de manières d'être, se fait l'ethnologue de peuples fantastiques d'une altérité radicale et qui pourtant nous ressemblent.

En 1941, il se voit reconnu par ses pairs lorsqu'André Gide publie Découvrons Henri Michaux. Mais la guerre, l'exode, l'Occupation exacerbent les tensions entre lui et le monde (Épreuves, exorcismes, 1945). La Vie dans les plis (1949) rend compte avec violence d'une catastrophe biographique survenue en 1948 : la mort accidentelle, des suites d'atroces brûlures, de Marie-Louise Termet, qu'il aime depuis 1934 et a épousée en 1943 après son divorce.

Après Face aux verrous (1954), autre recueil majeur, s'ouvre une nouvelle période. À partir de 1956, Michaux expérimente diverses substances hallucinogènes (éther, mescaline...) non pour fuir la réalité, mais pour élargir le champ de sa conscience et en retranscrire des états inexplorés (Misérable Miracle, 1956 ; l'Infini turbulent, 1957 ; Connaissance par les gouffres, 1961). Mais le voyage mental est un moyen dont il découvre aussi les limites : « il existe une banalité du monde visionnaire ».

Durant l'été 1961, Michaux rencontre Micheline Phankim-Koupernik, qui sera sa compagne jusqu'à la fin de sa vie. À partir des années 1960, il est l'objet d'une large reconnaissance publique : en 1965, il refuse le grand prix national des lettres ; en 1966 paraît un Cahier de l'Herne sur son œuvre. Il poursuit son expérience intérieure à travers des « interventions » sur les rêves (Façons d'endormi Façons d'éveillé, 1969), formule ses réflexions sur les religions orientales qui le fascinent depuis son voyage de 1931 (Poteaux d'angle, 1981). Durant ses dernières années, il semble accéder, dans une voie proche de celle du Tao, à l'apaisement et à l'équilibre (Chemins cherchés Chemins perdus Transgressions, 1981 ; Déplacements Dégagements, 1985).

Henri Michaux est le contemporain des surréalistes, mais sa révolte est apolitique et individuelle : son « impuissance à se conformer » le tient à l'écart des mouvements. L'écriture est pour lui exploration de soi : « J'écris pour me parcourir [...] Là est l'aventure d'être en vie. » En témoignent les titres de ses recueils (Qui je fus, Lointain intérieur, Ailleurs, Face aux verrous, Face à ce qui se dérobe), qui soulignent l'élan exploratoire par l'absence d'article (Passages, Épreuves, exorcismes, Émergences, Résurgences, Affrontements, Déplacements, Dégagements) et la singularité de l'expérience par celle de certains articles définis (La nuit remue, l'Espace du dedans, la Vie dans les plis, l'Infini turbulent).

De fait, il est l'un des écrivains qui ont su le mieux restituer l'expérience humaine dans ses dimensions psychologique, spirituelle et corporelle, et ses deux faces tragique et comique. La souffrance est au cœur de son œuvre, nourrie par une impression de manque (« Je suis né troué », Ecuador), la perception du corps comme un obstacle, une angoisse métaphysique que les voyages extérieurs comme intérieurs ne parviennent à apaiser, et la recherche insatiable d'un moyen de s'échapper, de desserrer l'étau de l'appartenance.

Son écriture, à la fois tendue et désinvolte, abstraite et somatique, lyrique et logique, conjugue l'intensité de l'émotion et la distance de l'humour. Ses poèmes, en vers libres ou en prose, passent de la concision de l'aphorisme à l'ampleur lyrique, et multiplient les registres : imprécation, murmure, sarcasme, plainte, extravagance. La seule constante est une défiance radicale à l'égard du langage, dont il désarticule avec exaltation la cohérence fallacieuse pour « donner à voir la phrase intérieure, la phrase sans mots » : un rythme sec, nerveux, haletant, vibrant, une syntaxe inventive et répétitive, des créations lexicales et des onomatopées, recréent (par la violence) mais aussi récréent (par l'humour) la langue.