Jules Michelet
Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire mondial des littératures ».
Historien et écrivain français (Paris 1798 – Hyères 1874).
Issu du peuple (son père, un imprimeur ruiné par les lois napoléoniennes, lui transmettra son admiration pour les Jacobins), il avouera avoir senti percer son génie « dans la boue des carrefours ». Élève brillant, grand lecteur de Platon et de Virgile mais aussi de Voltaire, de Condorcet, de Ballanche, il est docteur à 21 ans avec une thèse sur les Vies des hommes illustres de Plutarque. Chargé des cours de philosophie et d'histoire à l'École normale supérieure (1827), précepteur de la fille de la duchesse de Berry (1828), il adapte la Scienza nuova de Vico dans ses Principes de la philosophie de l'histoire (1827). Si la révolution de 1830 lui fait perdre ses places, il découvre le peuple comme acteur de l'histoire (Introduction à l'histoire universelle, 1831) et Louis-Philippe le comble bientôt : professeur de Clémentine, la plus jeune des filles du roi, il est nommé chef de la section historique des Archives nationales (1831) et remplace Guizot à la faculté des lettres (1834), avant de devenir professeur d'histoire et de morale au Collège de France (1838). Ses cours, suivis par une foule enthousiaste, sont le banc d'essai des idées de son Histoire de France (1833-1846, jusqu'à Louis XI), en même temps qu'il prend de plus en plus nettement parti contre la politique conservatrice du régime : il publie, avec Quinet, un ouvrage sur les Jésuites (1843) et écrit des « cours d'éducation nationale » pour les classes populaires (le Peuple, 1846 ; l'Étudiant, 1848). En 1847 paraît le premier tome de son Histoire de la Révolution française : en janvier 1848, son cours au Collège de France est suspendu. Réintégré par la révolution de Février, de nouveau interdit en 1851, Michelet refuse de prêter serment, après le coup d'État du 2 Décembre, et perd son poste aux Archives. Mais, à cette date, sous l'influence de sa jeune femme (qu'il a épousée en 1849), Athénaïs Mialaret (1826-1899), il est entré dans une nouvelle période de sa vie et de ses recherches. S'il reprend la publication de son Histoire de France (1855-1867), s'il entreprend une Histoire du xixe siècle (1872-1875), il se révèle fasciné par l'« histoire naturelle » (l'Oiseau, 1856 ; l'Insecte, 1857 ; l'Amour, 1859 ; la Mer, 1861 ; la Montagne, 1868). Il consacre un essai à la Femme (1860), et surtout à la Sorcière (1862) : cet ouvrage célèbre fait l'apologie de la sorcellerie, perçue comme une protestation de liberté contre l'Église catholique et comme le tout début de l'esprit scientifique. Plus que dans la Bible de l'humanité (1864), sa conception de la vie et du processus de la pensée est à chercher également dans son Journal, dont sa veuve abusive laissa publier des fragments (1884-1891), en en gommant soigneusement les fantasmes et en en désamorçant les thèmes obsessionnels.
Le « grand-œuvre » : l'Histoire de France
Elle est publiée en deux parties : 6 volumes, des origines à la fin du règne de Louis XI (1833-1844), et 11 volumes de la Renaissance à la fin des « Temps modernes » (1855-1867). Entre ces deux moments se placent les 7 volumes de l'Histoire de la Révolution française (1847-1853) : la connaissance de la fin de la monarchie absolue lui paraît nécessaire pour l'étudier dans une perspective correcte. Chef-d'œuvre de l'historiographie romantique, l'Histoire de France consacre le peuple comme acteur de l'Histoire, même si Michelet reconnaîtra plus tard « ne pas avoir su le faire parler ».
Les références scientifiques de Michelet sous-tendent sa vision de l'Histoire : sa « synthèse » historique est une chimie à la manière de Lavoisier, qui combine un transformisme hérité de Geoffroy Saint-Hilaire avec une croyance à la génération spontanée et un attrait particulier pour la parthénogenèse. L'imaginaire y est roi ; il tresse histoire personnelle et histoire tout court dans une même fable. Une vision très moderne des formes en perpétuel devenir s'allie à un intérêt pour la métempsycose : l'histoire et la nature progressent à travers des « figures » qui réalisent peu à peu le « rêve d'une destinée » présente à chaque moment de la trajectoire humaine et qui s'accomplit dans la lutte entre la fatalité et la liberté, le christianisme et la Révolution. La fatalité pèse sur les époques de hasard (ainsi l'Empire : le nom même de « Bonaparte » indique la loterie et le jeu fatal auquel il convie l'Europe) : elles enfantent des œuvres funèbres, repliées sur elles-mêmes (la « littérature de l'ennui »), comme celles de Chateaubriand (le « Barbaro-Breton »), de Mme de Staël ou de Benjamin Constant. La liberté, lovée au cœur de l'« Évangile éternel », s'incarne dans la révolution de 1789 et accomplit l'histoire. Si, après cette passion rédemptrice, l'Histoire continue, c'est là un événement aussi incompréhensible que le retard de l'Apocalypse pour un chrétien du ier siècle. Michelet, « républicain seulement dans l'Histoire » (selon le mot de Mme Quinet), n'a pu faire entrer vraiment son époque (« notre siècle, par ses grandes machines – l'usine et la caserne –, attelant les masses à l'aveugle, a progressé dans la fatalité ») dans sa vision sur la suite des siècles, conçus comme une lutte sans fin de la liberté contre l'asservissement de l'homme. Alors l'Histoire, « que nous mettons très sottement au féminin » (pour Michelet, l'Histoire est « un rude et sauvage mâle ») et sur un axe rectiligne, ne peut déboucher que sur un nouveau rythme temporel : le temps cyclique de la femme, médiatrice entre la nature et l'homme.
Au fond, le rythme du parcours de Michelet dans l'Histoire est celui du voyage romantique, scandé par la splendeur des panoramas : difficultés et malaises du voyage, percées et plongées sublimes sur l'espace que rend son style « rompu » ou « vertical » (dixit Sainte-Beuve). Cette rupture et cet aspect abrupt sont volontaires : Michelet se méfiait de sa propension à l'« art ». Son esthétique est celle du prêtre laïque : l'historien est l'orateur sacré du peuple. Il se veut prosaïque (et reproche à Taine de l'accabler sous le nom de poète et de célébrer son imagination), c'est-à-dire maître de la prose qui fond en un seul mouvement les particularités que la poésie (forme d'expression antérieure, propre à un état de civilisation archaïque : idée chère au xviiie siècle) amplifie et exacerbe. « La prose est la dernière forme de la pensée... ce qu'il y a de plus près de l'action » (Introduction à l'Histoire universelle). Pour Michelet, les écrivains les plus accomplis sont Pascal, Bossuet, Montesquieu et Voltaire – et la France témoigne de son « génie démocratique » dans « son caractère éminemment prosaïque » : c'est par là qu'« elle est destinée à élever tout le monde des intelligences à l'égalité ». Mais il n'en faut pas moins se défier du territoire favori de la prose, le roman. Le roman est « le contraire de l'Histoire » (la Bible de l'humanité) en ce qu'il subordonne l'aventure collective à la destinée individuelle, et préfère l'événement spectaculaire, les « coups de dés », à la lente maturation des choses. Michelet a toujours regardé le « livre » avec suspicion , et plus un témoignage est près de la vie, de la parole, plus il a de valeur à ses yeux : d'où sa prédilection pour la mémoire populaire, le cérémonial, la recréation concrète d'un événement par cette tentative d'assimilation qui fait de son Histoire, à tous les sens du terme, une « consommation » (« J'ai bu le sang noir des morts »). Cette conception de l'Histoire sera contestée par l'école positiviste, mais Michelet reste néanmoins considéré aujourd'hui encore comme la mémoire vivante de la France.