Jean Anouilh
Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire mondial des littératures ».
Auteur dramatique français (Bordeaux 1910 – Lausanne 1987).
Si Anouilh est un auteur à la fois célèbre et inclassable, c'est qu'il s'est placé en marge des deux grandes avenues théâtrales de l'après-guerre, le souci d'un théâtre populaire, les recherches de l'avant-garde. Un pessimisme fondamental se dégage de ses pièces, dans lesquelles la pureté et la tendresse, quand elles existent, sont court-circuitées par la médiocrité et l'avilissement. D'indéniables qualités de dramaturge (un sens aigu du dialogue hérité, entre autres, de Marivaux, une aisance à la Giraudoux dans le maniement de l'espace et du temps, une langue sèche et efficace qui réunit le lieu prétendu commun et la pointe originale) sont mises au service d'une détestation de toutes les hypocrisies. Si l'analyse que ce théâtre d'humeur fait de la société française peut passer pour politique, c'est qu'en politique, plus encore qu'ailleurs, la « pureté » est impossible. Anouilh va même parfois assez loin pour qu'on lise dans son théâtre une sorte d'acceptation rageuse de toutes les catastrophes, vécues ou à venir, pourvu qu'elles aient été ou soient « exemplaires », c'est-à-dire, en somme, inutiles. Anouilh, dont les débuts, alors qu'il était secrétaire de Jouvet, furent difficiles (l'Hermine, 1932), a lui-même distingué dans son œuvre des pièces « roses » (le Bal des voleurs, 1938 ; le Rendez-vous de Senlis, 1941), des pièces « noires » (le Voyageur sans bagage, 1937 ; la Sauvage, 1938 ; Antigone, 1944), des pièces « brillantes » (la Répétition ou l'Amour puni, 1950 ; Colombe, 1951), des pièces « grinçantes » (Ardèle ou la Marguerite, 1948 ; la Valse des toréadors, 1952 ; la Grotte, 1961 ; l'Orchestre, 1962), des pièces « costumées » (l'Alouette, 1953 ; Becket ou l'Honneur de Dieu, 1959 ; la Foire d'empoigne, 1962 ; Leonora, 1977), des pièces « baroques » (Cher Antoine ou l'Amour raté, 1969 ; le Directeur de l'Opéra, 1972), des pièces « secrètes » (l'Arrestation, 1975), voire des pièces « farceuses » (Chers Zoiseaux, 1976) : ce partage (dont le bien-fondé reste à prouver) n'est pas sans faire penser à une possible désacralisation de l'« œuvre » elle-même, et à une mise en question (ou en pièces) de l'auteur par lui-même, comme en témoigne le schéma pirandellien du « théâtre dans le théâtre » vers lequel il incline de plus en plus (la Belle Vie, 1980), mais sans pouvoir détacher ses yeux fascinés d'une époque experte en automystification (la Culotte, 1978 ; le Nombril, 1981).
Dans Antigone (1944), comme Sartre et comme Giraudoux, Anouilh, face au « retour du tragique » dans la vie quotidienne de l'Europe, a réutilisé le cadre du théâtre grec. Mais, tandis que chez Sophocle l'opposition était entre deux visions du droit et entre deux caractères inflexibles et tranchés, chez Anouilh il s'agit d'un heurt « simplement » dramatique, dans un monde sans dieu, entre les nécessités de l'existence et la haine du quotidien, entre la peur du vide et l'attirance du gouffre. À la fin de la pièce, Créon est « innocent en somme », tandis qu'Antigone s'est imposée comme une héroïne dégoûtée, comme une enfant, qui, parce qu'elle a grandi, a voulu mourir.