Aleksandr Sergueïevitch Pouchkine
Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire mondial des littératures ».
Écrivain russe (Moscou 1799 – Saint-Pétersbourg 1837).
Pour les Russes, Pouchkine est le poète par excellence. « Phénomène extraordinaire et manifestation unique de l'âme russe » (Gogol), il ne s'est pas contenté de créer la littérature russe moderne, il incarna véritablement la conscience et le génie poétique de son peuple.
L'enfance et les années pétersbourgeoises (1799-1819)
La vie de Pouchkine fut courte et tumultueuse. Il naît le 26 mai 1799, dans une famille de noblesse ancienne et baigne dès son plus jeune âge dans la culture et la poésie françaises du xviiie siècle. En 1811, il fait partie de la première promotion du lycée de Tsarskoïe Selo, fondé par le tsar Alexandre Ier pour y éduquer sa future élite. Il découvre l'amitié en même temps que l'émulation poétique ; ses vers sont admirés de ses illustres aînés, Derjavine et Joukovski. Il se familiarise aussi avec les idéaux de la révolution française : à sa sortie du lycée, tout en menant la vie d'un dandy, c'est la liberté que chante le jeune poète, employé au ministère des Affaires étrangères (À la liberté, À Tchaadaïev). Ce caractère frondeur dérange le tsar, qui envoie Pouchkine en exil. Mais celui-ci est déjà célèbre, grâce à un conte d'inspiration nationale : Rouslan et Lioudmila (1817-1820) défie les règles de la sacro-sainte séparation des genres, mélangeant avec bonheur un style comique ou même grivois avec un ton tragique et épique.
Le Caucase (1820-1824)
En exil, Pouchkine lit Byron et Scott, et s'imprègne de la beauté de la steppe, qui lui inspire ses grands poèmes romantiques. À nouveau, le motif central est celui de la liberté : c'est au nom de cet idéal que le Prisonnier du Caucase (1821) a fui le monde et ses désillusions. Dans les Tziganes (1823-1824), il est articulé au thème de la jalousie : le héros est venu vivre parmi les tziganes parce que ce peuple – comme lui, pense-t-il – met la liberté plus haut que tout. Mais quand il s'agit de reconnaître à la jeune fille qu'il aime cette même liberté (elle s'est éprise d'un autre), il préfère la tuer, se montrant ainsi esclave des conventions sociales qu'il avait voulu fuir.
Mikhaïlovskoïe (1824-1826)
Une lettre où Pouchkine déclare « prendre des leçons d'athéisme » le fait exclure du service et placer en résidence forcée dans la propriété familiale, près de Pskov. C'est pour lui l'occasion de se pencher sur le folklore russe, dont il recueille les témoignages, mais la solitude lui permet aussi de travailler à son roman en vers, Eugène Onéguine, commencé dans le Caucase en 1823 (il n'écrira le dernier chant qu'en 1830). Eugène est un peu un double du poète, mais un double à exorciser, et Pouchkine porte un regard ironique, presque cruel sur ce jeune dandy blasé, incapable de sentiments vrais, qui tue son ami en duel après avoir séduit sa fiancée, qui repousse l'amour pur de Tatiana, jeune fille provinciale simple et naïve – avant de réapprendre, trop tard (elle est mariée), la passion. Ce qui distingue profondément Onéguine de son créateur, c'est que l'un est incapable de versifier. De plus en plus, Pouchkine prend conscience que, être poète, c'est être dépositaire d'une « mission » et d'une « grâce » supérieures. Dans Boris Godounov, écrit à la même période (1825, publié en 1831, joué en 1870), il donne avec Pimène, le moine chroniqueur, personnage très secondaire, la figure marquante d'un écrivain en harmonie avec lui-même, qui s'est retiré du monde pour mieux le dire. Boris Godounov est une pièce révolutionnaire : d'après un sujet emprunté à Karamzine, Pouchkine compose un drame sur le modèle shakespearien, en se donnant comme seule contrainte la vraisemblance « des caractères et des situations ».
Le retour d'exil (1827-1829)
L'insurrection décabriste (14 décembre 1825) a éclaté en l'absence de Pouchkine, qui échappe ainsi au sort tragique de ses amis, mais ses liens avec les coupables sont notoires ; en même temps, il voit dans l'avènement de Nicolas Ier la possibilité d'un retour en grâce. Il fait donc remettre au tsar par Joukovski une lettre où il s'engage à « ne pas contredire à l'ordre reçu ». Le tsar devient dès lors le censeur personnel du poète. Rentré à Moscou, celui-ci rencontre Natalia Gontcharova, qui ne deviendra sa femme que le 18 février 1831. Pendant cette période, Pouchkine écrit peu ; la seule œuvre d'envergure qu'il achève est le poème Poltava (1828), consacré à Mazeppa et à Pierre le Grand. En s'appuyant sur des documents historiques, il raconte la trahison du hetman, motivée par un désir de vengeance dévorant.
L'automne de Boldino (1830)
Une épidémie de choléra l'oblige à passer trois mois – les plus féconds de sa vie créatrice – dans ce village où il s'était rendu pour régler quelques affaires. Il y écrit la Petite Maison de Kolomna, mal reçue par les contemporains, choqués par l'insignifiance insolente de l'intrigue (une cuisinière se révèle être un homme), et par le choix d'un quartier populaire pétersbourgeois comme cadre de l'action. Pourtant, l'intérêt de Pouchkine pour le petit peuple n'est pas fortuit : il y prend à nouveau les modèles du héros et du narrateur dans les Récits de feu Ivan Pétrovitch Belkine, dont il ne reconnaîtra la paternité qu'en 1834, prenant plaisir à multiplier les écrans, en insérant par exemple une préface de l'éditeur qui présente l'auteur-narrateur, Belkine. Ces nouvelles marquent la véritable naissance d'une prose russe jusqu'alors mal libérée des modèles étrangers. Les héros de ces textes courts n'en sont pas, justement ; ce sont des êtres banals, projetés dans des aventures romanesques souvent dérisoires, dont le narrateur tire les ficelles avec bonhomie. Il met ainsi en scène le Marchand de cercueils, qui se retrouve, sous l'effet de la boisson, au centre d'une danse macabre ; la Demoiselle-Paysanne dont le déguisement, s'il trompe son promis, fait sourire le lecteur ; une jeune fille qui, à cause d'une Tempête de neige, épouse au terme d'un quiproquo le premier venu. Les figures de Silvio dans le Coup de pistolet ou de Dounia et de son père dans le Maître de poste ont une résonance plus tragique : le premier est un nouvel avatar de ce Démon décrit par Pouchkine dans un poème qui porte ce titre (1823), entièrement voué à la vengeance ; les seconds préfigurent les humiliés de la littérature russe, la jeune fille séduite et abandonnée, son père qui meurt de ne pouvoir s'opposer au destin qu'il lui sait réservé. La forme brève inspire décidément Pouchkine, qui l'adapte au genre théâtral dans ses Petites Tragédies. Ce sont des microdrames extrêmement resserrés, qui s'articulent autour d'une passion portée à son paroxysme et se dénouent par la mort : le génie est assassiné par l'envie (Mozart et Salieri) ; le Chevalier avare meurt de la main de son fils ; Don Juan est tué par le Convive de pierre, sans que l'on sache si sa passion tardive pour Dona Anna est la suite de ses mensonges ou une réelle rédemption ; enfin, c'est au cours d'un Festin pendant la peste que Walsingham clame son orgueil.
Les dernières œuvres (1830-1837)
Pouchkine est aussi l'initiateur de ce courant de la littérature russe parfois qualifié de « réalisme fantastique ». Dans la Dame de Pique (1833), Hermann provoque la mort d'une vieille comtesse en s'introduisant chez elle pour lui arracher son secret, le moyen infaillible de gagner au jeu. Le fantôme de la comtesse lui révèle les trois cartes « gagnantes » ; mais la dernière le fait perdre, en lui adressant un sourire. L'hypothèse de l'hallucination, de la folie permet de préserver une interprétation rationnelle tout en suggérant une explication surnaturelle. De même, dans le Cavalier de bronze (1833), lorsque la statue de Pierre le Grand descend de son socle pour poursuivre Eugène, réduit au désespoir par une crue de la Neva au cours de laquelle sa fiancée a péri, il peut très bien s'agir du délire de cet humble, victime des ambitions grandioses du tsar. Le poème inaugure le mythe littéraire de Saint-Pétersbourg comme royaume de l'artifice et de la fantasmagorie (Gogol, Dostoïevski, Biély). L'image d'Eugène brandissant un poing vengeur devant le monument impérial traduit aussi le sentiment d'oppression du poète qui tente de se soustraire, au moins physiquement, à la surveillance du tsar : il se rend en 1834 dans les provinces de l'Est pour collecter les matériaux nécessaires à une Histoire de la révolte de Pougatchev, qui lui inspirera aussi un roman, la Fille du capitaine publié dans le quatrième et dernier numéro du Contemporain, revue fondée par Pouchkine en 1836. Pouchkine est manifestement fasciné par ce personnage de paysan, chef d'une révolte qui menaça sérieusement le règne de Catherine II : les autres héros de ce roman d'aventures – le capitaine du fort, son épouse, Griniov, le narrateur, jeune officier épris de leur fille – sont des frères positifs, ils font aussi l'objet d'une forte stylisation qui les fait paraître minuscules au milieu des forces apocalyptiques déchaînées par Pougatchev, la seule figure véritablement haute en couleur.
La variété des expériences tentées par Pouchkine ne doit pas faire oublier sa fidélité au poème court, le plus souvent à la première personne : ce versant de l'œuvre reflète mieux que tout autre l'évolution, personnelle, peut-être, mais surtout créatrice, du poète. L'amour et la liberté sont des thèmes de prédilection, mais on rencontre aussi de magnifiques pièces consacrées à la « mission sacrée » du poète. C'est que la poésie lyrique de Pouchkine compose un portrait de l'artiste plus que de l'homme.
Le 27 janvier 1837, au cours d'un duel avec le Français D'Anthès, Pouchkine reçoit un coup de pistolet, dont il meurt quarante-huit heures plus tard. L'affaire est née d'une lettre, où Pouchkine se voyait traiter d' « historiographe de l'ordre des cocus », mais il s'agissait de toute évidence d'un coup monté par un milieu que gênait « l'insolence » du poète. La Russie lui vouera aussitôt un véritable culte, mais ce n'est vraiment qu'avec l'éloge de Dostoïevski en 1880 qu'elle découvrira l'ampleur unique de son génie.