saut évolutif
La théorie de l'évolution des espèces dite théorie néodarwinienne, qui est reconnue comme la théorie aujourd'hui dominante dans la communauté scientifique, fut fondée officiellement en 1947, lors du congrès de Princeton, aux États-Unis. À la fin des années 1990, une autre autre synthèse évolutionniste est en train de se forger, prenant à la fois en compte les données de la paléontologie relatives aux « équilibres ponctués », celles de la génétique du développement et celles de la génétique de la spéciation. Cette théorie repose fondamentalement sur la notion d'évolution discontinue, par « sauts évolutifs ».
Les monstres prometteurs
La théorie néodarwinienne de 1947, souvent également qualifiée de « théorie synthétique de l'évolution », dans la mesure où elle représente la synthèse des données de la génétique des populations, de la systématique (identification et délimitation des espèces dans la nature) et de la paléontologie, a pour principaux fondateurs le généticien russe émigré aux États-Unis Theodosius Dobzhansky, le systématicien allemand émigré aux États-Unis Ernst Mayr et le paléontologiste américain George Simpson. Elle fut élaborée en opposition à une autre théorie de l'évolution défendue dans les années 1940 par un généticien allemand réputé, lui aussi émigré aux États-Unis, Richard Goldschmidt. Celui-ci soutenait que les phénomènes génétiques responsables de la naissance des espèces sont différents de ceux qui ont lieu continuellement dans les populations : ces derniers sont représentés par des mutations génétiques aléatoires (ou micromutations), responsables de l'apparition continuelle de nouvelles variantes des gènes. Selon la thèse défendue par Dobzhansky, Mayr et Simpson, en effet, l'évolution consiste fondamentalement, au sein des populations composant une espèce, en un processus de remplacement de variantes de gènes données par de nouvelles variantes de ces mêmes gènes. Autrement dit, la formation d'une nouvelle espèce, selon cette façon de voir, s'opère par le biais d'un processus continu conférant à une population donnée, au sein d'une espèce, le statut de race nouvelle, puis de sous-espèce, ensuite d'espèce nouvelle dite « jumelle » de l'espèce-souche (car encore indistinguable d'elle à l'œil nu) et, enfin, d'espèce nouvelle avérée, parfaitement distincte morphologiquement de l'espèce-souche.
La théorie néodarwinienne admet que, pour chacun de ces stades successifs de la formation d'une nouvelle espèce, au sein du patrimoine génétique de la population considérée, les nouvelles variantes (qui remplacent des variantes antérieures) figurent dans une proportion de plus en plus grande. Dans les années 1940, la réalité de ce processus n'était attestée que de façon indirecte par le recoupement d'observations provenant de différentes sources. Ce n'est que dans les années 1970 que Th. Dobzhansky et ses collaborateurs (tel le généticien américain Francisco Ayala) ont effectivement prouvé directement, par exemple : d'une part, que la mouche drosophile d'Amérique du Sud Drosophila willistoni a bien donné naissance à une espèce distincte par le biais du processus continu évoqué ci-dessus (différenciation en race, sous-espèce, espèce jumelle et espèce morphologiquement distincte) ; d'autre part, qu'au cours de ce processus le taux de remplacement des gènes par de nouvelles variantes a été de 3 % au niveau de la race, de 23 % au niveau de la sous-espèce, de 58 % au niveau de l'espèce jumelle et de 100 % au niveau de l'espèce morphologiquement distincte.
Mais, de son côté, Richard Goldschmidt avait soutenu un point de vue différent, dans le courant des années 1940, dans son ouvrage The Material Basis of Evolution. Il y estimait que si l'on pouvait, certes, identifier au sein des espèces des races et des sous-espèces, elles ne représentaient pas les premiers stades de la naissance de nouvelles espèces. Celles-ci, selon lui, se forment bien à partir d'espèces-souches, mais par un processus différent, consistant en un remodelage de la morphologie, dû à des mutations particulières affectant le programme de développement : par exemple, par l'allongement ou le raccourcissement de la colonne vertébrale ou des membres, chez les vertébrés : ou par l'apparition ou la disparition brusque d'organes (comme les ailes chez les insectes)… Selon Goldschmidt, ces remodelages se produisent très tôt dans le développement et sont le résultat de mutations spéciales (qu'il appelle « mutations systémiques »), différentes des micromutations qui se produisent dans les populations pour donner des races ou des sous-espèces. Des animaux d'un nouveau type surgissent directement de ce processus de remodelage, et R. Goldschmidt les appela des « monstres prometteurs » (dénomination issue de l'observation inverse, selon laquelle, le plus souvent, les mutations qui changent considérablement la morphologie des individus à la naissance donnent plutôt des monstres non viables, par exemple le mouton à cinq pattes). Cependant, le généticien germano-américain eut du mal à prouver l'existence des monstres prometteurs et des mutations spéciales du développement, et sa théorie sombra dans l'oubli, dans la mesure où elle fut totalement supplantée par la théorie de Dobzhansky-Mayr-Simpson.
Les équilibres ponctués
Pourtant, dans les années 1970, divers généticiens sont revenus sur la question de la naissance des nouvelles espèces en se demandant si ce phénomène ne dépendait pas, dans certains cas, de phénomènes spéciaux (même si, dans d'autres cas, comme celui des drosophiles d'Amérique du Sud, le mécanisme est bien celui du phénomène graduel invoqué par la théorie néodarwinienne). Par exemple, le généticien britannique A.R. Templeton a suivi, en laboratoire, le devenir d'une petite population d'une mouche hawaiienne, Drosophila mercantorum, élevée dans les conditions préludant à la formation de nouvelles espèces : il a observé l'apparition d'un certain nombre de types inhabituels, comme le mutant baptisé « Abnormal abdomen », caractérisé par de nombreux changements simultanés de la morphologie (aspect anormal de l'abdomen) et de la biologie (longévité diminuée, mais fécondité plus élevée).
Certaines observations des paléontologistes, dans les années 1970 et 1980, peuvent également appuyer cette thèse. Par exemple, l'Américain P.G. Williamson a observé en 1981 de nombreuses espèces d'escargots fossiles se succédant dans les strates géologiques proches du lac Turkana, en Afrique de l'Est. Leur mode d'évolution se conformait à celui qui avait été découvert et appelé « modèle d'évolution par équilibres ponctués », en 1972, par les paléontologistes américains Stephen Jay Gould et Niles Eldredge. Autrement dit, chaque espèce donnée persistait pratiquement sans changement pendant quelques millions d'années, puis laissait brusquement place, à l'issue d'une phase de transition rapide, à une espèce nouvelle qui allait ensuite à son tour persister pendant de nombreux millions d'années. Or, P.G. Williamson a remarqué que, pendant les phases de transition rapide, des individus aberrants apparaissent souvent. À la suite de vastes polémiques, un consensus au sein de la communauté internationale des paléontologistes s'est établi, au cours des années 1990, pour admettre que les deux processus - évolution par équilibres ponctués et évolution graduelle continue - se rencontrent dans les archives paléontologiques (ce dernier modèle transposant dans les strates géologiques le processus de formation progressive des nouvelles espèces à partir d'espèces-souches). Toutefois, à la suite notamment des travaux d'Alan H. Cheetham, un ancien collaborateur de G.G. Simpson, sur les bryozoaires, la communauté internationale des paléontologistes a même admis que, lorsque les études sont menées avec suffisamment de rigueur, c'est le modèle d'évolution par équilibres ponctués qui l'emporte le plus souvent sur le modèle de l'évolution graduelle et continue au sein des archives géologiques.
Ainsi, la phase de stabilité des espèces, reconnue par le modèle des équilibres ponctués, est bien attestée dans les archives géologiques. Mais la phase de transition rapide est beaucoup moins facile à observer, précisément puisque, étant de courte durée, elle n'a que peu de chances de laisser des traces sous forme de fossiles. C'est donc par des déductions indirectes que peut être établie l'existence dans l'histoire évolutive des espèces de ces phases de transition rapide, accompagnées de changements morphologiques importants. L'une de ces déductions se fonde, par exemple, sur l'observation selon laquelle les mammifères ont, dans leur ensemble, connu une évolution rapide et de grande ampleur de leur morphologie dans les temps géologiques, alors que leurs protéines n'ont subi que peu de changements durant le même temps. Or, les changements évolutifs chez les protéines dépendent des micromutations classiquement envisagées dans la théorie néodarwinienne. En revanche, les changements dans la morphologie sont attribuables à des mutations des gènes de régulation du développement embryonnaire, autrement dit des gènes contrôlant le déroulement du programme génétique au cours du développement précoce de l'organisme. En fait, c'est même la biologie évolutive de l'espèce humaine qui offre les meilleurs arguments dans ce sens : la comparaison de la totalité de notre ADN (acide désoxyribonucléique, molécule formant le substrat du patrimoine génétique) avec la totalité de l'ADN de l'espèce zoologiquement la plus proche, le chimpanzé, montre que, à ce niveau moléculaire fondamental, la différence entre l'homme et le singe est de 1,6 %. Or, il est évident que nous différons sur le plan morphologique au point qu'un zoologiste extraterrestre ne pourrait pas nous prendre pour des espèces « jumelles ». D'où la conclusion admise par la plupart des biologistes : la naissance de la lignée humaine issue d'un ancêtre de type « grand singe » a vraisemblablement été liée à des changements génétiques ayant affecté les gènes de régulation du développement morphologique au cours de la vie embryonnaire.
La génétique des sauts évolutifs
À la fin de l'année 1998, deux généticiennes américaines, Suzanne L. Rutherford et Susan Lindquist, de l'université de Chicago, ont publié des résultats apportant pour la première fois la preuve que des changements de morphologie peuvent se réaliser avec rapidité d'une génération à l'autre par des mécanismes génétiques différant complètement de ceux postulés par la théorie néodarwinienne. Elles ont observé que des mouches drosophiles touchées par une mutation dans un gène particulier, appelé Hsp90, présentent des anomalies telles que pattes déformées, ailes de petites dimensions, yeux colorés en noir ou absents, etc. La fréquence d'apparition de ces mouches souffrant de difformités était d'abord faible : de 1 à 3 % de la population dans la première génération. Dans la mesure où, tels des « monstres prometteurs », elles étaient néanmoins capables de se reproduire, les chercheuses ont procédé à des croisements sélectifs des mouches difformes. De cette façon, en un petit nombre de générations, la malformation des yeux, par exemple, a concerné près de 90 % de la population (le nombre des gènes concourant à l'émergence de malformations de ce type étant de l'ordre d'une demi-douzaine, le même résultat n'aurait pas pu être facilement obtenu par le processus classique de la sélection cumulative des micromutations). Plus étonnant encore : les chercheuses ont montré que l'effet de la mutation de Hsp90, c'est-à-dire l'apparition de mouches monstrueuses, ne se fait souvent sentir que dans des conditions environnementales anormales (comme l'élévation de la température ambiante jusqu'à 30 °C). Elles ont alors expliqué la modification rapide des caractères morphologiques chez les drosophiles de la manière suivante.
Normalement, le gène Hsp90 détermine la présence dans les cellules d'une protéine dite « de choc thermique » (le sigle « HSP » correspond aux initiales de heat shock protein, « protéine de choc thermique »). Cette protéine particulière a pour rôle, à l'état normal, de restaurer la forme et, par suite, la fonction des protéines endommagées par des mutations génétiques ou par l'agitation thermique. Supposons que la forme donnée d'un organe (qu'il s'agisse ou non d'une malformation) dépende de la mutation combinée de 6 protéines : cette forme n'apparaîtra pas tant que la protéine Hsp90 est à l'état normal dans la cellule car, même si les mutations des gènes correspondant à ces 6 protéines sont bien présentes, la protéine Hsp90 les empêchera de se manifester. Mais, lorsque la protéine mute, elle ne joue plus son rôle de restauratrice des fonctions protéiques endommagées, surtout lorsque les conditions environnementales de stress mobilisent le peu qui lui reste encore de ses capacités restauratrices. Dès lors, les mutations en question vont pouvoir se manifester et la forme de l'organe en question va brusquement changer. Autrement dit, ce type de mécanisme génétique responsable des changements de la morphologie des organismes a pour caractéristique d'accumuler « en secret » les mutations nécessaires, puis de les démasquer brusquement, notamment lorsque certaines conditions d'environnement particulières sont réunies. Plus d'un demi-siècle après sa conception, la théorie de R. Goldschmidt reçoit donc un début de confirmation, tandis que celle des équilibres ponctués de S.J. Gould et N. Eldredge trouve enfin la base génétique qui lui manquait pour expliquer les phases rapides de naissance des espèces.