prénom
(latin praenomen)
Nom précédant le patronyme, ou nom de famille, et qui sert à distinguer les différentes personnes d'un même groupe familial.
Le statut social du prénom, dans son rapport au nom de famille, a manifestement changé au cours des dernières décennies du xxe s., ce que l'on constate avec l'apparition de nouvelles pratiques langagières. Lorsqu'il s'agit de nommer une personne ou de s'adresser à elle, on voit couramment se substituer à la formule convenue « Mme ou M. Dupont » la séquence prénom + nom, sans « Mme » ou « M. », voire même l'usage du prénom seul dans un contexte qui appelait traditionnellement à une plus grande réserve. Car le prénom, associé jusqu'alors à la part intime de la personne, s'effaçait derrière ce qui identifie l'être social, le nom et les titres (président, professeur, docteur, etc. ; madame, mademoiselle, monsieur). Il semble que la frontière entre le privé (le prénom) et le public (le patronyme) soit plus floue qu'auparavant, et que le nom de famille ne suffise plus à signaler la personne. Le prénom, comme soudé par un trait d'union au nom qui le suit, est devenu indispensable pour identifier l'individu dans la société, de même qu'il distingue, dès les premiers instants de sa vie, l'enfant d'un autre membre de sa famille : le nom de famille unit, le prénom sépare. Dans cette perspective (et d'autres que nous évoquerons plus loin), le choix d'un prénom a pris une importance nouvelle, que l'on comprendra mieux en parcourant rapidement son histoire.
La naissance du prénom
La Gaule romaine
Avec la conquête de la Gaule, au ier s. avant notre ère, le système de nomination des Romains s'est progressivement substitué au nom unique des Gaulois, qui ne se transmettait pas et n'a guère laissé de traces en dehors des noms de quelques chefs de guerre (Vercingétorix, Dumnacus, par exemple, dans la Guerre des Gaules de Jules César) et dans des noms de lieux : Douai (Nord) et Bernay (Eure) représentent les noms d'hommes Dous et Brennus. Les Romains de condition libre portaient trois noms (les tria nomina) : un nom individuel, donné peu après la naissance (praenomen), un nom de gens ou gentilice (nomen gentilicium), c'est-à-dire le nom du groupe de familles d'une même souche auquel ils appartenaient, et enfin un surnom (cognomen) qui distinguait les différentes branches d'une même gens et faisait office de ce que nous appelons un nom de famille. À ce cognomen pouvait être adjoint un second surnom (agnomen) pour mieux différencier les individus. Ainsi l'orateur Cicéron se nommait Marcus (praenomen) Tullius (la gens Tullia) Cicero (surnom tiré de cicer, « pois chiche »). C'était la situation théorique, mais beaucoup de Romains n'étaient pas intégrés dans une gens et se contentaient du praenomen et du cognomen. Quant aux femmes et aux esclaves, ils portaient respectivement le gentilice du père ou de l'époux, avec la marque du féminin (Tullia, par exemple, était le nom de la fille de Cicéron), et le gentilice du maître, parfois augmenté d'un surnom ethnique. Seules les courtisanes pouvaient avoir, comme en Grèce, un nom personnel.
L'apport des Germains
À partir du ve s., les grandes migrations germaniques bouleversèrent une nouvelle fois les habitudes sociales. La population galloromaine abandonna la pratique des deux (ou trois) noms pour adopter le nom unique des nouveaux occupants. Ces noms de personnes germaniques sont majoritairement ceux des Francs, secondairement ceux des Wisigoths et des Burgondes, mais aussi plus tard ceux des Normands (peuple germanique venu de Scandinavie, qui parlait le norrois). Tous ces noms sont composés de deux éléments dont nous connaissons généralement le sens – ils évoquent le plus souvent des valeurs guerrières, des idées de puissance et de renommée – sans pour autant que leur association soit traduisible ; ainsi Robert est composé de deux éléments signifiant « gloire » et « brillant, illustre », mais nous ignorons la valeur qui était attribuée à leur union. Assez rapidement, la langue des Francs (le francique) ne fut plus comprise, mais l'on continua à former des noms en combinant des éléments, sans qu'aucun sens n'y soit plus lisible. Les noms individuels des Germains se répandirent aisément, d'abord dans les villes et parmi les élites sociales, puis dans les campagnes et le peuple, si bien qu'avant le xe s., à l'exception du Sud-Est encore marqué par l'influence romaine, la majeure partie de la population portait un nom d'origine germanique. Parallèlement, la christianisation de la Gaule romane avait progressivement introduit l'usage du nom de baptême, c'est-à-dire d'un nom unique – donné au moment de la conversion, puis peu de temps après la naissance – qui symbolisait une seconde naissance, autrement dit l'alliance contractée avec Dieu selon l'exemple des apôtres Pierre et Paul. Ce nom religieux s'est répandu à partir du viiie s., puis s'est confondu avec le nom de naissance : au cours du xie s., on commence à baptiser les enfants à leur naissance, en leur attribuant un nom qui les place sous la protection d'un saint patron. C'est ainsi qu'à cette époque, beaucoup de noms de baptême sont des noms germaniques, sans pour autant que les noms chrétiens latins ou grecs (transmis par le latin), maintenus et véhiculés par le culte naissant des saints, aient complètement disparu.
Le nom de baptême et le surnom
Le nombre des noms individuels formés avec des mots d'origine germanique s'était progressivement réduit. Après l'an mille, il devint nécessaire pour distinguer les personnes d'ajouter un surnom à ces noms uniques (qui n'étaient pas héréditaires) devenus trop peu variés. Dans un premier temps, cette pratique apparut dans les couches sociales qui exerçaient le pouvoir – dès les viiie et ixe s. avec les souverains Pépin le Bref, Charles le Chauve, etc. – et gagna très lentement le reste de la population. Ce surnom pouvait se référer à la profession exercée (Robert Mazelier, « boucher », dans le sud de la France), le lieu de résidence ou d'origine (Bertran de Born, Chrétien de Troyes), une caractéristique physique (Amalric Lepetit), la place dans une lignée (Charles Quint, « cinquième »), ou bien reprendre un nom de baptême parfois transmis d'une génération à l'autre, de l'oncle au neveu, de la marraine à la filleule, et souvent modifié par un suffixe : à partir de Martin, on a formé Martinet, Martinot, Martinon, etc. Ces surnoms se transmettaient et l'obligation de les relever dans les registres de l'état civil (ordonnance de Villers-Cotterêts, 1539) a fait inscrire dans la loi ce qui s'était peu à peu imposé par la nécessité : chaque individu recevait un prénom et un nom de famille – toutes les femmes seulement à partir du xviie s. La catégorie des noms de baptême étant la mieux représentée dans les surnoms, on comprend pourquoi, aujourd'hui encore, de nombreux noms de famille sont des diminutifs ou des variantes graphiques d'anciens prénoms, et pourquoi des prénoms comme Martin ou Bernard sont aussi les patronymes les plus répandus en français.
Le stock des prénoms : histoire d'une accumulation
Le premier fonds
Depuis le xe s., période où s'esquisse la répartition entre nom de famille et prénom, le nombre de prénoms en usage s'est accru d'une manière telle qu'il est difficile à évaluer. Les fonds germanique (le plus riche) et gréco-latin ont alimenté l'essentiel du catalogue au cours des siècles, principalement par l'intermédiaire des noms de martyrs et de saints, les seuls que, dans un premier temps, l'Église catholique recommandait, puis qu'elle imposa à partir du concile de Trente (1563). Mais les noms chrétiens sont également issus du fonds hébreu, représenté par de nombreux personnages bibliques. À partir du ive s., on relève chez les nouveaux convertis des emprunts à l'Ancien Testament : Daniel, Élie, Moïse, Rébecca, etc., et au Nouveau Testament avec les noms des archanges (Gabriel, Michel et Raphaël) et ceux des apôtres (Jean, Matthieu, par exemple). Lorsque les protestants, refusant de garder les noms de saints, choisirent de puiser dans l'Ancien Testament, les catholiques s'abstinrent d'y recourir. L'Église demandait que l'attribution des noms de saints et de saintes se fasse selon le sexe de l'enfant, mais, en raison de la disproportion entre le stock des noms d'hommes et celui des noms de femmes, la règle ne pouvait être suivie. Adrienne, Alberte (et Albertine), Alphonsine, Henriette, Philippine, etc., ne renvoient donc pas à des noms de saintes mais à Adrien, Albert, Alphonse, Henri, Philippe, etc. Le catalogue des martyrs et des saints (le martyrologe) comprend des dizaines de milliers de noms et il serait sans doute présomptueux de vouloir l'établir de manière exhaustive. Les almanachs qui collationnent des prénoms ont régulièrement puisé dans le martyrologe, mais tous les noms de saints n'ont pas été repris dans l'usage. On ajoutera les prénoms se référant à des fêtes religieuses (Épiphanie, Noël, Pascal, etc.), à des vertus chrétiennes (Agnès, Alexis, Irène, Sophie, etc.) et à la profession de foi (Amédée, Victor, Théophile, etc.).
Les emprunts
Au fil des siècles ont été introduits des noms empruntés à diverses langues européennes. La Grande-Bretagne, dès le xviiie s., puis les États-Unis, principalement à partir de 1950, ont été les plus importants pourvoyeurs. Le domaine anglais a acclimaté des traditions linguistiques auxquelles la France avait peu recouru (noms écossais, gallois, irlandais) et a apporté des modes de formation inédits en français, comme la création d'un prénom à partir d'un nom de lieu. L'apport, si modeste soit-il, d'autres langues (allemand, italien, espagnol, russe, etc.), a contribué à la construction d'un ensemble très riche.
Une place particulière doit être faite à l'arabe, avec un ensemble de prénoms portés principalement par la population française (ou non) issue de l'immigration. Ces prénoms sont donnés dans des familles qui entendent marquer leur attachement à l'Islam ou, plus largement, à la civilisation arabe, le nom étant un des éléments constitutifs de la culture, dans le monde arabe comme ailleurs. Beaucoup de ces prénoms étaient connus en Europe dès le début du xviiie s. par la littérature et la musique (opéras, chansons dans les comédies) ; les échanges avec l'Empire ottoman dans la seconde partie du xviie s. avaient en effet entraîné une grande curiosité pour la civilisation arabe, qui se nourrira ensuite de la découverte de l'Égypte, des voyages au Moyen-Orient des élites européennes et des conquêtes coloniales.
La reconnaissance des langues minoritaires en France a favorisé la redécouverte de prénoms anciens, parfois tout à fait oubliés. Le phénomène n'est véritablement pertinent qu'en Bretagne, où ces prénoms peuvent alors être un moyen d'affirmer l'appartenance à une communauté qui ne serait pas la nation, qu'ils soient d'origine celte (Gwenaël, Malo, Tanguy) ou en aient seulement l'apparence (Alan, Solène).
Les prénoms littéraires
Enfin, un autre ensemble, assez vaste et d'origine linguistique variée, est constitué par les prénoms issus de la création littéraire. Une partie relève de la tradition gréco-latine, avec des noms de dieux, de héros et de nymphes, mis en scène par Homère, Ovide ou Virgile : Amaryllis, Chloé, Daphné, Diane, Pénélope, etc. D'autres prénoms, formés au Moyen Âge, viennent des romans courtois et des récits de chevalerie, liés à la tradition celte (Arthur, Yseut, etc.) ou non (Aymon, Olivier, Blancheflore, etc.). La plupart des créations ne sont pas sorties de la littérature, mais l'enthousiasme des lecteurs pour des figures attachantes, héroïques ou fragiles, en a fait passer beaucoup dans l'usage : Olivia (Shakespeare), Paméla (Philip Sidney), Vanessa (Jonathan Swift), Malvina, Oscar, Selma (James Macpherson), Mireille (Frédéric Mistral), Thelma (Marie Corelli), Mélisande (Maurice Maeterlinck), Swann (Marcel Proust), etc. Certains prénoms restent encore associés à un écrivain ou à une œuvre, même s'ils avaient été créés auparavant : Olivier, Roland (la Chanson de Roland), Roméo, Juliette, Ophélie (Shakespeare), Béatrice (Dante), Laure (Pétrarque), Héloïse (Rousseau), Roxane (Edmond Rostand), etc.
Le prénom, hier et ailleurs
Presque à tout moment de l'histoire, des traditions culturelles différentes se chevauchent, selon les influences, et les prénoms – comme les noms communs et comme les marchandises – passent les frontières, voyagent, s'acclimatent, sont oubliés, puis redécouverts. Ainsi l'italien Francesco (« François ») entre en Angleterre au début du xvie s., prend la forme Francis ou Frances qui est d'abord un prénom mixte ; puis, lorsque Frances (« Françoise ») s'emploie seulement au féminin, un diminutif en est tiré, Fanny, qui passe en France avant 1750, et devient à son tour un prénom autonome. Le xxe s. a vu se développer le phénomène, et les équivalents étrangers d'un même prénom coexistent, sans que les usagers aient toujours conscience de la relation entre les différentes formes : à côté de Jean, on relevait à la fin du xxe s. en France John, Sean, Hans, Ivan, Giovanni, mais aussi des formes anciennes (Jehan, Johan) et régionales (Yann, Joan), chacune correspondant à des usages sociaux différents.
Le choix d'un prénom : un pari sur le destin ?
La croyance, très ancienne, d'un rapport entre le nom d'une personne et son sens étymologique, ou plutôt la valeur qu'on lui attribue, décide encore souvent du choix d'un prénom. C'est pourquoi les relations entre le prénom et les astres, les nombres, les couleurs – toutes choses qui exprimeraient le caractère unique du prénom et contribueraient à « définir » la personne – sont assez couramment incluses dans les ouvrages s'adressant aux futurs parents. Dans l'Antiquité, déjà, les Hébreux tiraient de l'interprétation des lettres composant les noms une lecture prophétique. Les Grecs suivirent des principes analogues. Platon voyait dans le nom un des éléments conducteurs de la destinée de l'homme, une des clés du destin individuel, et beaucoup d'écrivains, au cours des siècles, ont réfléchi au rapport entre le nom et le personnage qui le porte, rarement avec autant de recul et d'humour que le fit au xviiie s. le romancier britannique Laurence Sterne : « Combien de Césars, combien de Pompées, par la seule inscription de ces noms fameux, s'étaient-ils rendus dignes de le porter ? Et combien [...] a-t-on vu de gens dans le monde qui s'y seraient distingués, si leur caractère, leur génie n'avaient pas été abattus, avilis, sous un nom aussi sot, par exemple, que celui de Nicodème ? » (la Vie et les opinions de Tristram Shandy).
Les convictions, rêves ou espoirs des parents ont d'ailleurs pu être parfaitement lisibles à un moment donné. Bienvenu, Désirée ou Aimé restent explicites, Théodore (« don de Dieu ») l'a été ou peut l'être encore, comme aujourd'hui pour un arabophone Zinedine (« parure de la religion »), mais Théo ou Tiphaine ne sont plus rattachés à leur fondement chrétien. De même, les noms des saintes et des saints ne sont plus retenus pour le patronage spirituel qu'ils impliquaient autrefois, mais parce que leur sonorité correspond au goût du moment.
Les références traditionnelles à la littérature ont cédé le pas aux héros et héroïnes du monde du spectacle et du sport, voire aux noms de marques commerciales diffusés par la publicité. Les critères de notoriété, de puissance et de séduction guident le choix d'un prénom qui placerait l'enfant sous un signe d'exception, sans que l'on songe toujours que ladite exception, retenue par un grand nombre, est vouée à la plus grande banalité.
Prénommer, c'est distinguer
La recherche de l'originalité est devenue un élément fondamental, à une époque où l'uniformisation des goûts et des références à l'échelle internationale (du moins quand on retient les pays industrialisés) a pour conséquence le besoin croissant de différenciation et de singularité, car « l'originalité du prénom souligne la singularité de celui qui le porte. En réalité, (les parents) choisissent selon les normes de leur milieu et de leur temps. La prédominance de quelques prénoms révèle, derrière l'illusion du libre choix, le poids du conformisme social » (André Burguière, « Prénoms et parenté », in Dupâquier et alii, le Prénom, Mode et Histoire). Dans le dernier quart du xxe s., par exemple, on a constaté la reprise de prénoms du Moyen Âge et de l'Antiquité gréco-latine, ces domaines de choix n'étant originaux que par rapport à d'autres plus ou moins dominants à un moment donné : Gauvain appartient à un ensemble bien délimité (avec Lancelot, Perceval, Arthur, etc.), qui n'était pas, entre 1980 et 2000, plus original que les ensembles formés par les noms de fées (Mélisande, Morgane, Viviane, etc.) ou de fruits (Cerise, Mirabelle, Prune). Il ne suffit pas qu'un prénom soit rare pour être original, cette rareté même pouvant être intégrée dans la société comme une marque de conformisme : à la fin du xixe s., on relevait des dizaines de prénoms comme Agalaure, Alia, Almice, Anistore, Anynthe, etc., que plus aucun répertoire ne contient aujourd'hui. Inversement, certains prénoms, comme Hubert et Norbert, n'ont jamais cessé d'être employés depuis l'époque médiévale, mais l'ont été et le demeurent dans des groupes sociaux bien définis. Enfin, le souci d'originalité se manifeste aussi tout simplement dans la manière d'écrire un prénom. Jusqu'aux années 1970, on relevait quelques variantes anciennes : Henry et Henri, Mariane et Marianne, Gaspard et Gaspar ; à la fin du xxe s., la liberté introduite par le législateur a conduit à la multiplication des formes pour un même prénom (ainsi pour Christelle : Cristelle, Kristelle, Christel, Cristel, Kristel, Krystel, Christèle, Cristèle, Kristèle, Chrystelle, Krystelle).
Cependant, il faut dire nettement que la variété des graphies n'est pas un phénomène nouveau ; à cet égard, le xxe s. n'a pas retrouvé la profusion des formes qui prévalait jusqu'à la Renaissance. Quant au souci de se distinguer par le prénom, il est aussi fort ancien dans certaines classes sociales, ce qu'analysait avec acuité La Bruyère à la fin du xviie s. : « C'est déjà trop d'avoir avec le peuple une même religion et un même Dieu ; quel moyen encore de s'appeler Pierre, Jean, Jacques, comme le marchand ou le laboureur ? Évitons d'avoir rien de commun avec la multitude ; affectons au contraire toutes les distinctions qui nous en séparent. Qu'elle s'approprie les douze apôtres, leurs disciples, les premiers martyrs […], qu'elle voie avec plaisir revenir, toutes les années, ce jour particulier que chacun célèbre comme sa fête. Pour nous autres grands, ayons recours aux noms profanes ; faisons-nous baptiser sous ceux d'Annibal, de César et de Pompée : c'étaient de grands hommes ; […] sous ceux de Renaud, de Roger, d'Olivier et de Tancrède : c'étaient des paladins, et le roman n'a pas de héros plus merveilleux ; sous ceux d'Hector, d'Achilles, d'Hercules, tous demi-dieux ; […] et qui nous empêchera de nous faire nommer Jupiter ou Mercure, Vénus ou Adonis ? » (La Bruyère, les Caractères, « Des grands »).
L'éclatement des modèles
On peut dire qu'un prénom n'est original, propre à correspondre dans l'imaginaire à la singularité de l'individu, que si le groupe le reconnaît comme tel, par rapport à des habitudes sociales mal définies – et peu étudiées jusqu'à nos jours. Les moyens pour se distinguer à l'intérieur du groupe ont passé par le prénom composé – Jean-Pierre, et non Jean ou Pierre – qui offre un nombre considérable de combinaisons, même si peu d'entre elles sont exploitées : on opposera Jean-Pierre, Jean-Claude ou Jean-Louis à Jean-Guy, Jean-René et Jean-Hugues. La pratique des prénoms multiples, qui avait l'avantage de pouvoir transmettre les prénoms des ancêtres et d'en introduire d'autres, s'est ensuite installée, d'abord dans les milieux les plus favorisés. La rupture d'avec le commun s'est aussi opérée avec le recours à des prénoms extérieurs au martyrologe. Ce moyen est ancien (on l'a vu avec le texte de La Bruyère), mais les dispositions prises pendant la Révolution française ont facilité son usage. L'état civil fut laïcisé en 1792, ce qui freina le contrôle des autorités religieuses sur le choix des prénoms ; un an plus tard, un décret libéra de l'obligation de choisir un prénom dans le calendrier liturgique. Ensuite, le calendrier républicain (octobre 1793) substitua pour chaque jour de l'année le nom d'une production agricole au nom d'un saint. Le changement n'entraînait pas l'emploi de navet ou avoine pour prénommer un enfant, aucune disposition n'allant dans ce sens, mais certains noms de plantes et de fleurs ont été cependant employés : on relève des Romarin et Romarine, des Jasmin et Jasmine, et quelques Salsifis. On retenait plus souvent le nom de contemporains exemplaires : Danton, Robespierre ou Saint-Just ; celui de Marat, martyr de la Révolution, fut adopté comme prénom masculin et féminisé en Maratine et Maratrice. On prit également pour modèles, comme les grands de La Bruyère un siècle plus tôt, des personnages de l'Antiquité (Brutus, Horace, etc.) et des divinités de la mythologie (Jupiter, Vénus, etc.). On n'hésita pas non plus à retenir des mots qui avaient changé le cours des choses après 1789 : l'épouse de l'écrivain Charles Nodier se prénommait Liberté Constitution Désirée. Les dispositions de 1803 grignotèrent cette liberté des individus, le législateur n'accordant cette fois qu'un écart par rapport au traditionnel calendrier liturgique : étaient acceptés les prénoms pris à l'histoire ancienne. La consultation des répertoires du xixe s. et le dépouillement des registres de l'état civil prouvent que, dans bien des cas, l'administration enregistrait les prénoms qui lui étaient proposés. Cependant, le choix demeurait sous surveillance, et les prénoms propres à une région ou empruntés à une langue étrangère étaient en principe écartés. Ce régime fut partiellement révisé en 1966. Cette fois le législateur admit qu'il fallait « apporter à l'application de la loi un certain réalisme et un certain libéralisme, autrement dit de façon, d'une part, à ne pas méconnaître l'évolution des mœurs lorsque celle-ci a notoirement consacré certains usages, d'autre part, à respecter les particularismes locaux vivaces et même les traditions familiales dont il peut être justifié ». Devenaient alors possibles les prénoms étrangers, ceux venus d'une langue minoritaire (breton ou basque, par exemple) ou empruntés à la mythologie ; étaient aussi acceptées toutes les variantes graphiques.
La loi ne faisait qu'inscrire dans les textes ce qui était devenu la pratique, même si des parents rencontraient des refus de la part d'officiers de l'état civil et devaient faire confirmer leur choix par le tribunal de grande instance. Enfin, une dernière loi, en janvier 1993, a autorisé le libre choix du prénom, en ne laissant plus à l'état civil que la faculté d'apprécier ce qui est ou non contraire à l'intérêt de l'enfant.