médiologie
Courant de pensée qui étudie le conditionnement technique des formes symboliques, qu’il s’agisse des formes de croyance, des visions du monde ou des modes d’organisation politiques.
Un courant de pensée transversal
Une approche transdisciplinaire
La médiologie est un courant de pensée initié par Régis Debray dans les années 1990. Le mot apparaît dans sa Critique de la raison politique, ou l’inconscient religieux (1981), mais c’est à partir de son Cours de médiologie générale, paru en 1991, que la médiologie prend la forme d’un projet autour duquel vont se regrouper des chercheurs d’horizons variés – dont les travaux seront notamment publiés dans les Cahiers de médiologie (1996-2004) puis dans la revue Médium (depuis 2004). Philosophie (François Dagognet, Françoise Gaillard, Robert Damien), sciences de l’information et de la communication (Daniel Bougnoux, Louise Merzeau, Jacques Perriault), sociologie (François-Bernard Huyghe), histoire (Catherine Bertho Lavenir), histoire des sciences (Monique Sicard), histoire des religions (Odon Vallet, Maurice Sachot), économie (Marc Guillaume, Paul Soriano), bibliothéconomie (Michel Melot), psychanalyse (Serge Tisseron), génétique des textes (Pierre-Marc De Biasi), cinéma (Karine Douplitzky)… À cheval sur plusieurs champs, la médiologie cherche à faire dialoguer des savoirs traditionnellement séparés, plutôt qu’à constituer elle-même une nouvelle discipline. Elle ne désigne pas un corps de doctrines, mais plutôt une démarche et un point de vue.
Interroger l’extériorité de la raison
D’ambition modeste, la médiologie n’en revendique pas moins des adversaires et des précurseurs. Au premier rang des théories dont elle prend le contre-pied, figurent les idéalismes, qui méprisent les conditions matérielles de la pensée. Contre le postulat qui voudrait qu’une idée naisse et se propage indépendamment de toute contrainte extérieure, la médiologie récuse la coupure entre matière et esprit, et insiste sur l’irréductibilité des milieux conducteurs. Religion, art, politique ou savoir : pour le médiologue, il n’est pas de système conceptuel qui puisse exister hors d’un système de médiation. Le projet médiologique interroge en ce sens l’extériorité de la raison. Longtemps considérée comme une faculté innée à l'intérieur de chaque conscience, celle-ci est désormais décrite comme un partage d’attributs avec des outils, des programmes et des institutions, c’est-à-dire des réseaux indissociablement techniques et sociaux.
Aux philosophies du langage ou de la conscience, la médiologie choisit donc d’opposer une pensée du support et du corps. Parmi les auteurs dont elle se sent redevable, on trouve ainsi Victor Hugo, Walter Benjamin, Paul Valéry, André Leroi-Gourhan, Gilbert Simondon, Marshall McLuhan, Jack Goody, Roger Chartier… et tous ceux qui ont montré que les outils ont une efficacité non seulement technique, mais aussi symbolique.
L’objet de la médiologie n’est pas un objet, mais un rapport
Étude des médiations, non des médias
Contrairement à ce que peut laisser croire l’étymologie, la médiologie n’a pas pour objet l’étude des médias, au sens où on l’entend généralement, mais celle des médiations. La nuance est importante car le projet médiologique vise précisément à montrer que la médiation n’est pas réductible à de la diffusion. Au-delà du principe de publicité, elle cherche à éclairer des mécanismes plus méconnus d’organisation sur le temps long. Loin de se limiter aux organes de communication (presse, radio, TV…), elle s’intéresse donc aux instruments de mesure de l’espace et du temps (moyens de transport, moyens d’éclairage…) et aux appareils de transmission (bibliothèques, archives, monuments, Église, École…).
Deux postulats sous-tendent cet élargissement du champ d’investigation :
– Le principe d’incomplétude :
La médiologie part de l’hypothèse que les échanges « horizontaux » entre les membres d’une communauté ne suffisent pas à en assurer la cohésion et la pérennité. Pour durer, un collectif a besoin de se référer à un point d’incomplétude, situé « au-delà » : dans un passé mythique, une transcendance, une utopie… Le médium ne fait pas seulement circuler des messages : il légitime, intercède et transforme. La médiologie propose donc d’interroger la médiation à partir du modèle politique ou religieux plutôt qu’à partir du modèle communicationnel.
– Le principe de causalité circulaire :
La médiologie cherche à dénoncer l'illusion qui consiste à attribuer à une origine (Jésus, Marx, Freud, etc.) les formes ultérieures de la croyance. Pour elle, l'origine est ce qui se pose à la fin. C’est la propagation qui construit, valorise et pérennise le message, et non l’inverse. Les « grandes idées » n’ont force de loi que parce que des vecteurs leur ont donné un corps et une histoire. Ainsi, l’enseignement du Christ ne préexiste pas à sa transmission : il est le produit d’une succession de matrices culturelles (Maurice Sachot, l’Invention du Christ. Genèse d’une religion, 1997). La médiation est bien plus qu’une translation : c’est une fabrique.
Croiser croyance et technique
Quelle efficacité technique ?
Pour examiner ces hypothèses, la réflexion médiologique utilise plusieurs focales. Tout d’abord, elle tente d’expliciter les effets symboliques des innovations techniques. Comment les dispositifs affectent-ils nos dispositions ? Que modifie l’apparition du papier, de la photographie ou de la bicyclette ? Comment une technologie se greffe-t-elle sur des usages anciens ? Quelles résistances ou détournements suscite-t-elle ? Comment redistribue-t-elle les critères du pensable, du mémorable, du calculable ? Quelle vision du monde disqualifie-t-elle ou rend-elle possible ?
L’analyse peut porter sur plusieurs niveaux d’interaction :
– à l’intérieur d’un même système (imprimerie et organisation des textes, caméra numérique et cinéma…) ;
– entre des systèmes parallèles (électricité et architecture, retransmission en direct et sport…) ;
– entre des systèmes emboîtés (écriture et raison graphique, typographie et socialisme, réseaux et nation…).
La démarche peut aussi procéder en sens inverse : partir d’un fait socioculturel (croyance, idéologie, mouvement artistique) et mettre en lumière ses soubassements techniques. L’émergence des monothéismes sera par exemple examinée dans ses rapports au nomadisme, à l’alphabet et au codex (Régis Debray, Dieu, un itinéraire, 2001).
Les conditions du faire-croire
Si elle est une pensée de la technique, la médiologie est donc aussi une réflexion sur la croyance. Les technologies l’intéressent comme conditions du faire-croire. Qu’est-ce qui fait qu’un message devient une force, capable de déplacer des hommes, des biens et des cultures ? La puissance des arguments ne suffit pas : il faut des porte-voix, des routes, des archives et des corps constitués. La question médiologique est politique, autant que logistique : il s’agit de comprendre comment se façonnent les collectifs.
La technique n’est donc jamais envisagée comme ce qui s’opposerait à la part humaine de l’existence. Elle est au contraire considérée comme la condition même de toute culture. En ce sens, comme l’illustrent les travaux de Bernard Stiegler (se référant eux-mêmes à ceux d’A. Leroi-Gourhan), la médiologie se réclame explicitement d’une anthropologie qui voit dans les prothèses le prolongement de la vie par des moyens artificiels. Vecteur de croyance, la technique est aussi une mémoire, que l’homo sapiens ajoute à son programme génétique et qui lui survit. L’outil ne décuple pas seulement les facultés d’un individu : il rend possible le partage et la transformation de ces facultés sur plusieurs générations.
Le double corps du médium
Outils et organes
Parce qu’elle s’intéresse aux logiques de transmission plus que de communication, la médiologie ne dissocie jamais les outils des organes. Là où l’histoire des techniques et la sociologie séparent le matériel et le social, elle entend au contraire montrer la double nature du médium. Pour qu’une idée puisse nouer un collectif, il lui faut à la fois de la matière organisée (MO) et de l’organisation matérialisée (OM). Soit des bibles + des missionnaires, des cahiers + un corps enseignant, des routes + une administration, etc. Les dispositifs techniques – supports, codes et systèmes de diffusion – n’ont d’efficacité que parce qu’ils s’adossent à des dispositifs organiques – institutions, communautés et lieux de production. Pour transmettre, l’incarnation doit aller de pair avec une incorporation. Dans ses enquêtes, la médiologie donnera donc tout autant la parole à des hommes politiques ou des religieux qu’à des ingénieurs – reconnaissant ici et là des champs de compétence habituellement dénigrés par les humanités.
Médiasphères : le médium comme milieu
Incluant médias, techniques et organes, la catégorie de médium n'est pas immédiatement visible. Elle doit être construite par un travail de synthèse. Plus qu’un objet, le médium est un milieu, et son analyse appelle une écologie de la culture. Dans cette perspective, Régis Debray a élaboré la notion de médiasphère, destinée à faciliter la saisie des logiques transversales sur le long terme, tout en permettant une périodisation. Désignant le système de médiations prévalant à un moment donné, chaque médiasphère marque une stabilisation autour d’une armature technique et symbolique. On distingue la logosphère, centrée sur la transmission orale, la graphosphère, centrée sur l’imprimé et la vidéosphère, centrée sur les traces analogiques (photo, vidéo) et l’hypersphère (que Louise Merzeau a proposé d’ajouter aux 3 périodes décrites par R. Debray), centrée sur le numérique. Le tableau des médiasphères permet de distribuer, pour chaque période, les valeurs prises par une série de variables logistiques, politiques et symboliques : figure du temps, moyen d’emprise, contrôle des flux, argument d’autorité, rituel de présentation, mnémotechnique, etc. On voit ainsi comment le médium dominant conditionne une vision du monde et un environnement technique, et comment ils sont solidaires l’un de l’autre.
Ni mécanique, ni immédiat
Le progrès rétrograde
En raison de la place qu’elle assigne aux outils, la médiologie s’est souvent vue accusée de déterminisme. Pourtant, elle ne prétend pas qu’une technologie puisse engendrer mécaniquement une culture. Elle insiste au contraire sur la complexité des relais qui sont nécessaires pour qu’une innovation pénètre le social. Contre toute illusion progressiste, elle met en avant la dimension souvent contradictoire des évolutions. À une avancée technologique, la société répond en effet généralement par la réhabilitation d’un archaïsme. Face aux tendances de la technique (standardisation, accélération, rationalisation), les cultures radicalisent leurs différences, séculaires et irrationnelles. Contre toute attente, la communication à distance densifie les déplacements physiques ou la suppression des frontières virtuelles ravive les guerres de religion. C’est ce que les médiologues appellent le progrès rétrograde ou l’effet-jogging (par allusion au fait que l’automobile a poussé les citadins à faire de la course un loisir).
Contre l’immédiation
En mettant en avant l’irréductibilité des intermédiaires, la médiologie va à l’encontre d’une idéologie de l’immédiat qui prône l’accès direct à toute chose. Dans la promesse d’une communication sans résistance, sans protocole et sans mémoire, elle dénonce une imposture des industries de la culture, qui gomment l’importance des choix techniques et structurels pour mieux en garder le contrôle. À l’opposé des discours qui disqualifient les médiations (au nom d’un « faites tout vous-même »), la médiologie rappelle la nécessité du détour technique et politique. Pour les médiologues, l’interaction n’est possible que parce qu’il y a de l’entre-deux : c’est dans le détour par le médium que l’être-ensemble se constitue.