informatique quantique
Système informatique théorique utilisant les propriétés du monde quantique offrant une puissance de calcul considérable.
La puissance de calcul des ordinateurs n'a cessé de croître, doublant régulièrement tous les deux ans. Il existe cependant des problèmes dont la solution est trop complexe pour qu'un ordinateur classique les traite efficacement. Des ordinateurs utilisant les propriétés étranges du monde quantique pourraient s'y attaquer en offrant une puissance de calcul inimaginable.
Les ordinateurs classiques traitent de façon efficace certains problèmes. La multiplication de deux nombres se calcule en un temps qui ne croît, dans le pire des cas, que comme le carré du nombre de chiffres impliqués. Un algorithme, un programme dont le temps d'exécution croît comme une puissance de la taille des données est considéré comme efficace, le problème qu'il résout comme facile. En revanche, la solution d'un problème difficile requiert un temps qui croît exponentiellement avec la taille des données (comme la valeur du nombre, non comme le nombre de chiffres ou de bits). La décomposition d'un nombre entier en facteurs premiers (la factorisation) est sans doute un problème difficile.
L'algorithme naïf consiste à essayer systématiquement tous les diviseurs. Le temps de calcul croît comme la racine carrée du nombre considéré. Pour l'instant, on ne connaît pas d'algorithme qualitativement beaucoup plus rapide. À titre d'exemple, calculer le produit de deux nombres premiers de 64 et 65 chiffres ne prend que quelques microsecondes. À partir du nombre de 129 chiffres obtenu (environ 400 bits), retrouver les facteurs a pris des mois avec un réseau de gros ordinateurs. Même si la puissance de calcul a doublé depuis, la factorisation d'un nombre de 150 chiffres prendrait encore des mois. La solution d'un problème d'échecs, la recherche d'un élément dans une liste non triée sont aussi des problèmes complexes.
En raison de sa difficulté et de la simplicité du problème inverse, la factorisation est utilisée dans les systèmes cryptographiques. La multiplication du message, codé comme un nombre, par une clé secrète suffit à le rendre inaccessible. Le destinataire peut en prendre connaissance par une simple division. La plupart des systèmes cryptographiques modernes reposent sur ce principe. Un algorithme de factorisation efficace aurait des conséquences économiques incalculables.
La logique quantique
Si les ordinateurs traditionnels sont peu efficaces pour factoriser, c'est parce qu'ils ne traitent qu'une information à la fois. On peut faire fonctionner en parallèle plusieurs processeurs, mais la méthode est limitée : pour rendre « facile » la factorisation, il faudrait autant de calculateurs que de diviseurs à essayer! On remplace un temps de calcul exponentiel par un coût exponentiel, tout aussi insupportable. Exploiter, dans un ordinateur, les propriétés de la mécanique quantique permettrait peut-être de contourner cette difficulté.
Parfaitement admise et vérifiée, la mécanique quantique décrit un monde microscopique étrange. L'aspect le plus intriguant est l'existence de superpositions d'états. À l'instar de l'électromagnétisme classique, la mécanique quantique est linéaire : toute somme d'états est un état possible. Une particule quantique peut être située à la fois à un endroit et à un autre, elle peut être à la fois dans un état et dans un autre. Elle peut suivre à la fois deux chemins différents dans un appareil, conduisant à l'observation d'interférences comme en optique. Les électrons, les atomes même peuvent interférer comme des ondes optiques ou acoustiques!
Les ordinateurs classiques manipulent des bits, qui valent 0 ou 1, « vrai » ou « faux ». Ils sont représentés physiquement par un courant qui passe ou non, une tension haute ou basse. Un « registre », une mémoire, de n bits peut contenir les 2n nombres de 0 à 2n - 1, mais ne contient, à un instant, que l'un d'eux. L'analogue quantique d'un bit, un « qubit » (ou q-bit), a deux états possibles, notés |0> et |1> (les notations « ket » de Paul Dirac représentent l'état d'un système quantique). Comme un bit classique, un qubit peut être dans un état ou dans l'autre, mais, comme un système quantique, il peut aussi être dans une superposition de ces deux états, à la fois dans un état et dans un autre. Un registre quantique de n qubits pourra donc, comme un registre classique, contenir 2n valeurs. Il pourra aussi contenir à la fois toutes ces valeurs, sous la forme d'une superposition quantique des 2n états. Un ordinateur qui traiterait cette information sans perdre la superposition quantique serait capable de calculer à la fois les 2n résultats correspondant à toutes les valeurs d'entrée. Ce « parallélisme quantique massif » le rendrait infiniment plus efficace qu'un ordinateur classique.
Des algorithmes utiles
La puissance potentielle d'un ordinateur quantique a été reconnue par Richard Feynman. David Deutsch a montré ensuite que les mêmes problèmes seraient faciles pour tous les ordinateurs quantiques, de même qu'un problème facile pour un ordinateur classique donné est facile pour tous les ordinateurs classiques (il s'agit ici seulement du temps de calcul en fonction de la taille des données). On peut parler d'algorithmes, de programmes, pour ordinateurs quantiques indépendamment de leur réalisation. La conception de ces algorithmes est difficile. Il ne faut pas perdre les superpositions quantiques qui sont responsables de leur efficacité. On doit utiliser la « lecture », la « mesure », d'un registre avec parcimonie. Quand on « lit » un registre quantique, on obtient un seul des nombres possibles. La superposition quantique est détruite, une conséquence du « postulat de réduction du paquet d'ondes ». Les algorithmes ont donc longtemps concerné des problèmes sans intérêt pratique.
L'invention, en 1994, d'un algorithme efficace de factorisation par Peter W. Shor a donné au sujet un souffle nouveau et un impact médiatique certain. Cet algorithme complexe utilise le parallélisme quantique pour essayer simultanément tous les diviseurs. Une série de transformations des « registres » amène l'un d'eux à contenir un seul nombre donnant, avec une grande probabilité, le résultat. La durée de la factorisation est de l'ordre de celle du problème inverse, une simple multiplication. Un ordinateur quantique pourrait briser tous les codes secrets en quelques secondes ! Ce résultat a suscité un grand enthousiasme dans la communauté des mathématiciens et des physiciens. Depuis le travail de Shor, une intense activité théorique a été consacrée à la recherche d'algorithmes « utiles ». Force est de constater que le problème est difficile. Aucun autre algorithme, à ce jour, ne permet une telle accélération exponentielle.
Si l'ordinateur quantique est si efficace, pourquoi ne pas tenter d'en construire un ? On imagine assez bien son architecture. Comme un ordinateur classique, il serait composé de nombreux petits sous-ensembles identiques réalisant des étapes très élémentaires du traitement, les « portes quantiques ». Dans les microprocesseurs, les fonctions évoluées sont réalisées à partir de portes logiques, effectuant sur un ou deux bits les fonctions élémentaires de la logique binaire : ET, OU, NON. On utilise souvent une seule porte, dite universelle, réalisée de la façon la plus compacte possible (un seul transistor au mieux), dont les combinaisons permettent d'effectuer toutes les fonctions. Les algorithmes quantiques peuvent aussi être réalisés par arrangement de « portes quantiques universelles », toutes identiques.
Les portes quantiques
Les portes quantiques les plus simples agissent sur deux qubits. En général, elles réalisent une « dynamique conditionnelle ». L'état de l'un des qubits détermine l'évolution de l'autre. Par exemple, l'état du qubit « contrôlé » bascule si l'état du qubit de contrôle est |1>, ne change pas s'il est |0> (porte dite « NON contrôlé »). Bien sûr, la porte quantique respecte les superpositions d'états. Si le qubit de contrôle est dans une superposition d'états, la porte à la fois change et laisse invariant l'état du qubit contrôlé. En ajoutant à ces portes quantiques des « fils » transportant les qubits d'une porte à l'autre et une unité de synchronisation classique, on pourrait construire un ordinateur quantique. On a ainsi imaginé l'assemblage de portes qui réaliserait l'algorithme de Shor.
Pour réaliser une porte, il faut disposer de deux systèmes quantiques, de deux qubits, très bien isolés, très bien contrôlés. Ils doivent être suffisamment simples pour représenter fidèlement un « système à deux niveaux », suffisamment couplés pour que la dynamique conditionnelle qu'exige le fonctionnement de la porte ait lieu. Des techniques expérimentales développées dans les dernières années permettent effectivement de manipuler des systèmes quantiques uniques dans des conditions bien contrôlées. Elles appartiennent, pour la plupart, au domaine de l'optique quantique, de l'optique au niveau du photon et de l'atome uniques. On peut ainsi piéger un ion dans une configuration de champs électriques et magnétiques et manipuler de manière fine son état quantique au moyen de lasers. On sait aussi faire interagir un seul atome et un seul photon dans une cavité résonante de haute qualité. Les conditions pour la réalisation d'une porte quantique sont ainsi réunies.
L'utilisation d'un ion piégé, en particulier, a permis à David Wineland et à ses collaborateurs du National Institute of Standards and Technology (Boulder, Colorado) de réaliser la porte « NON contrôlé » décrite plus haut. Il s'agit d'une expérience complexe, nécessitant des dizaines d'impulsions laser parfaitement contrôlées et constituant l'aboutissement d'années de développements technologiques. D'autres modèles de portes quantiques ont été réalisés ou sont en cours d'étude. Certains n'appartiennent pas au domaine de l'optique quantique. La résonance magnétique nucléaire est très prometteuse. En appliquant à une molécule complexe, placée dans un champ magnétique, des séquences contrôlées de champs radiofréquences, on manipule l'état quantique de l'orientation des noyaux. C'est ce genre de manipulation que l'on utilise pour l'imagerie par résonance magnétique (IRM). Une version plus sophistiquée permet de réaliser une porte quantique.
Si une porte a été réalisée, si un circuit de quelques portes est possible au prix de nouveaux développements, est-ce à dire que l'ordinateur quantique est au bout du chemin ? Pour qu'il ait un intérêt, il devrait être capable d'effectuer des calculs inaccessibles aux ordinateurs classiques. Pour l'algorithme de Shor, la frontière pour les ordinateurs classiques se situe aux environs de 400 bits (130 chiffres décimaux). L'ordinateur quantique devrait manipuler des centaines de qubits, des milliers de portes et réaliser des centaines de milliers d'opérations sans perdre la superposition quantique! En un mot, il s'agit – rien de moins – de constituer un système quantique macroscopique parfaitement contrôlé.
Du chat et de l'atome
Et c'est là où le bât blesse. Si les superpositions d'états de la mécanique quantique nous paraissent aussi étranges, aussi contraires à l'intuition, c'est qu'elles n'existent pas à notre échelle. Pour montrer à quel point ces superpositions macroscopiques sont absurdes, Schrödinger imagina de contrôler le destin d'un chat avec un atome radioactif. En appliquant sans précautions la mécanique quantique, on obtient un chat dans une superposition des états « mort » et « vivant ». Théoriquement depuis quelques années, expérimentalement depuis peu, nous commençons à comprendre ce qui empêche ces monstrueuses superpositions quantiques d'envahir le monde classique. Un système physique n'est jamais parfaitement isolé de son environnement. Ce couplage au monde introduit un « bruit » dans le système quantique qui fait rapidement disparaître les superpositions d'états. Ce brouillage, appelé « décohérence », est d'autant plus rapide que la taille du système est grande. Un atome peut rester dans une superposition d'états pendant un temps appréciable, mais un chat ne pourrait rester dans les « limbes quantiques » entre vie et mort que pendant un temps ridiculement court. Ce n'est qu'au prix de terribles difficultés expérimentales qu'on peut observer des superpositions quantiques mettant en jeu quelques particules.
La décohérence est un ennemi mortel pour l'ordinateur quantique. En fait, l'environnement réalise à notre insu une « lecture » permanente des contenus des registres quantiques : ce que l'algorithme cherche à éviter est une conséquence inévitable de l'interaction avec l'extérieur. Il est vital de réduire autant que possible le couplage des qubits avec l'environnement. Mais le degré d'isolement a des limites, elles aussi d'origine quantique. L'unité de contrôle de l'ordinateur doit pouvoir agir sur les qubits. À ce couplage est associé un bruit quantique qui ne peut descendre au-dessous d'une certaine limite. Pour un réseau de portes quantiques à ion piégé, en supposant que tous les bruits d'origine technique aient été éliminés, les limites quantiques ne nous permettraient pas de réaliser un ordinateur quantique capable de factoriser un nombre beaucoup plus grand que 15 (5 x 3). Cette machine présenterait un piètre intérêt. La limite due à la décohérence dépend du système physique, mais aucune des technologies dont le principe est connu actuellement ne semble permettre de réaliser une machine utile.
La décohérence a-t-elle tué l'informatique quantique dans l'œuf ? Certains le pensent. D'autres fondent de grands espoirs sur les codes correcteurs d'erreur. Ils sont largement utilisés dans le domaine de l'informatique classique. Une grande variété de codes a été développée, du contrôle de parité qui se contente de détecter les erreurs aux codes sophistiqués utilisés pour les CD-Rom qui corrigent les rafales d'erreurs dues à une rayure. L'analogue quantique de ces codes existe depuis peu. En codant l'information quantique sur un ensemble de systèmes corrélés, intriqués, on peut, dans une certaine mesure, réduire l'influence de la décohérence. Si le principe de ces codes est bien établi, leur réalisation expérimentale est difficile. Il s'agit de corréler les états quantiques de nombreuses particules (des centaines pour les codes les plus fiables) pour représenter l'état d'un seul qubit. Les expérimentateurs en sont juste à envisager l'intrication de trois particules…
Verra-t-on un jour un ordinateur quantique ? À moins d'une complète révolution technologique, il est assez peu vraisemblable que les résultats attendus justifient l'énorme investissement technologique et financier nécessaire, si tant est que cela soit possible. En revanche, en manipulant des petits ensembles de quelques portes, nous pourrons sans doute améliorer considérablement notre compréhension de la mécanique quantique, la théorie physique la plus étrange et la moins intuitive qui ait jamais été conçue.