allégorie
(latin allegoria, du grec allêgorein, parler par images)
Expression d'une idée par une métaphore (image, tableau, etc.) animée et continuée par un développement.
RHÉTORIQUE
Figure majeure de la rhétorique, l'allégorie se présente à la fois comme une condensation et une explicitation : on personnifie – on résume – une abstraction, une donnée intellectuelle complexe et on l'anime (la Renommée dans l'Énéide, la Mollesse dans le Lutrin de Boileau) ou, par le développement rigoureux d'un système de métaphores (Quintilien, Institution oratoire, 8, 6, 44), on aboutit à un effet de réalité (la « carte du Tendre » dans la Clélie de Mlle de Scudéry – dont la disposition traduit d'ailleurs non seulement un itinéraire amoureux, mais la géométrie projective de son époque). Au fond, les deux aspects du processus n'en font qu'un : l'allégorie est assimilable à une mathématique primitive (on chiffre une réalité foisonnante pour effectuer certaines opérations), comparable au vocabulaire plastique de Cesare Ripa (Iconologie ou Explication nouvelle de plusieurs images, emblèmes et autres figures hiéroglyphiques des vertus, des arts, des sciences..., 1593), qui assimilait chaque passion à un personnage ou à un animal (bouc/luxure, paon/orgueil) et ramenait le combat des vices et des vertus aux affrontements d'un bestiaire.
Comme les philosophes antiques, notamment les Stoïciens, qui y cherchaient la raison des affabulations des légendes mythologiques, la pensée juive a usé très tôt de l'interprétation allégorique : ainsi dans la lecture du Cantique des cantiques, où les propos de l'amant et de l'amante décrivent en termes d'amour charnel l'amour spirituel qui unit Dieu à la communauté d'Israël. Dans certains cas, le sens premier des textes n'est d'ailleurs pas dissociable du sens allégorique, ainsi dans Ézéchiel (XVII), où le roi de Babylone est représenté par un aigle et la Maison de David par un cèdre. Si Philon fut le premier allégoriste systématique, la littérature rabbinique ne peut concevoir la vision divine et l'expérience mystique qu'en termes figurés. Ainsi le célèbre passage du Talmud : « quatre [rabbins] entrèrent dans le Pardès » (Hagigah, 14 b), fut interprété comme la représentation mnémotechnique des quatre sens de l'écriture : sens littéral, sens voilé, sens moral, sens secret. Dans la tradition juive, l'allégorie a notamment permis de comprendre dans un sens spirituel les passages bibliques dont l'anthropomorphisme choquait une conception incorporelle de Dieu. L'allégorie est ainsi comprise dans un sens pédagogique et permet même de découvrir, dans la parole divine, un sens psychologique, moral, voire astrologique. Cette allégorisation généralisée, qui fleurit parmi les disciples de Maïmonide, provoqua durant tout le xiiie s. une vive querelle autour des études philosophiques.
Le Moyen Âge chrétien a fait, lui aussi, de l'allégorie une virtualité de toute expression (un énoncé était réputé avoir toujours quatre sens : littéral, allégorique, tropologique, anagogique). Il le devait d'abord à la lecture (issue de la hiérarchie intellectuelle entre les croyants établie par Origène dans le Contre Celse) que l'Église faisait de la Bible : elle y voyait non seulement des allégories au sens rhétorique, images et métaphores continuées (Psaume LXXIX : la vigne ; le Cantique des cantiques), mais aussi des allégories « de fait » (un événement de l'Ancien Testament étant la préfiguration d'un événement du Nouveau). On cherchait donc derrière l'apparence des mots et des choses le sens spirituel toujours caché : c'était le rôle essentiel des paraboles du Christ qui traduisait les vérités de l'esprit en récits concrets et quotidiens. Ce sera encore la démarche du Pilgrim's Progress de Bunyan. Mais les personnages du Roman de la Rose ou des moralités médiévales ont toujours eu l'allure de marionnettes ; c'est qu'ils veulent faire vivre une vérité globale, synthétique, tout armée – en ce sens, pour reprendre la perspective arithmétique énoncée plus haut, ils fonctionnent non comme des nombres combinables, mais comme des idéogrammes : leur polysémie figée paralyse leur épanouissement psychologique et littéraire.
Pour le xviie s., l'allégorie, instrument de l'ornement du discours (l'ornatus) est l'un des moyens d'atteindre au style sublime : pour Chapelain (Préface à l'Adone, 1623), elle « fait partie de l'idée du poème ». Mais, amplification quantitative de la métaphore, l'allégorie cadre mal avec la conception de la clarté classique de l'écriture : le P. Bouhours, dans ses Entretiens d'Ariste et d'Eugène, lie le déclin du genre épique en France au déclin de la vogue de l'allégorie. Toutrefois, les figures féminines de l'histoire sainte et profane sont très souvent, dans la littérature du xviie s., des allégories dans le sens de la rhétorique de la Contre-Réforme : le P. Antonio Possevino (De cultura ingeniorum, 1593) compare l'éloquence catholique luttant contre le protestantisme à Judith décapitant Holopherne ; Luigi Carbone de Costaracio assimile l'éloquence chrétienne à Esther plaidant pour son peuple (Divinus orator, 1595). Il n'est pas inutile de tenir compte de cette perspective pour l'interprétation des personnages de Corneille et de Racine. Mais, malgré les théories qui voient dans l'allégorie un mode de pensée avant un mode d'expression (Antoine Godeau, préface à ses Poésies chrétiennes, 1654 ; P. Le Bossu, Traité du poème épique, 1675), le xviie s. classique tend à faire du procédé un jeu d'esprit qui prend toute sa valeur de sa virtuosité (Furetière, Richelet) et de sa nature d'énigme : l'ingéniosité de l'écrivain réside dans l'effet de surprise qui dévoile la solution. L'allégorie fonctionne aussi, à l'usage de l'honnête homme, comme une citation diluée, débarrassée du pédantisme littéral cher à la rhétorique parlementaire. Au fond, l'allégorie ignore que la poésie véritable voit le général dans le particulier (Goethe, Maximes et Réflexions), mais qu'elle « énonce le particulier sans penser au général, sans le viser » : ce qui place le texte littéraire du côté du symbole. Et, pour les critiques contemporains (Tynianov, Mukařovský), la caractéristique du texte littéraire n'est pas dans sa fonction de représentation, mais dans sa cohérence, son autonomie. L'allégorie n'a donc plus sa place dans une telle conception de la littérature – à moins que, avec certains courants modernes (le nouveau roman), on ne voie dans tout texte que l'allégorie de la littérature.
→ rhétorique, figure