Tsiganes ou Tziganes
Ensemble de peuples présents dans le monde entier, particulièrement en Europe (où ils sont environ 8 millions, dont environ 2 millions dans l'Union européenne).
Ayant su, au fil des siècles, résister aux diverses politiques de négation développées à leur égard, les Tsiganes présentent plusieurs particularités. Immigrés séculaires, ils sont devenus émigrés de nulle part. Le « retour au pays » n'a aucun sens pour les Tsiganes. Différents des communautés dites « territoriales », inscrites par définition sur un sol de référence, les Tsiganes, souvent nomades ou susceptibles de l'être, n'ont guère d'attaches de ce type : leur territoire est en eux, et les frontières en sont psychologiques et sociales. Différents des communautés dites « non territoriales », ils ne partagent jusqu'à présent ni leur inclusion sociale, économique et professionnelle dans la société environnante ni leur participation politique à des instances communes. Ils sont à côté, dérangent et restent étrangers.
Aujourd'hui, surprenant encore un entourage mieux disposé à leur reconnaître une identité, mais une identité plutôt figée dans un folklore passéiste, ils proclament et défendent leur existence et leur culture à travers des mouvements de fond, religieux (le pentecôtisme tsigane) et politiques (le développement des organisations tsiganes). Une minorité qui se faisait invisible est en train d'émerger.
De multiples dénominations
Leur arrivée en différentes vagues, leurs migrations et leurs fixations ont créé parmi les Tsiganes une grande variété de groupes différenciés les uns des autres et, dans la langue de ces groupes, il n'existe aucun terme pour se désigner dans leur ensemble. Généralement, les uns se diront Rom, d'autres se diront Manuš (Manouches), d'autres enfin se diront Kalé, mais il existe encore d'autres termes. Certains aussi se nomment Voyageurs : souvent, ce sont des groupes d'origine locale, mais leur situation – comme le fait qu'ils vivent des échanges avec des groupes d'origine indienne – a pour conséquence qu'il n'est guère possible ni pertinent d'établir de distinctions entre eux.
Les dénominations attribuées aux Tsiganes et Voyageurs peuvent dénoter une origine supposée : c'est le cas en France de Bohémiens, terme apparu quand des groupes sont arrivés, porteurs de lettres du roi de Bohême. C'est le cas aussi de tous les termes dérivés d'« Égyptiens », comme le français Gitans, l'espagnol Gitanos, l'anglais Gypsies. Quant au terme Tsiganes, il est une étiquette – désignant, en Grèce ancienne, une secte hérétique de devins et de magiciens (Atsinganos) – qui a été collée au xiie siècle sur des groupes nomades – les futurs « Tsiganes » – originaires de l'Est ; le terme Tsigane est sans doute le plus répandu dans le monde mais le moins chargé de connotations péjoratives (sauf en allemand, en raison de la stigmatisation qui, depuis la période nazie, s'attache au terme Zigeuner, ressenti comme péjoratif par les intéressés, qui lui préfèrent Sinto ou Rom). Dans la mesure où les groupes décrits n'ont pas de terme véritablement spécifique pour se désigner dans leur ensemble, on peut convenir d'utiliser celui de Tsigane.
L'histoire d'une négation
Les Tsiganes se trouvent, en tant que nomades, face à des collectivités locales enracinées sur un terroir et font irruption dans une société que l'État tente d'organiser et de contrôler. Très vite, du fait même qu'ils sont différents et méconnus, ils suscitent méfiance, peur et rejet. Le rejet, d'abord local, devient vite affaire d'État. Et l'une des attitudes les plus marquantes est l'exclusion, par le bannissement, sous peine de châtiments corporels (fouet, marquage au fer, pendaison). Les effets d'une telle politique sont terribles pour la communauté ainsi poursuivie, qui ne peut que se replier et résister. Mais les effets pour l'État ne se font guère sentir : les États voisins bannissent aussi ; les « récidives » sont de règle puisque par définition le Tsigane présent sur le territoire est coupable quoi qu'il fasse. En bannissant, l'État perd de la main-d'œuvre. Il y a alors apparition, ou intensification, de nouvelles mesures : celles de réclusion. La disparition géographique souhaitée par le bannissement devient une disparition sociale par l'enfermement et l'éclatement du groupe : envoi aux galères des hommes valides à la fin du xvie siècle, et surtout pendant les xviie et xviiie siècles ; envoi dans les colonies à peupler et dans les hôpitaux au xviiie siècle ; esclavage dans les principautés roumaines.
La négation peut prendre des formes plus subtiles : ainsi, avec le développement des contrôles, le fichage des nomades (en France, de 1912 à 1970), le port du carnet anthropométrique, qui permet un contrôle quasi quotidien des activités et des déplacements d'individus dont l'existence est perçue comme dissidence.
Enfin, la négation touche la culture du groupe. Ce sont les vêtements « tsiganes » interdits, la langue tsigane prohibée, les enfants enlevés à leur famille, comme à l'époque du despotisme éclairé au xviiie siècle et, récemment, en Suisse, de 1926 à 1973, conséquence de l'action de l'organisation philanthropique Pro Juventute. Le massacre de 300 000 Tsiganes, considérés comme asociaux et racialement impurs sous le régime nazi, a touché et mutilé la quasi-totalité des familles tsiganes d'Europe (→ camps de concentration).
Les idées empreintes d'humanisme qui se sont développées dans la seconde moitié du xxe siècle ont entraîné, du fait de leur « couplage » avec une gestion technocratique, le développement d'une politique d'inclusion. Il s'agit alors d'une politique d'assimilation du Tsigane, considéré comme un marginal posant des problèmes sociaux : il n'est plus interdit mais contrôlé ; il n'est plus enfermé mais encadré ; il n'est plus rejeté mais assimilé.
Aux problèmes culturels sont données des réponses sociales ; en ne reconnaissant pas l'existence d'une culture et de ses dynamismes, on se donne le droit et le devoir, par des projets de réadaptation et une hypertrophie de l'assistance sociale, d'intervenir à la place des intéressés.
La politique d'assimilation n'a pas obtenu les résultats escomptés. Ce fait, ajouté à d'autres raisons (pluralisme culturel dû aux migrations de la plupart des États d'Europe occidentale, accentuation des revendications régionales, interventions des institutions européennes...), a ouvert à la fin des années 80 une période d'indécision politique, période de rupture des projets politiques, d'ouverture à des questions nouvelles et à de nouvelles réponses.
Un style de vie
Chacun des groupes de la mosaïque tsigane est à certains égards (métiers, variantes dialectales) différent des autres. Il apparaît ainsi comme une pièce unique au sein de la mosaïque. Le fait d'être diversifié n'empêche pas l'ensemble d'être organisé, par les relations qu'entretiennent les groupes entre eux, essentiellement de parenté, par les échanges qui ont lieu lors des mariages, par les regroupements autour des morts, par la régulation des tensions et des conflits. Cette organisation s'adapte aux circonstances (changement de région, de nation ou de continent), aux conditions de vie qui lui sont faites (rejet, interdictions diverses, réglementations contraignantes, etc.). L'indépendance du groupe est synonyme de force et la dépendance de l'individu est aussi force.
Le voyage, dans ce contexte, est socialement et culturellement fonctionnel. Tous les Tsiganes ne sont pas nomades : dans l'ensemble des États de l'Union européenne, on peut estimer que les nomades représentent environ 25 % des Tsiganes et des Voyageurs ; les semi-nomades (qui ne se déplacent que six mois environ par an), 30 % ; les sédentarisés, 45 %. Mais le nomadisme est autant un état d'esprit qu'un état de fait. Être Voyageur est un symbole identificatoire essentiel. L'important est de se sentir Voyageur. Il y a donc un nomadisme structurel qui est dû à une certaine forme d'organisation sociale et économique et un nomadisme conjoncturel qui est dû à l'emprise des événements.
Dans le même ordre d'idées, c'est l'indépendance qui caractérise les activités professionnelles, et à la sécurité d'un emploi est préférée la souplesse de sa pratique, indépendance assortie de polyvalence. Les métiers sont très divers : peu sont médecins, avocats ou juges. Il y a des fabricants de balais, d'objets de bois ou de cuivre, des vendeurs de billets de loterie ou de journaux, des doreurs d'objets d'église. Beaucoup sont forgerons, surtout en Europe de l'Est, ou chaudronniers-étameurs. Ils sont alors très recherchés. Les Tsiganes sont souvent maquignons, vanniers, musiciens (comme Django Reinhardt).
L'émergence politique
C'est à la fin des années 1960 qu'est fondé le Comité international tsigane, qui devient le lien entre diverses associations nationales (de 22 États en 1972). Il organise à Londres en 1971 le premier Congrès mondial avec des délégués de 14 États et des observateurs d'autres pays. Les délégués rejettent les dénominations généralement employées et acceptent pour tous le terme de Rom. Dans un sentiment de forte unité, il est proclamé que « tous les Rom sont frères ». Un drapeau et un hymne sont adoptés. Un slogan résume le Congrès : « Le peuple rom a le droit de rechercher sa propre voie vers le progrès. » Puis le Comité international devient le secrétariat permanent du Congrès.
Le deuxième Congrès se tient à Genève en 1978. Le programme d'action vise à la reconnaissance pour les Rom de leur spécificité culturelle, en luttant contre les politiques de rejet et d'assimilation. L'organisation issue du Congrès, l'Union des Rom (Romani Ekhipé), obtient en 1979 un statut consultatif auprès du Conseil économique et social des Nations unies. Un troisième Congrès mondial a eu lieu en 1981 à Göttingen, en RFA.
Pour les organisations tsiganes, les années 1980 sont celles de la stabilisation. Les différents groupes qui se sentent solidaires tendent à devenir « les Tsiganes » dans un ensemble politique et ils se découvrent en se découvrant aux autres. La mosaïque de petits groupes bâtit un cadre dont l'avenir dira s'il est à sa mesure, s'il la protège efficacement ou s'il l'enferme inutilement.
L'arrivée des organisations tsiganes sur la scène politique caractérise donc la situation actuelle. S'y ajoute le développement, européen et mondial, du mouvement pentecôtiste tsigane, qui lui aussi réunit les groupes au-delà de leur diversité. Ce mouvement religieux, par le dynamisme que lui impriment les Tsiganes, est une source d'originalité. Il constitue un important moteur de transformations : désorganisation sociale et aussi revendication en train de se structurer.
La scolarisation est aussi un facteur de changement, avec des jeunes qui apporteront leur contribution à une culture générale et pourront transcender leur style de vie en philosophie de l'existence. Par ailleurs, il apparaît que les institutions de l'Union européenne et celles du Conseil de l'Europe peuvent apporter une aide importante aux communautés tsiganes ; pour preuve, la résolution historique du Conseil et des ministres de l'Éducation de l'UE, du 22 mai 1989, sur la scolarisation des enfants tsiganes et voyageurs. Cette résolution demande aux États de respecter la culture tsigane et de développer des actions spécifiques en faveur de l'éducation, de soutenir les initiatives et d'en articuler les réalisations.