Maroc : littérature

Tahar Ben Jelloun
Tahar Ben Jelloun

1. La littérature marocaine de langue arabe

1.1. Le roman marocain de langue arabe

Les premiers romanciers du Maroc moderne sont Allal al-Fasi, qui s'attaque dès 1933 aux règles du lyrisme traditionnel et qui, dans ses essais, cherche à définir un renouveau intellectuel et social du monde arabe qui ne serait pas une copie de l'Occident, et Ahmed Benani, tous deux nés au début du xxe s. Mais la naissance effective du roman marocain a lieu avec Abd al-Madjid Bin Djallun, également poète, qui commence à écrire pendant la Seconde Guerre mondiale et évalue dans son roman Dans l'enfance les chances de rencontre entre l'Occident et l'Orient musulman. De la même génération, Abd al-Karim Ghallab donne romans et nouvelles qui se déroulent avant l'indépendance du Maroc et reflètent l'idéologie nationaliste et réformiste du parti de l'Istiqlal. Les jeunes écrivains optent le plus souvent pour la poésie ou la nouvelle pour traduire les luttes pour la démocratie et la liberté, si l'on excepte Mohamed Zefzaf (1945-2001), qui, en plus de nouvelles (Chambres basses, 1977), donne des romans (Trottoirs et Murs, 1974), ou Ahmed el Madini (né en 1948), avec Un temps entre l'accouchement et le rêve (1976). Leur sujet commun est la révolution, mais Rabi Moubarak (né en 1935), romancier et nouvelliste, reste dans une perspective désengagée, témoin consciencieux du quotidien et de l'imaginaire religieux (les Bons, 1972 ; Sang et Fumée, 1977; le Vent d'hiver, 1978). Muhammad Aziz al-Lahbabi (1922-1993) cherche à fonder un nouvel humanisme musulman, alors que Muhammad al-Sabbagh (né en 1929) donne des essais poétiques et romancés (l'Arbre de feu, 1955; la Grappe de rosée, 1961). Muhammad Chukri (1935-2003) décrit la misère ordinaire à Tanger. Les pièces du dramaturge Al-Tayyib al-Siddiqi (né en 1938) prennent racine dans les traditions et le dialecte marocains ou dans le patrimoine culturel arabe ancien.

1.2. La poésie marocaine de langue arabe

La poésie reste cependant le moyen d'expression privilégié. Abd al-Malik al-Balghiei (né en 1906) représente le courant poétique oratoire de l'entre-deux-guerres, alors que Muhammad al-Suleimani (1862-1926) retrouve dans sa poésie la pure tradition andalouse, tout comme Muhammad Ben Dafaa. Après la Seconde Guerre mondiale se développe un courant romantique auquel succèdent dans les années 1950 des œuvres mobilisées politiquement pour l'indépendance et où apparaît le vers libre. C'est à partir de 1964 que la poésie moderne prend forme au Maroc, ancrée dans la réalité quotidienne du pays, utilisant un rythme neuf, dégagé du romantisme et de la nostalgie. On compte parmi ses représentants : Mohamed Seghini (né en 1930), symboliste et mystique, Ahmed Mejati (né en 1938), Allal el Hajjam (né en 1948), Mohammed al-Achaari (né en 1950). Mais demeure un courant de contestation qui s'incarne par exemple dans l'œuvre de Mustafa Maadawi (1937-1961) et dans celle de Mohammed Bennis (né en 1948).

2. La littérature marocaine de langue française

2.1. Les écrivains français du Maroc

Des voyageurs, des administrateurs, des militaires écrivant sur le Maroc l'ont souvent vu avec sympathie, mais ont aussi laissé de lui une image stéréotypée. Pierre Loti verse dans l'exotisme. A. Chevrillon voit Fès comme un Crépuscule d'Islam (1905). Cependant, les frères Tharaud tentent de caractériser Fès ou les Bourgeois de l'Islam (1930), Rabat ou les Heures marocaines (1921), Marrakech ou les Seigneurs de l'Atlas (1920). Maurice Le Glay est à l'écoute du pays berbérophone (Récits marocains de la plaine et des monts, 1921 ; les Sentiers de la guerre et de l'amour, 1930). François Bonjean surtout pénètre à l'intérieur de la vie de la famille (Confidences d'une fille de la nuit, 1941), et peut avec le recul actuel être considéré comme le plus important des écrivains français du Maroc de cette époque.

2.2. Les écrivains autochtones de langue française

Comme en Algérie, on trouve déjà au Maroc des écrivains autochtones de langue française avant la Seconde Guerre mondiale. Kaddour Ben Ghabrit écrivit ainsi des pièces de théâtre (la Ruse de l'homme, 1920 ; le Chérif ou la Polygamie sentimentale, 1936) et des contes (Abou Nouas, 1930). Mais il faut attendre les années 1950 pour voir l'émergence véritable de cette littérature. Ahmed Sefrioui l'inaugure avec des contes (le Chapelet d'ambre, 1949) et un roman (la Boîte à merveilles, 1954). Driss Chraïbi, avec le Passé simple (1954), ébranle l'image idyllique du « Maroc enchanté », en développant une critique virulente de l'hypocrisie de la société traditionnelle, mais aussi d'un humanisme français qui tolère le colonialisme, ou l'exploitation des immigrés dénoncée l'année suivante dans les Boucs. Ce drame de la double culture restera le centre, en 1962, de Succession ouverte, du même auteur, qui restera longtemps la voix majeure, mis à part le poète Mohammed Aziz Lahbabi (les Chants d'espérance, 1952). Ce ne sera pourtant que dix ans après l'accession du pays à l'indépendance (1956) qu'une génération se lèvera, décidée à refuser les conformismes et à remettre en question l'écriture d'hier. Abdellatif Laabi fonde la revue Souffles (1966-1971), ouverte aussi aux jeunes poètes algériens, qui fut le creuset de toute la création à venir, dans un contexte d'engagement à l'extrême gauche politique qui lui valut d'être interdite en 1971, et à Laabi d'être emprisonné pour plus de huit ans. En 1966 également, le premier numéro de la revue Lamalif affirmait : « Nous n'avons pas de témoins, d'auteurs qui aient su assumer et exprimer notre drame actuel. » Ces auteurs allaient se faire entendre. Ainsi Mohammed Khaïr-Eddine, publiant les poèmes de Nausée noire (1964) et de Faune détériorée (1966), montrait le chemin de la démythification et donnait dans son roman Agadir (1967) la double image d'un séisme historique et psychologique. Par sa violence formelle, son œuvre sera certainement une des plus caractéristiques de la modernité de ces années : Moi, l'aigre (1970), le Déterreur (1973), Une odeur de mantèque (1976), Légende et vie d'Agoun'chich (1984). Abdellatif Laabi, après son poème Race (1967), s'interrogeait dans l'Œil de la nuit (1969) : « Nous sommes exténués du passé... Mais qui sommes-nous ? », et encore : « Comment sortir de la caverne ? », c'est-à-dire des scléroses, des « vieilles cryptes de barbarie ». Abdelkébir Khatibi (la Mémoire tatouée, 1971) réfléchissait sur l'identité et la différence. Tahar Ben Jelloun, poète (Hommes sous linceul de silence, 1971 ; Cicatrices du soleil, 1972), montre avec ses romans (Harrouda, 1973 ; la Réclusion solitaire, 1976) que la saisie de la réalité sociale, politique ou simplement humaine peut passer par une écriture maîtrisée, voire travaillée et raffinée. Si cette génération qui conserve souvent une tonalité très engagée – ainsi avec les poètes Zaghloul Morsy (D'un soleil réticent, 1969) et Aherdan Mahjoubi (Cela reste cela, 1968) – garde toute sa fécondité, de nouvelles perspectives apparaissent avec Mohammed Loakira (Chants superposés, 1977 ; l'Œil ébréché, 1980), Mostefa Nissaboury (la Mille et Deuxième Nuit, 1975), Noureddine Bousfiha (Safari au sud d'une mémoire, 1980), Abdallah Bounfour (Atlassiques, 1980), Rachidia Madani (Femme je suis, 1981), ou encore Mohammed Alaoui Belrhiti, Kamel Zebdi, Mohammed Bouharrate, Ahmed Boulahfa. Le théâtre en français, limité à quelques pièces d'Ahmed Belhachemi ou de Khatibi (le Prophète voilé, 1979), semble moins vivant que l'essai, illustré par Abdallah Laroui, Abdeljlil Lahjomri.

Le prix Goncourt obtenu par Tahar Ben Jelloun pour la Nuit sacrée en 1987, couronnement d'une œuvre féconde dans laquelle il faut signaler particulièrement la Prière de l'absent en 1981, marque à la fois une consécration de cette littérature et la fin d'une lecture par trop idéologique qui caractérisait sa modernité dans les années 1970, et qu'Abdellatif Laabi lui-même, sorti de prison en 1980, mettait quelque peu à distance dans son roman les Rides du lion (1989) ou ses poèmes le Spleen de Casablanca (1996). Les genres et les points de vue se diversifient, et de nouveaux écrivains surgissent, comme Fouad Laroui (les Dents du topographe, 1997 ; Méfiez-vous des parachutistes, 1999 ; le Maboul, 2001), à l'humour revigorant et acéré. Tahar Ben Jelloun cependant s'essaie à de nombreux registres, dont celui du reportage (l'Ange aveugle, 1992) ou de l'essai pédagogique (le Racisme expliqué à ma fille, 1998), cependant que Driss Chraïbi produit sans aucun doute ses meilleures œuvres avec la trilogie Une enquête au pays (1981), la Mère du printemps (1982), Naissance à l'aube (1986), mais laisse aussi libre cours, dans une série parodique du roman policier, à la truculence de son Inspecteur Ali (4 volumes, de 1991 à 1997). Abdelhak Serhane développe quant à lui une description souvent très dure de l'hypocrisie sexuelle de la société traditionnelle, dans Messaouda (1983) ou le Deuil des chiens (1998), que reprendra avec une écriture beaucoup plus poétique et maîtrisée Mahi Binebine (le Sommeil de l'esclave, 1992 ; les Funérailles du lait, 1994 ; l'Ombre du poète, 1997), par ailleurs aussi peintre de talent. La rencontre des cultures enfin semble le lieu de prédilection des essais que multiplie Abdelkebir Khatibi, ou des textes plus littéraires d'Edmond-Amran El Maleh (Parcours immobile, 1980 ; Aïlen ou la nuit du récit, 1983 ; Mille Ans, un jour, 1986).