S'écartant sensiblement de cette position, un économiste comme Daniel Cohen met en doute dans les Infortunes de la prospérité (Éditions Julliard, 1994) le scénario optimiste d'une politique de retour au plein emploi : il démontre en effet que les Trente Glorieuses ont correspondu à une période hors normes, représentant ainsi l'exception historique et non pas la règle. Avec beaucoup d'autres auteurs, il souligne donc le caractère quasiment irrémédiable de la disjonction de la croissance et de l'emploi.

Avançant dans l'analyse de cette crise de l'emploi, d'autres mettent l'accent sur la crise profonde de la condition salariale, prédisant alors qu'emploi et activité seront de moins en moins synonymes d'emploi salarié. Est en cause ici le passage brutal à une société postindustrielle où les emplois de service jouent un rôle majeur (voir Robert Castel, les Métamorphoses de la question sociale, Fayard, 1995 ; Pierre Rosanvallon, la Nouvelle Question sociale, 1994 ; Bernard Perret, l'Avenir du travail, Seuil, 1995 ; Guy Aznar, Travail, emploi : la grande mutation, Hachette, coll. « Référence », à paraître).

Mais d'autres auteurs n'hésitent pas à annoncer l'entrée dans une société du non-travail, et à augurer la fin de la valeur travail. Jouant les Cassandre, prophétisant une réduction très forte du temps de travail des individus en fonction du progrès de la technique et de la robotisation, ils anticipent l'émergence d'une société qui ne sera plus organisée autour de la valeur travail et où le temps libre jouera un rôle majeur (voir Dominique Méda, Travail, une valeur en voie de disparition, Aubier, 1995 ; J. Rifkin, The End of Work, New York, Putnam, 1995). Cette attitude est à l'origine d'un réexamen de solutions utopiques comme l'allocation universelle ou le revenu de citoyenneté (voir Jean-Marie Ferry, l'Allocation universelle. Pour un revenu de citoyenneté, Cerf, 1995).

Dans ce contexte, des polémiques souvent vives éclatent entre ceux qui pensent que le travail demeure un facteur d'aliénation et considèrent que l'entrée dans une société du temps libre est un facteur de progrès et d'autonomisation des individus (Jean-Baptiste de Foucauld et Denis Piveteau, Une société en quête de sens, Éditions Odile Jacob, 1995), et ceux pour lesquels la reconnaissance sociale des individus passe inéluctablement par leur insertion professionnelle. Alors que le chômage met en avant le drame d'individus souvent condamnés à une marginalisation croissante, il est frappant de constater combien le sort à venir du travail donne lieu à des scénarios oscillant entre réalisme et utopie. Gageons que ces débats, latents depuis quelques années, en préfigurent beaucoup d'autres (sur les diverses positions évoquées ici, voir deux dossiers de la revue Esprit : l'Avenir du travail, août-septembre 1995, et Vers une société de pluriactivité, décembre 1995).

Olivier Mongin
Directeur de la revue Esprit, auteur de Vers la troisième ville, Hachette, coll. « Référence », 1995.