Tout à l'opposé, c'est un livre grave que le roman que Luc Estang a publié cette année, l'Apostat, un livre grave et un de ses meilleurs romans. On y voit dans sa vie de tous les jours et dans son travail un romancier catholique qui veut écrire un livre sur Julien l'Apostat, sans doute un peu dans le goût de l'Hadrien de Marguerite Yourcenar évoqué tout à l'heure. Et en même temps, avec surprise, avec désarroi, avec douleur, le romancier s'aperçoit que sa foi s'éteint, qu'il cesse de croire sur des points d'importance capitale. Ni roman historique ni roman d'idées, mais roman du spirituel incarné, d'une certaine difficulté de vivre la pensée chrétienne. Luc Estang y a mis toute sa probité et toute sa force, tout son respect et toute sa passion, et c'est ce qui fait de l'Apostat un livre pathétique.

Le Maître de maison, de François Nourissier, a raté de peu la récompense suprême, le prix Goncourt, et c'est regrettable parce que Nourissier est un homme et un écrivain en progrès de livre en livre. Il cherche et trouve souvent un compromis entre l'autobiographie voilée et le roman, il se met volontiers en scène lui-même avec ses côtés désagréables, et c'est sans doute un de ses côtés désagréables de se montrer sous un jour parfois peu sympathique. Il raconte la grande aventure de la résidence secondaire, du château que le narrateur achète et aménage pour lui et pour les siens. Cela donne lieu à une sorte de chronique bourgeoise contemporaine de la plus fine vérité. Mais, en même temps, il y a autre chose, il y a la difficulté d'un homme à habiter sa vie, ce qui n'est pas exactement la difficulté d'être.

Écrivain de bonne et belle langue classique, qui sait exactement dans quelle proportion il veut être sincère dans le mensonge et menteur dans la sincérité, F. Nourissier ajoute ici à nos résidences secondaires littéraires beaucoup plus qu'une fermette et à peine moins qu'un château : une maison ?

Réflexions sur le monde

Les centaines, les milliers de représentations de ses pièces avaient fait un peu oublier que Félicien Marceau est aussi un écrivain de livre. Après de justes et émouvants souvenirs d'enfance et de jeunesse, les Années courtes, il nous a donné un roman brillant et fort, Creezy. C'est l'amour d'un homme pour une belle fille dont l'image est vraiment partout, sur tous les murs, puisqu'elle pose pour des affiches publicitaires, louant sa beauté pour louer un briquet ou une croisière. Un amour fou : et je ne sais quoi fait penser que sa vie artificielle a peut-être rongé Creezy jusqu'au cœur, qu'elle est vide, belle et sans âme, alors que c'est sans doute la maladresse que sa renommée inspire ou sa propre maladresse qui empêche de la rejoindre. Roman d'amour vif et pressé, haletant et brillant, mais aussi invitation plus grave à réfléchir sur l'érosion à laquelle notre âme est soumise par notre vie sociale actuelle.

Le nouveau roman

Faisons encore une place aux Illusions de la mer, de Jean d'Ormesson, roman mondain fourmillant d'anecdotes, roman de vie parisienne comme on pourrait le dire des livres de Marceau ou de Sagan, mais où une brillante intelligence commence à refuser de se laisser griser de sa propre vitesse. Sous peine de tomber dans une énumération longue et fastidieuse, on ne peut citer tous les bons et honorables écrivains qui ont continué leur travail, ajouté un roman à leur œuvre cette année. Mentionnons, avec le regret de ne faire que les mentionner cette fois, les Michel Mohrt, les J.-M. G. Le Clézio, les Marcel Brion, les Marc Blancpain, les Barjavel (le gros succès du roman d'anticipation de l'année), les Casamayor (notre moraliste de la justice) et bien d'autres.

Il me semble qu'il y a peu à dire du nouveau roman qui n'arrive guère à se renouveler, ou du roman expérimental qui n'arrive pas à se commercialiser (au sens où l'on disait : un commerce agréable...) Le prix Médicis, qui distinguait volontiers les œuvres de cette famille, est allé cette année à un roman d'une humanité plus directe, le Mendiant de Jérusalem, d'Elie Wiesel. Et Nathalie Sarraute a donné un nouvel exemple d'une de ces subtiles tapisseries mondaines qu'elle excelle à composer avec le fil du songe de nos songes.