Molière (Jean-Baptiste Poquelin, dit) (suite)
Dom Juan et le Misanthrope, pièces limites
Conçue comme représentation naturelle, la comédie était un « poème ingénieux qui par des leçons agréables reprend les défauts des hommes » (préface du Tartuffe). Mais Dom Juan, bien loin de dévoiler l’instinct naturel, part d’une « nature brute » qui est donnée d’avance et qui a pour fonction de montrer l’impossibilité de cette sagesse harmonieuse tant recherchée dans les autres comédies. De même, dans le Misanthrope, l’impossibilité de la fidélité amoureuse ne relève pas de contraintes purement sociales, mais bien du mécanisme même de l’amour. Si le malentendu du dépit amoureux n’est jamais relevé, c’est qu’il apparaît comme l’expression comique de ces « intermittences du cœur » qui restent « tragiques » : comme le dit Eliante (IV, i), Célimène ne sait pas si elle aime ou n’aime pas. Ainsi, dans les deux pièces, la faille par où pénètre le rire s’est douloureusement amenuisée. Ce sont des pièces sans issue : point de salut possible pour ces antihéros, mécréants et asociaux ; point de soumission possible à l’ordre de la pièce. Dom Juan, qui revendique la nature, la nie ; il est une anti-nature avec toutes les séductions de la nature. Tartuffe à l’envers, Dom Juan inscrit les limites de la comédie : il ne peut y avoir d’anti-masque. De même, si, d’une certaine façon, le Misanthrope réintroduit à la comédie de mœurs, il n’en exclut pas moins ce qui la fonde, les contraintes qu’exige la vie sociale. Dès lors que disparaissent ces contraintes, l’espace comique s’en ressent vivement. Comment, en effet, dénoncer et ridiculiser les défauts des hommes si fait défaut ce « bonheur vrai » par rapport auquel seule l’entreprise était pensable ? En faisant éclater la norme, Molière a touché aux limites du vraisemblable.
De l’individu au « type » : l’Avare (1668)
Ce point de non-retour atteint, la suite du théâtre de Molière ne pouvait que s’en ressentir. Cette ambiguïté nouvelle du comique, Hegel, après Rousseau, allait la mettre au jour : « Des caractères parfaitement soutenus, comme l’Avare de Molière, par exemple, mais dont la naïveté absolument sérieuse dans sa passion bornée ne permet pas à l’âme de s’affranchir de ces limites, n’ont rien, à proprement parler, de comique » (Hegel, Leçons sur l’esthétique). Ridicule au point d’être tragique, Harpagon représente une forme de morale incapable de s’assumer autrement que par le délire, comme l’illustre la fameuse scène de la cassette. Le héros de la comédie était en butte à la société, et l’anti-héros, l’individu, à lui-même ; le « type » ne l’est pas plus à l’un qu’à l’autre : il vit dans un monde de simples choses, de purs symboles. Harpagon a une idée fixe, comme Arnolphe et Tartuffe, mais il ne varie pas et ne combat que très peu, incapable qu’il est de raisonner. Aussi n’est-il qu’une caricature et ridiculise tout ce qu’il fait. P. Bénichou remarque, à ce propos, qu’Harpagon « incarne le comportement bourgeois dans sa forme économique, presque chimiquement pure ; [qu’il] est le type de qui s’engendrent et en qui se résolvent les autres personnages de la lignée ». Cette stylisation dans la charge permet néanmoins à la comédie de refaire surface : les effets comiques se multiplient ; petits incidents, quiproquos, bouffonneries sont autant de véritables ballets derrière les mots qui sont prétextes à parfaire la description d’un personnage tout entier rempli de sa passion possessive. Et un dénouement heureux ne change absolument rien au vice d’Harpagon, comme en témoignent les deux dernières répliques de la pièce : l’intrigue ne « se tire d’affaire » qu’au prix d’une morale qui reste bancale. C’est qu’aucune intervention extérieure n’est survenue ; les autres protagonistes ont seulement mis eux-mêmes bas les masques. Ainsi Molière, en outrant au maximum le personnage central, a au moins réussi à sauver les autres personnages, réhumanisés du même coup. N’est-ce pas la marque du génie que de trouver des solutions viables à chaque obstacle nouveau ?
J. L.
➙ Ballet / Classicisme / Comédie / Théâtre.
M. Pellisson, les Comédies-Ballets de Molière (Hachette, 1914). / R. Fernandez, la Vie de Molière (Gallimard, 1930). / P. Bénichou, Morales du Grand Siècle (Gallimard, 1948 ; nouv. éd., 1967). / W. G. Moore, Molière, a New Criticism (Oxford, 1949). / J. Scherer, la Dramaturgie classique en France (Nizet, 1950). / R. Bray, Molière, homme de théâtre (Mercure de France, 1954). / L. Goldmann, le Dieu caché (Gallimard, 1956). / A. Simon, Molière par lui-même (Éd. du Seuil, coll. « Microcosme », 1957). / M. Descotes, les Grands Rôles du théâtre de Molière (P. U. F., 1960). / J. Guicharnaud, Molière, une aventure théâtrale, Tartuffe, Dom Juan, le Misanthrope (Gallimard, 1963). / G. Mongrédien, Recueil des textes et des documents du xviie siècle relatifs à Molière (C. N. R. S., 1965). / R. Jasinski, Molière (Hatier, 1970). / R. Horville, Dom Juan de Molière, une dramaturgie de rupture (Larousse, 1972). / Molière, numéro spécial de la Revue d’histoire littéraire de la France (A. Colin, 1973). / J.-P. Collinet, Lectures de Molière (A. Colin, 1974).
Une vie autour du théâtre
162215 janvier : à Paris, baptême de Jean-Baptiste Poquelin.
1632Mort de sa mère.
1633À l’Hôtel de Bourgogne, Poquelin se familiarise avec la farce italienne.
1635Externe chez les Jésuites au collège de Clermont (le futur lycée Louis-le-Grand), il fait de solides humanités, puis étudie le droit à Orléans.
1637Il s’engage sous serment à reprendre la charge de tapissier ordinaire du roi, achetée par son père en 1631.
1642Il obtient le titre d’avocat ; il rencontre Tiberio Fiorilli, dit Scaramouche, et la jeune comédienne Madeleine Béjart.
1643Il renonce à la charge paternelle, opte pour le théâtre et va s’installer près de la famille Béjart. 30 juin : Poquelin et Madeleine Béjart principaux signataires de l’acte d’association de l’Illustre-Théâtre, qui ouvre ses portes le 1er janvier 1644.
164428 juin : Poquelin, sous le nom de Molière, prend la direction de la troupe.
1645Emprisonnement au Châtelet pour dettes ; malgré une caution, c’est la fin de l’Illustre-Théâtre.
1645-1650La troupe rejoint celle de Charles Dufresne, que protège le duc d’Épernon.
1653Après le duc d’Épernon, le prince de Conti pensionne la troupe, en tournée dans le sud de la France.
1655Rencontre avec les Comédiens-Italiens à Lyon.
1658Retour à Paris sous le patronage de Monsieur, frère du roi ; première représentation à la Cour : Molière obtient une pension et le droit de jouer au Petit-Bourbon (près du Louvre), qui sera bientôt démoli.
1660-61Le roi lui donne la salle du Palais-Royal ; Molière, réconcilié avec son père, reprend sa charge.
1662Mariage avec Armande Béjart, sœur ou fille de Madeleine ; séjour à la Cour.
1663Nouvelle pension du roi ; « querelle de l’École des femmes ».
1664Naissance et mort du premier enfant de Molière ; début de la collaboration avec Lully ; début de l’« affaire du Tartuffe ».
1666Malade, Molière cesse de jouer pendant trois mois.
1668Sa maladie s’aggrave ; il se sépare d’Armande, qu’il ne voit plus qu’en scène.
1669Mort de son père.
167217 février : mort de Madeleine Béjart ; réconciliation avec Armande Béjart.
167317 février : mort de Molière, au cours de la quatrième représentation du Malade imaginaire.
168016 août : fusion de la troupe de Molière et de celle de l’Hôtel de Bourgogne sous le nom de Troupe du roi (l’actuelle Comédie-Française).