Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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Molière (Jean-Baptiste Poquelin, dit) (suite)

À la scène IV de l’acte V, Agnès avoue à Arnolphe son amour pour Horace. Arnolphe, à son tour, se pose en amoureux. Ce pourrait être le drame. Du point de vue psychologique, c’est la « scène à faire », ainsi que du point de vue de la moralité de la pièce, puisque Agnès y exprime enfin toutes ses idées sur l’éducation d’Arnolphe : la thèse pourrait tuer le comique. Mais c’est avec la plus parfaite naïveté et en toute bonne foi qu’Agnès dit à Arnolphe ses quatre vérités ; ce contraste inhabituel maintient la verve comique. Surtout, Arnolphe, sans doute frappé par tant de franchise, loin de se mettre en colère, non seulement écoute et comprend Agnès, mais encore ouvre à son tour son cœur. L’intérêt du spectateur rebondit ; Molière a « fait passer la rampe » à sa thèse : le roué se bernait lui-même ! Cependant, la jalousie pourrait exciter de nouveau le drame. Mais, de même qu’Agnès, alors même qu’elle commence à comprendre le monde et le dit, reste naïve, de même Arnolphe reste barbon en se révélant amoureux : en voulant se montrer galant, il ne réussit qu’à être grotesque et vulgaire. Le burlesque de la situation révèle la nature profonde d’Arnolphe : un bouffon égaré. Ainsi, Molière maintient la part du comique en outrant l’attitude d’Arnolphe et la part d’émotion en nuançant celle d’Agnès. Pour saisir le ressort profond de cet effet dramatique complexe, il faut se souvenir que c’est Molière qui joue Arnolphe : Molière se met à l’extérieur de lui-même, prend ses distances à l’égard de ce qui lui arrive dans la vie, prend du champ avec la réalité. C’est alors qu’il découvre la mécanique humaine, source du comique. En se détachant de ce qu’il peint, il obtient un résultat similaire sur le spectateur, qui se détache de ce qui se passe sur la scène. C’est cette vision extérieure des choses qui incline au comique, alors que la vision intérieure aboutit au tragique. Ainsi, la transposition comique de la jalousie s’opère dans la forme de l’orgueil effrayé et naïf du jaloux qui refuse d’avouer sa passion, alors que la transposition tragique, c’est l’aveu déchirant et humiliant. Pour faire naître le rire, Molière spécifie donc les procédures de l’effet dramatique sous les auspices à la fois d’une « complexification » et d’une humanisation des personnages (l’École des femmes n’est ni une farce ni seulement une satire) et d’une distance qui permet de retrouver la mécanique des passions sous le langage des sentiments.

Ces remarques n’épuisent pas l’étude de la technique employée par Molière pour faire rire, mais elles suffisent à nuancer la position initiale : si les personnages de l’École des femmes ne sont pas seulement des pantins squelettiques en qui s’incarneraient des thèses monolithiques, si le regard porté sur eux les distancie et les désarticule, comment alors parler encore de « pièce à thèse » ? Comment continuer de soutenir que Molière met son génie technique au service d’un « engagement » ? Pour indiquer la richesse et la complexité du théâtre de Molière, on conviendra alors de parler de « théâtre d’idées » et non de théâtre à thèse, soulignant par là un souci dramatique vivant et souple, que le double mouvement simultané de rapprochement et de recul que nous avons cru pouvoir mettre au jour dans le jeu des rapports auteur/créations/public suffit à attester. Ainsi, ce qui fonde le rire et la comédie, le rire propre de la comédie selon Molière, c’est donc la croyance en une norme, en un bon sens, en une référence socialement codée, par rapport à quoi le rire manifeste chez le spectateur la conscience d’un décalage. Dans l’École des femmes, un heureux et providentiel dénouement (le retour du père et le mariage) vient assurer le spectateur dans la légitimité de la possession de ce point de référence, dont la validité ainsi attestée provoque en retour ce soulagement qu’est le rire libérateur final. Mais c’est la dernière fois que Molière fait paraître sur la scène une idylle aussi parfaite : il ne faudra pas quatre ans pour qu’Armande transforme Agnès en Célimène et le « happy end » en séparation radicale.


L’éthique de Molière


La matrice : l’École des femmes et le Tartuffe

Déjà, en effet, dans le Tartuffe (1664), c’est par un véritable « coup de force » que Molière parvient à préserver son dénouement de tout malheur ; par le biais de l’exempt, c’est le prince en personne qui intervient finalement pour rétablir une situation qui semblait définitivement compromise. De même, dans l’École des femmes, l’arrivée romanesque d’Enrique au dénouement portait la marque du « deus ex machina ». Dans les deux cas, la pièce ne paraît pouvoir se maintenir au niveau de la comédie que par une intervention extérieure et providentielle. Que cette norme destinée à rétablir et à faire triompher l’ordre naturel se fasse politique dans le Tartuffe, c’est-à-dire requiert l’ordre suprême, indique assez quel danger courait la pièce : il y a nécessité d’un anti-masque, de l’anti-masque par excellence, le Roi-Soleil, pour vaincre ce masque par excellence qu’est Tartuffe, imposteur devenu son imposture. Ce déséquilibre grandissant corrigé in extremis est un trait caractéristique de la comédie selon Molière ; il correspond à l’hésitation perpétuelle des pièces entre le rire et les larmes, la comédie et la tragédie ou le drame. Deux constatations ici s’imposent. D’une part, l’intention de dévoiler à tout prix les « vraies natures », de référer l’ordre à une norme qui le justifie et permet ainsi à l’inquiétude de faire place au soulagement chez le spectateur semble constitutive du comique, du moins dans son acception classique. D’autre part, dès lors qu’il admet l’existence d’une réalité normée qui fournirait le modèle de toute comédie, l’auteur comique doit, selon l’expression de J. Guicharnaud, « dégager de la réalité le meilleur schéma possible » et, par conséquent, donner à la réalité un statut qui n’est pas forcément celui du réel. Ainsi, c’est le détour par le vraisemblable qui conduit à la position du vrai comme tel. C’est la constatation de cet écart nécessaire entre la présupposition et sa réalisation qui fait dire à J. Guicharnaud que le problème de l’« aménagement » des pièces de Molière concerne le rapport entre la « permanence des caractères » et le « possible de la pièce ». Autrement dit, ce qui détermine le dénouement et, par suite, la tonalité générale de la pièce, ce n’est pas seulement la logique du déroulement de l’intrigue et de la psychologie des personnages, c’est aussi, seule possibilité de conjurer la « montée des périls », une intervention, un « passage à la limite », qui est une « invention » de l’auteur. C’est l’empreinte de ce second caractère qui sauve la comédie, qui permet à la pièce de « se tirer d’affaire ». La mise en lumière de cette double procédure fondamentale de l’effet dramatique fait, du même coup, déboucher le comique sur l’éthique. Les deux autres pièces majeures de cette orientation nouvelle du théâtre de Molière sont Dom Juan ou le Festin de pierre (1665) et le Misanthrope (1666). On peut considérer l’École des femmes et le Tartuffe comme le noyau matriciel de cette position éthique : d’une part, le « dépassement » de la comédie par l’invention de l’auteur, loin de la faire verser vers autre chose qu’elle-même, l’assure au contraire sur ses bases et en sauvegarde la force comique ; d’autre part, les solutions envisagées pour ce dépassement nécessaire couvrent tout le champ d’amplitude possible, du « deus ex machina » purement romanesque de l’École des femmes, degré minimal, à l’intervention hyperbolique mais non exorbitante du prince dans le Tartuffe, degré maximal. Dès lors, la question se pose du devenir de cette détermination spécifique à l’occasion de Dom Juan et du Misanthrope. En effet, le Tartuffe est encore une comédie « à accidents », l’intrusion d’un faux dévot dans une honnête maison menaçant de faire basculer à son profit la hiérarchie des valeurs. Le caractère excessif de la situation impose, pour trouver son palliatif, le recours à un arbitrage lui-même excédant, celui du prince. À ce prix, tout rentre enfin dans l’ordre, mais ne reste-t-il aucune zone d’ombre ? S’il est vrai que l’on peut, dès la fin de l’acte premier, démarquer les deux clans qui s’affrontent, les dévots et les gens hostiles aux dévots, ces derniers ne sont pas pour autant limpides au point qu’ils suffisent à produire l’harmonie de la pièce. À quoi servent les beaux discours de Cléante pour le bon dénouement de l’intrigue ? et la révolte de Damis ? Celle-ci est-elle d’ailleurs jamais véritablement explorée par rapport à l’ordre ? Autant de questions qui permettent de penser que ces caractères ne peuvent se définir par leur seule fonction ; le rôle qu’ils jouent d’accusateurs de la fausse dévotion ne les exempte pas d’une épaisseur individuelle implicite dont l’intrigue ne rend que partiellement raison. C’est ce déséquilibre qui, rendant problématique la « purge », le démasquage de Tartuffe, nécessite l’intervention extraordinaire de l’exempt. La situation s’arrange, mais, comme le suggère J. Guicharnaud, « cet arrangement est produit par l’univers de la pièce, non par les caractères ». De là à penser que ces personnages hostiles aux dévots ne sont dans la pièce ni plus clairs ni plus « honnêtes » que ceux qu’ils combattent il n’y a qu’un pas, que Rousseau franchit en accusant Molière de jouer un jeu par trop dangereux en voulant « dénoncer les vices par les vices ». Bien avant cette condamnation, Molière avait eu maille à partir avec la cabale des dévots, qui anima durant presque cinq ans la fameuse querelle du Tartuffe. L’« affaire du Tartuffe » eut un tel retentissement qu’entre le Sicilien ou l’Amour peintre (1667) et Amphitryon (1668) elle occupa tout entier Molière, qui ne cessa d’implorer le roi avec trois placets et la préface qu’il rédigea avant la reprise du Tartuffe en 1669, la mort d’Anne d’Autriche en 1666 ayant affaibli le clan des dévots. À cette époque, Dom Juan et le Misanthrope avaient déjà été écrits et représentés. Mais ils sont les produits de la réflexion que la polémique avait fait naître chez Molière.